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Critique de film
Le film

Antoine et Antoinette

L'histoire

Antoine est un ouvrier travaillant dans une imprimerie. Antoinette, simple employée, s'occupe du photomaton dans un grand magasin. Antoine et Antoinette sont mariés et leurs pensées sont toujours tournées l'un vers l'autre. Quand leur journée de travail s'achève, ils regagnent chacun leur logement - le premier en vélo dans un Paris grouillant de vie, la deuxième en métro en compagnie de gens affairés -, vont acheter leur nourriture et regagnent leur petit nid douillet. Car Antoine et Antoinette s'aiment d'un amour vrai et pur, qui remplit de joie leur quotidien que d'aucuns qualifieraient de banal. Leur existence est faite de simples préoccupations ou d'ennuis passagers qui ne viennent jamais amoindrir des sentiments que rien ne semble affecter, pas même les sollicitations empressées et nauséabondes de Roland, l'épicier qui voudrait précipiter Antoinette dans son lit. Un jour, le couple se retrouve en possession d'un billet de loterie gagnant. 800 000 francs, c'est le bout du monde ! Mais un quiproquo autour d'un livre entraîne la perte du ticket par un Antoine déconfit. Qu'à cela ne tienne, la vie malgré tout reste belle car l'espoir est permis tant que l'amour remplit son œuvre.

Analyse et critique

Après Dernier atout (1942), Goupi Mains Rouges (1943) et Falbalas (1945), trois œuvres se situant dans une veine dramatique et parfois tragique, même si illuminées par des élans d'espoir et une perspective optimiste pour les deux premiers films, Jacques Becker signe pour la première fois avec Antoine et Antoinette, son quatrième long métrage, une véritable comédie. Une comédie romantique plus précisément, teintée toutefois de moments dramatiques, fidèle en cela à la filmographie du cinéaste qui très souvent dans un même mouvement alterne entre une vision optimiste et pessimiste de l'existence. Becker met ici en scène un jeune couple fortement uni par les sentiments. Premier film de l'après-guerre du cinéaste, Antoine et Antoinette, avec son vif intérêt pour les préoccupations de la jeunesse et son exaltation de l'amour au quotidien, annonce une série de productions marquées par un même esprit : Rendez-vous de juillet (1949), Edouard et Caroline (1951) et Rue de l'Estrapade (1953), qui déclineront des thèmes similaires suivant des variations subtiles qui renseignent sur la vision du scénariste  /réalisateur quant à la puissance du sentiment amoureux, les jeux de séduction, la notion de couple au sein d'un groupe social déterminé, et surtout la possibilité toujours inscrite dans le parcours des personnages de voir leur existence basculer dans la tragédie. Pour qui découvre aujourd'hui Antoine et Antoinette, il apparaîtra cependant évident que ce film est bâti sur une trame bien légère, une intrigue très mince qui pourrait même prêter à sourire. Il faut reconnaître que cette œuvre confine principalement à l'exercice de style, un approche qui en fait justement sa force puisqu'il est désormais bien admis que Becker s'intéressait essentiellement aux personnages.

Le plaisir subtil que procure un film tel que Antoine et Antoinette vient ainsi du défi que s'est lancé Jacques Becker de faire vivre une histoire d'amour toute simple et d'une belle évidence grâce à l'ingéniosité et au dynamisme - sans équivalent dans le cinéma français de cette époque - de sa mise en scène. Déjà le cinéaste ne s'intéresse nullement à la formation d'un couple, un élément qui permet pourtant habituellement à un artiste de jouer plus facilement sur l'intensité dramatique. Non, le couple est déjà formé et très stable, heureux dans un quotidien aux règles bien établies. Second obstacle à la dramaturgie classique : durant la moitié du film, il ne se passe quasiment rien dans la mesure où aucune intrigue ou aucun mystère à élucider ne viennent orienter le récit vers un traitement dramatique qui emporterait le spectateur dans une aventure de longue haleine (de même, les dialogues sont épurés au maximum et ne laissent jamais transparaître de mots d'auteur). Sur le plan du scénario, il s'agit d'une première cassure qu'opère Jacques Becker avec la production française contemporaine. Le cinéma français de l'époque, qui connut certes son lot de bouleversements en raison de la Deuxième Guerre mondiale et de l'invasion allemande, continua pourtant - comme chacun sait - à exister durablement durant l'Occupation et à produire un quota de films non négligeable pour un pays en souffrance. Après la Libération, il apparaît que le milieu français du cinéma n'a pas profondément modifié ses règles dramaturgiques et surtout sa vision du réel. Comme si rien ne s'était passé entre 1939 et 1945, les productions - sauf quelques rares exceptions, comme chez Clouzot ou Melville - reproduisent les mêmes recettes utilisées la décennie précédente, soit en recourant toujours à l'imagerie et à l'esprit du réalisme poétique - ou en s'en détachant sur la forme mais pas sur le fond -, soit en privilégiant les adaptations littéraires pourvoyeuses de films empesés et surtout décalés par rapport à l'histoire en marche. Pourtant tout ou presque a changé ou bien est sur le point de l'être : les goûts, les mœurs, les coutumes sociales et bien sûr la jeunesse.

