Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Au hasard Balthazar

Analyse et critique

« L’avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte : le réel est discontinu, formé d’éléments juxtaposés sans raison dont chacun est unique, d’autant plus difficiles à saisir qu’ils surgissent de façon sans cesse imprévue, hors de propos, aléatoire. » Alain Robbe-Grillet

Le scénario d’Au hasard Balthazar comporte 175 pages dactylographiées, et le descriptif de 709 plans. Pour comprendre le système de travail de Bresson, il est intéressant d’en donner quelques caractéristiques frappantes. Chaque page est divisée en deux colonnes verticales : à gauche une notation brève de ce qui est visible, à droite ce qui relève du son (bruits, voix, dialogues...). Chaque plan comporte une indication de son échelle (P.M., G.P., P.E. pour plan moyen, gros plan, plan d’ensemble...) et, quand c’est nécessaire, à l’intérieur du plan apparaissent des indications sur les déplacements de la caméra : panoramique, recul ou travelling... De plus, reviennent systématiquement des notations sur les entrées et sorties de champ, inscrites très précisément dans le corps même du texte. Les dialogues, quand leur longueur chevauche deux plans distincts, sont coupés à une place très exactement définie, de même que si un personnage parle hors-champ, il est noté off. Dans le plan lui-même les personnages sont situés : de face, de dos, en amorce... Les notations « fondu » ou « enchaîné » séparent des groupes de plan. Les descriptions du contenu des plans sont extrêmement concises, mais aussi très précises (regards, gestes...) parfois adjectivées (regard courroucé...). Quelques notations manuscrites sur le texte dactylographié indiquent des variantes ou des rajouts, pas forcément retenus d’ailleurs. L’ensemble donne un texte, si on peut dire, déjà prêt à être filmé, au sens où tout dans son écriture a été filtré et pensé en termes cinématographiques, et où chaque chose s’est vue signifier sa place. Pour le dire autrement, il a une valeur de lettre : la force littérale de ce scénario, sensible dans sa forme elle-même, c’est qu’elle est une première version du film, déjà monté, et sans doute déjà cadré. Ici, on touche simplement au statut ambigu et malheureux de n’importe quel scénario et à l’impossible équivalence du film et de son texte. C’est l’anticipation d’une vision, travaillée par les moyens de l’écriture. Quand on confronte ce scénario avec le film achevé, on s’aperçoit que les modifications qui apparaissent sont des suppressions, des compressions, des resserrements (inversion de plans, modifications de l’échelle, autre angle de la prise de vues), plus une multitude de modifications très fines qui tiennent à la place, par exemple, de qui parle (off ou in), à celle de la coupe, voir même une combinatoire de ces éléments parfois presque imperceptible à une attention trop flottante. Ces retouches subtiles attestent d’une mobilité, d’une sensibilité toujours en éveil dans le cadre initial du scénario. Elles sont la modulation et l’enregistrement d’un écart qui signe précisément la distance qu’accomplit une incarnation. Ce glissement et la batterie des variables qu’il découvre renvoient à la lettre du texte, entendu comme l’organisation des événements. Elle est intangible mais cette intangibilité ne précipite pas la lettre dans une absolutisation pétrifiée. C’est elle qui permet ces remaniements intérieurs et témoigne d’une ouverture dont le tournage est l’opportunité.

Plus concrètement, les suppressions. Le scénario s’ouvre sur trois plans, respectivement un plan général, un plan d’ensemble et un plan moyen sur la montagne où les bergers, avec leurs troupeaux et le chien, sont proches des enfants Marthe et Jacques et leur père M.C. (dit le scénario) qui s’immobilisent en voyant l’ânon. Ces trois plans, qui sont dans un ordre décroissant d’échelle - à l’intérieur du cadre, la proportion des objets ou des personnes grandit - n’existent pas dans le film. Et le plan 4 du scénario, indiqué comme un plan d’ensemble, celui de la rencontre avec l’ânon, est filmé en gros plan légèrement mobile pour accompagner l’ânon qui tête et qu’une main vient caresser. La caméra panoramique sur la gauche pour découvrir les trois personnes, et le bref dialogue des enfants. Le plan suivant montre l’homme et les enfants descendant la pente de la montagne, et emmenant l’ânon. Ici la suppression des trois premiers plans du scénario a valeur d’abolition d’une échelle purement présentative du lieu. Celui-ci revient dans le mouvement de la caméra de l’âne aux trois personnages : portion triangulaire de montagne entre le dos incliné de Marthe et l’épaule du père debout, les jambes du troupeau visibles derrière l’ânesse, les clochettes qui tintent et, le plan suivant, la déclivité, indice d’une région montagneuse. On retrouve là un problème purement scalaire, l’assignation partielle du visible ainsi qu’une nécessité plus fictionnelle : le film s’ouvre sur Balthazar, comme il se terminera sur lui ; focalisation sur la ligne intérieure du film. Mais toutes les suppressions n’ont pas la même fonction.

Certaines ont un caractère de transition, comme le plan 136 du scénario. Entre le panonceau du notaire et le plan de la première lettre du notaire, dans le scénario on voyait Balthazar, attelé à la charrette, s’arrêter devant la maison du notaire. Marie restait assise, pendant que son père entrait dans l’étude. D’autres consistent en la disparition d’une liaison ; ainsi les plans 83 à 87 ont disparu, qui indiquaient comment, après sa fuite consécutive à l’accident de charrette, Balthazar arrivait à la « Prairie », ses poursuivants l’y arrêtaient et le maître d’école achetait l’âne au forgeron. Dans l’état définitif du film, Balthazar fuit, et on ne reverra plus la troupe des poursuivants. Il est simplement revenu au lieu de son enfance, où le maître d’école le découvre (le scénario indiquait déjà une alternative entre les deux possibilités). Cette suppression indique un resserrement des enchaînements, elle abolit la sujétion du passage de Balthazar à la justification de son achat pour la déplacer à la seule attraction du lieu. On retrouve un même choix abrupt de passage dans la suppression des 182 et 183 où Balthazar était conduit par la boulangère à travers la place de la petite ville et devant la remise : on arrive directement dans la remise où la boulangère attache l’âne. Les éléments de transition s’effacent pour renforcer l’effet d’arbitraire que la circulation de Balthazar implique. Que cet arbitraire soit lui-même repris et accentué par une intrication de causes extrêmement complexe, c’est l’effet qui compte, et le léger décalage d’identification retardée qu’implique le surgissement de ces plans détachés de ceux qui, dans le scénario, en préparaient l’apparition. On retrouve encore ce trait dans la disparition du plan 147 : après la visite chez le notaire, Marie voyait la voiture de Jacques traverser la place ; maintenant, après la sortie du père de l’étude du notaire, qui dit à Marie vouloir rentrer à pied, il y a le plan d’une voiture, un coupé garé dans le parc, sans personne dedans, que suit immédiatement le dialogue de Jacques et Marie.

L’arbitraire s’accroit de l’intrusion abrupte d’un élément neuf et non désigné à l’avance, qui ne raccorde sa signification qu’avec le plan suivant où l’on peut comprendre à qui appartient cette voiture. La suppression de certains plans envisagés par le scénario correspond à l’assujettissement des plans restants à un différé, une avance du réel sur son intelligibilité. Ce procédé d’un autre côté libère la force propre du plan à cause précisément de ce lien narratif reculé. L’intrigue temporaire, locale si l’on veut, qu’elle permet infuse au plan l’allure momentanée d’une énigme : ici, à qui est cet auto, qui est cette femme attachant l’âne... Cette identification retardée dépasse l’attention elle-même sur la chose, qui s’accroît du pouvoir neuf de cette carence ; de là aussi cette sensation d’une première fois : jamais nous ne l’avions vue comme cela, quelle que soit la simplicité de la chose montrée. L’étrangeté ne tient pas au pittoresque (Bresson le tient en haine) mais à la faculté de présenter ceci ou cela en le dégageant des coordonnées qui, en quelque sorte, terrassent la chose sous une signification préalable rapportée à son utilisation. Ecrire et construire un scénario suppose à des degrés divers un savoir par anticipation sur chacun des éléments pris séparément, plan ou séquence. Ce savoir glisse et s’infiltre sur chacun des éléments et, parfois inconsciemment, l’affaiblit. Bresson, à l’intérieur d’un ensemble très concerté, redonne à chacun des éléments un pouvoir de décrochement de ce savoir. Chacun des plans, en un sens, a l’allure d’un commencement autant que possible détaché de ce savoir de la conception. Les éléments ne sont pas naturalisés par anticipation, mais introduits avec une avance sur leur identification ou leur futur usage. C’est cette désynchronisation qui restitue aux éléments une intégrité qui excède leur seule valeur fictionnelle. Comme le modèle, sa présence est dégagée des coordonnées psychologiques : énoncés d’intentions, absence d’emphase dans la diction.