Jacques Becker s'est toujours senti concerné par son art et son évolution, par ses enjeux et ses contraintes, par sa liberté d'expression et les attaques extérieures dont il pouvait être la victime. Ainsi, il lui est arrivé d'écrire plusieurs articles dans la presse professionnelle pour défendre ses points de vue sur le cinéma, comme art et aussi comme industrie. Défendant le cinéma français alors que les films américains effectuent leur retour en force dans les salles après cinq années de censure, et rendent par la même occasion surannée la quasi totalité de la production française de l'époque, Becker garde les deux pieds dans le réalité de son pays tout en lorgnant, lui aussi mais à sa façon, vers Hollywood. Sur le plan de la modernité, l'élève de Jean Renoir va dépasser le maître. Alors que ce dernier tourne hors des frontières des films situant leur action loin de la réalité française ou alors avec un regard tourné vers le passé, et travaille derechef sur des adaptations littéraires, Jacques Becker, lui, porte son œil acéré vers ses contemporains et se trouve parfaitement en phase avec les enjeux de son époque. Sur le plan formel, il s'est éloigné progressivement de son aîné ; et si lui n'a pas été directement au contact de Hollywood, il a su intégrer l'efficacité américaine à son style d'entomologiste - « C'est le côté entomologiste que j'ai peut-être : ça se passe en France, je suis Français, je travaille sur des Français, je regarde des Français, je m'intéresse aux Français » disait-il (1) - alors que Jean Renoir s'il est encore capable du meilleur (Le Fleuve, French Cancan), entamera une pente descendante et échouera malheureusement à se renouveler.

Jacques Becker, plutôt que de construire un arc dramatique basé sur une intrigue complexe et de multiples développements internes, préfère composer de petites saynètes plus ou moins riches en rebondissements qui forment le quotidien de ses personnages. Ce faisant, il prend autant le pouls de son couple d'amoureux que celui d'une société en pleine mutation. L'originalité et la force de son cinéma, c'est d'en parler avec une certaine légèreté mêlée d'une précision d'orfèvre. Il serait à cet égard dommage de réduire le style du cinéaste à la faculté - certes réelle et toujours impressionnante - de mettre en exergue l'authenticité des groupes sociaux qu'il met en scène. Le cinéaste évite pourtant que l'on tombe dans ce raccourci analytique en recourant aux films de genre (polar, comédie, comédie romantique, drame, Film noir, film de prison) ; un effort créatif qui a donc pour autre objectif que de montrer son inclination pour le cinéma américain. Le monde ouvrier représenté dans Antoine et Antoinette est non seulement traité avec le même sens de l'observation et le même soin apporté aux plus infimes détails que pour tout ce qui tourne autour de la vie du couple, mais c'est justement cette méticulosité et ce souci de la gestuelle juste qui apportent la pulsation nécessaire à cette exaltation qui sublime l'existence même de personnages qui, sur le papier, n'ont absolument rien d'enchanteur. Et il en fut de même avec la paysannerie (Goupi Mains Rouges) ou l'univers de la mode (Falbalas) au début des années 40, comme il en sera bien évidemment de même par la suite du monde des Apaches (Casque d'or), de la pègre parisienne (Touchez pas au grisbi) ou de l'univers carcéral (Le Trou). L'intérêt premier de Becker, dans ces années suivant la Libération, reste son couple bienheureux sur qui il va faire peser l'éventualité d'un destin facétieux. La notion de destin est essentielle car elle conditionne beaucoup la vie des personnages du cinéma français d'avant-guerre et d'Occupation. Becker est l'un des rares à sentir que la jeunesse entend maintenant prendre son destin en main, qu'il n'est plus question d'évoquer par la grâce du cinéma la présence d'une main invisible qui tirerait les ficelles pour une classe sociale condamnée à se laisser faire, et ce même si la chance a droit de cité. Ainsi dans Antoine et Antoinette, la perte du billet de loterie, si elle brise durant un temps la confiance du héros et instille en lui le doute sur la solidité de son couple, est assez vite désamorcée par la puissance de l'amour que lui porte Antoinette. Et si la gestuelle tendre et amoureuse de la jeune femme - quand elle efface du miroir la liste des cadeaux envisagés ou lorsqu'elle rassure affectueusement Antoine - fonctionne dans ce contexte d'égarement temporaire, c'est parce que le réalisateur avait su habituer le spectateur à ces fameuses petites saynètes du quotidien auxquelles l'amour (cérébral et physique) est toujours associé. De façon la plus évidente qui soit, le sentiment amoureux et l'ivresse de liberté qui en résulte découlent quasiment exclusivement de la mise en scène.