Une autre figure récurrente de ces modifications est le resserrement : il s’agit des plans dont l’échelle est modifiée au tournage. Prenons le plan 307 du scénario : c’est après que le gendarme a amené, à la boulangerie, un papier que la boulangère donne à Gérard : une convocation. C’est le moment où elle lui propose de lui faire franchir la frontière, et essuie une larme qu’elle lui demande de ne pas mépriser. En 307 donc, est indiqué un plan d’ensemble devant la gendarmerie : attroupement de badauds, ambulance d’où sort un mort sous une couverture. Les badauds commentent : c’est un douanier, ou un gendarme, un crime, ou un faux pas... Gérard arrive en vélomoteur, avec Balthazar. Travelling et panoramique jusqu’à un plan moyen sur Gérard, qui fend la foule, attache Balthazar à un anneau, à côté d’un âne gris et entre dans la gendarmerie. 308 : couloir d’entrée, plusieurs mauvais garçons. Gérard entre dans le champ, tend sa convocation à un gendarme... (la description du plan continue dans le scénario). Dans le film, le 307 du scénario se présente ainsi : la caméra cadre le hayon arrière ouvert d’une DS break ambulance où un gendarme vient déposer une couverture pliée sur une civière vide. Gérard entre dans le champ, la convocation à la main, qu’il regarde ; la caméra bascule sur la gauche, en plongée, et cadre le papier tenu par Gérard, qu’il tend, la main et la convocation étant un gros plan à la fin du déplacement de la caméra. Simultanément on entend en effet une rumeur, mais indistincte. Raccord : le mouvement est repris sur deux mains, celle de Gérard à droite qui tient la convocation et une autre qui la saisit. Gérard lâche le document et, pivotant, de dos, un gendarme l’emporte et vient la déposer sur un bureau grandissant ainsi dans le cadre devenu fixe. Dans le bureau, encadré par la porte ouverte on voit pour la première fois Arnold. Le gendarme sort sur la gauche, découvrant le capitaine assis derrière son bureau face à Arnold debout. Ont disparu le cadavre, l’âne gris (c’est celui d’Arnold, on ne le verra que plus tard dans le film), le vélomoteur, Balthazar, les explications données par la rumeur sur le meurtre.