La liberté s'incarne aussi dans l'ouverture visuelle du champ spatial et sonore. Car si une grande partie de l'histoire se déroule dans l'appartement du couple, aucun espace n'est véritablement clos. Jacques Becker, par le placement de sa caméra et les mouvements imprimés à ses personnages, ménage sans cesse des ouvertures : dans l'appartement même, qui apparaît bien plus grand qu'il ne l'est en réalité grâce aux déplacements des personnages et à l'usage de la profondeur de champ ; par les fenêtres qui sont presque toujours ouvertes (Antoine sort même une nuit sur le toit, de façon naturelle et anti-dramatique, pour raccorder son poste radio à une antenne) ; dans le couloir de l'immeuble ouvrier, où se croisent les habitants qui ne cessent d'interagir de façon conviviale jusqu'au combat à poings nus final entre Antoine et Roland ; et bien sûr grâce aux nombreux plans extérieurs. Becker réinvestit la ville, la libère du carcan visuel qu'imposait l'Occupation ; du métro souterrain jusqu'au Champs-Elysées et à la pointe de la Tour Eiffel, il montre la capitale animée et bruyante alors qu'Antoine la parcourt à vélo. Il n'est pas anodin que l'incident qui prive ce dernier de son moyen de locomotion soit lié au personnage de Roland, dont le comportement autoritaire, sournois, manipulateur et pervers rappelle les temps obscurs pas si éloignés de l'époque du film. Roland est interprété par le formidable Noël Roquevert, et ce n'est pas un cadeau que Becker a offert au truculent comédien tant la veulerie et la perversion de cet épicier imprègnent l'écran jusqu'à créer un sentiment de malaise. Véritable obsédé sexuel, Roland n'a pour seul but que de se "farcir" la jolie Antoinette, abusant sans cesse de sa position sociale de commerçant détenant des denrées rares en période de privations. Et le cinéaste, dans son souci constant d'authenticité, ne s'embarrasse pas de sous-entendus et Roland, après avoir carrément proposé à son mari de l'acheter, ira finalement jusqu'à agresser la jeune femme en empoignant fermement sa poitrine, un événement qui précipitera la résolution de la péripétie du billet de loterie égaré.