L’effet est évident, parent de ceux déjà évoqués : l’allusion au meurtre vient un peu plus tard, au cours de l’interrogatoire de Gérard. De ce meurtre, nous ne saurons rien de plus, sinon qu’il a eu lieu : où, comment, pourquoi, rien ne nous sera dit, mais il ne sera pas oublié : c’est avec la possibilité qu’Arnold l’ait commise que Gérard le terrorise, que la discussion des promeneurs sur les ânes entre en correspondance et que Gérard, à nouveau, tente de faire croire à Arnold qu’il va être arrêté par les gendarmes dans la cabane, lorsqu’il lui laisse le pistolet. Ce meurtre figure une sorte de dehors absolu, qui s’insère ainsi à une jointure susceptible de le convoquer. Le plan lui-même s’est transformé : il n’est donc plus d’ensemble, mais moyen (plan rapproché donc) et dans le mouvement de la caméra devient un gros plan. Il répond à un principe de focalisation sur ce « raccord » contingent (c’est la convocation à la gendarmerie qui provoque la rencontre Gérard-Arnold). Cette ponctuation est fréquente dans les films de Bresson : on la retrouve dans les échanges d’objet, d’argent, la boutique d’Une femme douce, les billets dans Pickpocket, L’Argent, les objets dans Un condamné à mort s’est échappé... Elle est l’enregistrement d’un déplacement d’échelle, du scénario au tournage, par la prise de l’objet-cause involontaire, objet circulatoire, comme du moment où la contingence se noue et qui ne cesse de fasciner Bresson. On peut voir d’ailleurs comment ces objets qui agissent au titre de lien passent d’un circuit long comme dans Les Dames du Bois de Boulogne - le parapluie qu’Agnès prête à Jean, et qui lui servira de prétexte pour revenir à l’appartement du Port-Royal - au circuit plus court, plus abrupt, d’abord inséré dans l’échelle générale d’un plan avec les personnes qui prennent part à cette circulation avant d’être prélevé pour lui-même. De plus en plus, c’est ce qu’il y a entre les personnages qui intéresse le cinéaste. Et cet « entre » chez Bresson est peuplé d’éléments concrets, à la fois transitifs et intransitifs : billet, convocation, objet, qui aimantent le filmage et appellent une échelle dont ils prennent la tête. Cependant le scénario apparaît déjà comme une mise en place déjà effectuée : les liens essentiels, ceux de la construction, sont déjà là, que les modifications ne démentent pas. Pour Bresson, ce qui importe, c’est ce qui se noue et se dénoue entre les personnages, à travers un souci intransigeant de la contingence. En cela Au hasard Balthazar, dont l’élaboration fut poursuivie sur de nombreuses années, est sans doute le scénario le plus passionnant et le plus riche qu’il ait écrit.


A un moment du film, Balthazar, arrivé au cirque, s’arrête quatre fois devant les cages où sont enfermés un lion puis un ours, un singe et enfin un éléphant : à chaque fois Balthazar regarde l’animal qui le regarde. Cette réciprocité de regards constitue pour nous une buttée indéchiffrable : qu’il y ait échange de quelque chose, une reconnaissance, dont témoignent l’attention ou les cris des animaux, c’est perceptible mais cet imaginaire reste à jamais inatteignable. Il est pour nous sans symbolique, sans possibilité de transmission. Nous sommes témoins d’une réciprocité dont nous sommes exclus, sans donner l’impression qu’elle singe quelque-chose par un quelconque mimétisme ou dressage. Cet échange répété de regards atteint une profondeur insondable par ce défaut même : il en majore l’énigme, et son malaise tient à ce qu’il est impossible d’en domestiquer l’effet en lui conférant un attribut. Cette suspension de tout sens possible, propre à ces regards, redistribue sa force sur tout le reste du film. Balthazar incarne l’innocence absolue. Il lui manque une liberté, celle de faire de mal ; il est la ligne intérieure du film, celle qui en reprend le fil quand il s’est, croit-on, détourné sur un ou plusieurs personnages. Balthazar est à la fois cette ligne intérieure, interrompue mais toujours reprise, dans ce film où rien n’est oublié ; mais également celui qui fait le lien - en ce sens son statut est équivalent à celui des billets dans L’Argent - et le principe intérieur. Son statut de témoin inactif, qui subit les aléas de ces changements de maître, et pour lui plus de peines que de plaisirs, fait que le film qui s’ouvre et se ferme sur lui vient s’y réfléchir. Mais cette réflexion, qui emporte même ce dont il n’est pas directement témoin, est comme barrée par l’opacité statutaire, indéchiffrable du témoin. C’est pourquoi cet échange de regards dans le cirque a une valeur irradiante, décisive : l’égalité native de ces regards les raccorde dans une identification impossible, inachevée. Elle déplace l’ensemble des événements vers une suspension qui fait écho à une phrase de Michel, le pickpocket, adressée à Jeanne : « Jugé comment, d’après un code ? quel code ? C’est absurde » et annonce celle de Charles au psychanalyste, dans Le Diable probablement : «  Mais si je me flanque une balle dans la tête, je ne peux imaginer que je serai jugé pour n’avoir pas compris ce que personne ne peut comprendre. » 

C’est pourquoi on peut dire que ce film s’organise comme un gigantesque trouble qui naît du décalage entre les actions humaines et la présence de Balthazar comme tiers, de l’intrication multiple, presque infinie des événements et de l’absence de proportion entre les accidents qui les joignent et les conséquences qu’ils impliquent. Comme si, des causes, il n’en était d’identifiables que les locales, et que, si l’on peut dire, la cause des causes s’avérait produite par la somme des causes partielles. Mais ce produit est nul : personne, aucune figure n’y correspond sinon ces articulations successives. Cette procession de désastres prend alors l’allure d’une folle liberté de la circulation du mal, comme si c’était lui le plus souvent qui tirait bénéfice de ces hasards, affecté d’une mobilité mercurienne et d’une aptitude à la propagation qui tire du plus mince incident une expansion démesurée. Et cette circulation n’est pas un des moindres paradoxes du cinéma de Bresson : elle multiplie les possibilités du sens, ou plutôt les exténue par excès. Elle s’effectue sous un regard suspendu et absent, celui de Balthazar. La cause des causes, la cause impossible comme lieu ou connaissance, est le grand sujet de ce film, qui en brasse tant d’autres : l’innocence bafouée, l’orgueil, les connotations christiques de Balthazar, l’avarice, l’érotisme - solipsisme de chacun d’abord tenu par l’équation secrète de son désir... Elle est seulement déductible, elle est le déficit de ces cumuls, une absence que convoque seule l’ampleur erratique d’un arbitraire dont tout le mouvement a l’air de désigner un sens. C’est l’attribut classique que nous attendons, et qui est refusé. Cet empire invisible ne peut être justiciable que d’une croyance. C’est le « Tout a peut-être une raison » de Jeanne dans Pickpocket. C’est pourquoi Le Diable probablement, avec sa nuance d’incertitude, reprend cette idée d’une manière plus explicite dans la scène de bus quand un voyageur dit : « Qui est-ce donc qui s’amuse à tourner en dérision l’humanité ? » un autre ajoute : « Qui nous manœuvre en douce ? » auquel le premier répond « Le Diable probablement. » A ce mot, le conducteur se retourne, et s’accidente contre une voiture.

Au hasard Balthazar est susceptible de deux ordres de lecture au moins : un qui reprendrait, à travers les interruptions, la destinée de tel ou tel personnage, mais chaque destinée en recoupe d’autres et par proximités successives ranime toute l’architecture du film dans un mouvement incessant de contamination ; et un autre qui le prendrait dans la forme chevauchée, décalée de sa composition, l’âne étant le trait d’union, l’index d’une conscience insaisissable, l’étalon du temps. Prenons, par exemple, le père de Marie : la transformation du maître d’école en agriculteur fier de son savoir (« J’ai tout appris dans les livres ») est due, pour une part (on l’apprend plus tard chez le notaire) à la mort de la petite fille, la coxalgique que l’on voit au début pendant l’enfance de Balthazar. Le scénario prévoyait d’ailleurs un plan supprimé où Balthazar portait le corps de l’enfant au cimetière. Ainsi, la  scène précédente où l’infirmière présente au père revenu dans la maison alors qu’il était prêt à partir sur un regard d’appel de l’infirmière, la petite fille étendue dont elle soulève le corps rigide, les yeux clos, se trouve affectée d’un coefficient d’incertitude que lève seulement la lecture de la lettre chez me notaire - et une attention inhabituelle au cinéma. Par conséquent, sa transformation en agriculteur est liée à la présence de ces terres où le père de la petite fille - cet homme vu au début au moment de la découverte de l’ânon et qui ne réapparaîtra plus dans le film après son départ, sinon par les lettres et les démarches de son fils Jacques  - ne veut plus revenir à cause de cette mort, et les propose au père de Marie qui avait exprimé le désir de les exploiter suivant des méthodes nouvelles. Au moment précisément où on apprend l’origine de cette conjonction heureuse par un côté, on découvre aussitôt que le père de Jacques demande des comptes au maître d’école contrairement à tout ce qu’il lui avait été précédemment assuré. Cette injonction est-elle liée aux rumeurs qu’évoque elliptiquement le notaire ? On voit déjà que les causes identifiables sont multiples, et partielles. Remarquons également cette collision abrupte d’attitudes contraires indiquées par la lecture des lettres. Mais pour la suite, il y a une autre cause, celle de l’orgueil du père de Marie. Donnée comme telle, elle infléchit par son intransigeance la suite de son parcours : refus de donner les comptes, d’accepter la démarche de Jacques, exigence d’un procès « qui dira qui a tort et qui a raison » ; procès qu’on a oublié quand,  au détour des pérégrinations d’Arnold avec Balthazar réapparaît brièvement le père sur les marches d’un Palais de Justice, dans la brève discussion avec l’avocat où, se croyant insulté il s’en va, malgré l’avertissement de l’avocat d’une possible condamnation par défaut. Ruine qu’on apprendra lors de la visite nocturne de Marie chez le marchand de grains puis sa mort consécutive à une autarcie - « il est muet » dit Marie à Jacques lors de sa première visite - mort dont l’officiant ambigu est ce même curé doyen dont, au début, le boulanger nous a informé qu’il couvrait les frasques de Gérard.