Si la beauté et l'allégresse d'Antoinette font que la jeune femme est souvent la cible de séducteurs en tous genres (Gérard Oury dans un petit rôle fait partie de ces derniers) - le rapport à la séduction étant d'ailleurs une composante essentielle du cinéma de Jacques Becker -, aucun protagoniste de l'histoire - excepté l'épicier libidineux - n'est traité de façon négative. La collectivité formée d'ouvriers et d'employés vivant sous un même toit bénéficie de toute l'affection du cinéaste qui organise un savant ballet dans les parties communes du couloir (et même parfois dans l'appartement du couple) pour constituer un tableau de groupe plein de vitalité et porteur d'espérance en ces temps de reconstruction. La profonde sympathie qu'éprouve Becker pour le peuple est consubstantielle de celle qu'il ressent pour la jeunesse, ce sont deux mouvements parallèles qui trouvent une belle cohérence dans Antoine et Antoinette. Le film suivant, Rendez-vous de juillet, aura justement valeur de manifeste pour la jeunesse d'après-guerre et inspirera bon nombre de cinéastes de la Nouvelle Vague. La scène la plus frappante dans la volonté d'unifier un corps social - ici les modestes habitants de l'immeuble - est celle qui voit Antoine affronter Roland à poings nus, soit en gros lui casser la figure après l'agression dont a été victime son épouse. Dans cette séquence, alors que tout le monde est réuni dans l'appartement des jeunes mariés, le réalisateur fait alterner des gros plans des témoins qui encouragent Antoine et semblent accompagner par la grâce du montage les coups portés à l'affreux Roland. Malgré l'échec personnel d'Antoine, qui se fait assommer accidentellement, Jacques Becker organise pourtant une victoire collective car le pervers a visuellement été défait par la communauté (il prend d'ailleurs piteusement la fuite) alors que le jeune homme, évanoui, parvient de son côté à dénouer l'imbroglio qui avait mené à la perte du ticket gagnant (avec l'utilisation des flash-back). Mais cette résolution est traitée de façon quasi expéditive - bien qu'elle redonne du crédit à Antoine grâce au point de vue subjectif induit par la résurgence de souvenirs qu'il parvient à ordonner - car le spectateur avait bien saisi qu'Antoinette avait déjà résolu ce problème à sa manière, celle d'une femme qui ne s'en laisse pas compter, désintéressée par l'argent et pour qui la véritable liberté passe par l'amour.


Le traitement visuel du sentiment amoureux et de ses manifestations par Jacques Becker entre aussi en compte dans la réussite du film. Au milieu d'un fil narratif ténu, qui fait se succéder des petits instants banals du quotidien, c'est la puissance que le cinéaste accorde à l'expression de l'amour qui, en plus de servir de "liant", enrichit à distance ces petites saynètes d'apparence anodine. La première de ces expressions donne le ton ; alors que l'on voit les deux amants se retrouver pour la première fois après leur journée de labeur, et après une dizaine de minutes de mise en scène quasi naturaliste que l'on dirait héritée du néoréalisme italien, Becker accélère brutalement le rythme et en quelques plans brefs et même violents exprime la vigueur des sentiments. En voici le descriptif : un plan bref d'Antoine arrêté sur son vélo qui remonte la tète et remarque la présence d'Antoinette devant l'étal de l'épicerie [A] ; un travelling avant très rapide (et même surprenant, exprimant le désir du jeune homme) sur Antoinette en plan rapproché qui choisit des légumes et qui ne le voit pas [B1] [B2] ; retour sur Antoine souriant qui descend de vélo [C1] et marche en contre-plongée vers l'objectif de la caméra jusqu'à faire le noir [C2], conférant ainsi une impression d'une menace à son mouvement ; retour sur Antoinette affairée à ses courses et regardant vers l'extérieur du cadre, la main d'Antoine fait une entrée de champ surprenante sur la droite de l'image et, en serrant le cou de son amante (l'effet est saisissant), oblige celle-ci se retourner [D1], puis Becker élargit le cadre [D2] ; ensuite le réalisateur passe à des gros plans des deux visages [E] [F] en champ-contrechamp. De leur côté, la musique qui accompagne cette séquence a conservé une connotation romantique et les quelques dialogues échangés portent très banalement sur la nourriture à acheter. Puis Antoine s'en va, suivi du regard par Antoinette (avec un lent travelling avant sur son visage radieux). Le talent de Becker affleure dans ce bout de scène toute en contrepoint, dans laquelle le cinéaste montre par le découpage et la gestuelle des personnages la force de l'amour et le désir qui les unissent. François Truffaut disait à propos d'Alfred Hitchcock qu'il filmait une scène d'amour comme une scène de crime et inversement, on pourrait presque imaginer que Jacques Becker avait anticipé l'analyse de son futur collègue (et grand admirateur) et s'était inspiré du maître anglais en la matière.