Tenter ainsi, et non exhaustivement de suivre un seul personnage expose à l’étrange nécessité de reprendre la matière même du film en suivant des détours, pour recueillir informations et indices épars. En ce sens la fragmentation communique directement avec l’organisation des faits. Peut-être faut-il comprendre cette nature qu’assigne Bresson au cinématographe de remettre tout au présent comme une présentation qui défait les coordonnées de la narration du corset rationnel, d’une linéarité qui organiserait les phénomènes dans une logique rétrospective jouant, en quelque sorte, par anticipation. Ce présent pur est retrouvé par cette indétermination de l’issue qui affecte chacune des actions, ses oscillations, les démentis dont le plan suivant peut être porteur. Aussi l’effet d’ensemble de l’arbitraire est enveloppé dans le trait unique de l’après-coup, confondu avec le caractère irrémédiable d’un « ça a eu lieu ». Mais ce qui vient souder la figure seule du « c’est ainsi » c’est encore le choix d’orgueil du père de Marie : « Il aime son malheur mieux que nous, il le cultive » dit Marie à sa mère lors de la fête d’Arnold. Que ce choix lui-même reste opaque quant à ses raisons ne lui retire rien même si par paradoxe on pourrait dire qu’il s’est enfermé dans son choix, et préfère sa perte à une issue présentée plusieurs fois dans le film. C’est le sceau unique du réel comme effectuation : les scénarios intimes qui l’anticipent sont voués à être corrigés, démentis, par son accomplissement. C’était déjà une des angoisses du Condamné à mort : le bon moment - celui de la décision de l’évasion - est d'un côté accéléré par la proximité inconnue de l’exécution, de l'autre ralenti par la confection du matériel nécessaire et par l’arrivée de Jost, mais la fusion de la décision et de l’arbitraire laisse voir le moment de leur union. Ces démentis sont inscrits par le jeu avec l’espace spécifique de l’écran : entrées de champ inattendues et raccords discontinus,qui viennent interrompre l’illusion d’une perception homogène.