Dans deux autres séquences, Jacques Becker utilise d'autres manières de restituer le désir amoureux dans sa plénitude. Faisant suite à une sortie dominicale au stade de football, la première scène a lieu sur le lac du Bois de Boulogne à bord d'une barque dans laquelle Antoine et Antoinette sont blottis l'un contre l'autre, en échangeant cette fois des propos directement liés à leurs sentiments. Ici, Becker fait un usage magnifique du très gros plan des deux visages qui se succèdent rapidement l'un après l'autre. Le moment est court mais intense. La deuxième séquence est plus intéressante encore et montre cette fois-ci l'art de l'ellipse et la direction d'acteurs du cinéaste. Antoine revient à l'appartement après avoir été chercher la preuve que le billet de loterie était bien gagnant, il l'annonce alors à Antoinette sur le pas de la porte. Celle-ci exulte, ils sont heureux et tombent dans les bras l'un de l'autre. Puis Becker coupe sur un travelling latéral qui part du billet posé sur la cheminée de la chambre et arrive sur Antoinette étendue sur le lit, paisible et songeuse, et surtout arborant un chemisier grand ouvert qui laisse apparaître la forme accueillante de sa poitrine. Le plan suivant correspond au point de vue de la jeune femme et présente Antoine dans la pièce principale - en chemise alors qu'il portait auparavant son blouson - faire les cent pas dans la pièce en pensant aux achats que l'argent gagné permettra d'obtenir. En un raccord, un mouvement et deux positions dans le cadre, le cinéaste non seulement évoque avec finesse un rapport sexuel mais en plus met en balance l'amour et la bonne fortune. Quelle que soit l'issue de l'histoire, ce sont les sentiments qui priment et c'est la femme qui s'avère en position de force pour affirmer ces sentiments quand l'homme viendra à douter de leur sort lors de l'épisode du ticket perdu.


Dans Antoine et Antoinette, la facilité que démontre Jacques Becker à conjuguer son talent si particulier d'observateur pointilleux des milieux sociaux à un dynamisme constant de la mise en scène est impressionnante. Probablement que son scénario minimaliste en terme d'intrigue et de rebondissements permettait au cinéaste de se concentrer sur l'élément essentiel de son film que représentent la vitalité d'une jeunesse en quête d'épanouissement - défendue qui plus est par un personnage de femme forte - et la puissance du sentiment amoureux. L'énergie qui se dégage du film est le produit d'un découpage rapide et ultra précis et d'un montage incroyablement syncopé pour son époque. Porté par un rythme soutenu, Antoine et Antoinette compte un nombre de plans montés surprenant pour une production française de 1947 et démontre que Becker, parfaitement maître de sa technique cinématographique, avait bien le regard tourné vers l'Amérique et ses cinéastes à l'efficacité redoutable. Sur le plan de la mise en scène comme au niveau des personnages qui peuplent son film, Becker dépoussière complètement le cinéma français et ouvrira ainsi la voie à des réalisateurs qui sauront à leur tour s'affranchir d'une certaine pesanteur dans la représentation de la société française qui aborde ici les Trente Glorieuses. Le cinéaste est également aidé par la fraîcheur et la sympathie naturelle de son jeune couple de comédiens (Roger Pigaut et Claire Mafféi), ainsi que  par des seconds rôles magnifiquement campés et finement dirigés (Noël Roquevert bien entendu, mais aussi Gaston Modot, Pierre Trabaud le boxeur séducteur ou la pétillante Annette Poivre) - et les plus observateurs auront certainement reconnu un Louis de Funès chevelu de trente-trois ans dans un double rôle. En conclusion, on s'en voudrait de "survendre" un film tel qu'Antoinette et Antoinette dont la profondeur thématique n'atteint jamais celle des chefs-d'œuvre de Jacques Becker, mais la vision de cette comédie romantique (qui ne cache rien des vicissitudes de la vie d'un couple d'ouvriers soumis à la dureté de leur condition sociale) démontre qu'elle occupe une place importante dans le cinéma français d'après-guerre. Et cela, on le doit à l'un des plus grands cinéastes ayant jamais œuvré en France.


(1) Entretien de Jacques Becker par François Truffaut et Jacques Rivette, Cahiers du Cinéma n°32, février 1954

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Par Ronny Chester - le 22 septembre 2012