Prenons la scène de la première rencontre entre la bande des mauvais garçons et de Marie et son père, sur la charrette : après qu’un plan nous a montré Gérard et les autres raillant l’âne, et entourant la charrette, on passe sur le père qui sort son fouet, en donne un coup puis sort du champ où, derrière, réapparaît la bande, que l’on n’attendait pas là. Ou encore « raccords à appréhension retardée » pour reprendre la formule de Noël Bursch dont Quatre nuits d’un rêveur ou Une femme douce, avec leurs flashbacks, permettent le statut indécidable l’espace d’un instant. On croit encore être dans l’évocation d’un passé, quand on est déjà revenu au présent. Ou encore ce passage, dans Une femme douce, du livre de reproductions de tableaux que feuillette Dominique Sanda au plan d’une toile, qu’on croit temporairement être  un gros plan d’une de ces pages alors qu’il s’agit d’un Watteau du Louvre. Ou encore ces démentis, dont Au hasard Balthazar pullule : la mère qui implore Dieu de ne pas lui enlever son mari et le geste du curé à la vitre de la chambre qui annonce sa mort ; le serment d’Arnold de ne plus boire, la nuit, dans la montagne, le comptoir, immédiatement après, où il repose son verre ; le refus du père d’accepter Balthazar en paiement de la dette du marchand de grains et, plan suivant, le retour à la maison avec l’âne... C’est pourquoi aussi l’allure de cet irrémédiable, une fois détachée de la facilité rétrospective et tautologique d’un « ça a eu lieu parce que ça devait avoir lieu » débouche sur un autre équivoque. La perte égale de Marie et de son père est-elle un désir dont la cause est difficilement identifiable, ou un destin, un pur surplomb ? Le père en meurt, mais Marie disparaît et on ne saura plus rien d’elle. 

Destin est le nom du tout du film ; désir celui d’une constance, d’une obstination dont les personnages sont le lieu, le libre arbitraire. C’est comme si le film emportait sans cesse chacun de ses éléments dans un balancement infini, sans repos, et repassait la même matière dans une oscillation de sens. Dans un sens figuré, l’âne désigne aussi un ignorant, et un ignorant, étymologiquement parlant, c’est celui qui ne peut pas raconter : voici un âne d’où ce récit tire son axe. On sait l’amplitude des associations qu’il évoque, dont Bresson lui-même a donné certaines explicitement : l’âne du Gilles de Watteau, ceux des cathédrales romanes, de la Bible, l’ânesse de Balaam, de la crèche, du dimanche des Rameaux, de la fête des fous au Moyen-Age, celui de Dostoïevski (L’Idiot)... Mais le cumul même de ces références possibles en un sens s’abolit, et revient à la pure présence littérale de cet âne noir. Balthazar devient, dans cette frontière indécise qui le sépare de l’humain, parfois inférieur à cause de sa passivité, de sa privation d’action (pas tout à fait exacte d’ailleurs : après l’accident de charrette, il s’enfuit ; dans le cirque, quand il reconnaît Arnold dans l’assistance, il résiste aux employés venus le maîtriser) ou supérieur par cette sainteté que lui reconnaît la mère de Marie ou ce génie que lui prête le dresseur du cirque. Prenons enfin la discussion entre le peintre et son ami, promenés par les deux ânes : ces « structures dont [il] n’est pas le maître, et qui comprennent chacune une dialectique », cette « action painting » apparaît d’abord comme ironique d’un jargon. Mais la cascade qui met en mouvement, qui dicte, est-elle du même registre ? Un effet semblable se retrouve dans la visite à Jacques, le peintre de Quatre nuits d’un rêveur : son ami lui parle d’une « peinture adulte, ouverte à son époque », « d’ensembles structurés et spécifiquement solides. » Puis il lui montre des photos de toile comportant une tâche. « Plus elles sont petites, plus grand est le monde qu’elles définissent en le suggérant. On ne voit pas les tâches qu’on voit, on voit tout ce qui n’y est pas. » Une sorte d’âpreté disloquée emporte tout le film, à l’exception de ces brefs moments, mais précaires et promis à une ruine certaine, qui la démentent : Balthazar couronné de fleurs par Marie, la larme de la boulangère. « Ne la méprise pas » dit-elle à Gérard, la fierté initiale du maître d’école. Gérard, cet ange du mal, est le seul personnage à qui Bresson accorde une joie ironique, manifestée par un sourire retenu mais presque constant. Sa séduction s’obtient peut-être d’un tel défi, mais s’accroît d’une impunité et d’une mobilité qui ne cèdent jamais rien de leur vocation.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : tamasa

DATE DE SORTIE : 4 novembre 2015

La Page du distributeur

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Geoffrey Carter - le 3 novembre 2015