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Critique de film
Le film

Angoisse

(Experiment Perilous)

L'histoire

1903. Le Dr Bailey rencontre dans un train Cissie Bederaux, qui mourra subitement ensuite. Bailey va très vite rentrer dans l'entourage du frère de la défunte, le riche Nick et surtout de sa femme Allida, beauté fascinante au cœur lourd. Nick est persuadé que son épouse perd la raison. Mais qu'en est-il vraiment ?

Analyse et critique

Angoisse est un film décevant de Jacques Tourneur, d'autant plus que sont présentes les zones d'ombres ou les pistes menant à l'orée du réel qu'affectionne le réalisateur dans sa cartographie personnelle de la peur au cinéma. Mais elles ont du mal à troubler la nature première du film : un mélodrame policier un peu empesé, où les portes qui voudraient donner sur l'inconscient grincent certes mais ont parfois du mal à s'ouvrir.

Angoisse sera la production la plus coûteuse de la RKO en 1944 [ayant gagné la confiance de RKO avec ses films fantastiques, Tourneur se voit confier des sujets plus réalistes]. L'insistance de l'actrice Heddy Lamarr à vouloir transposer l'action - contemporaine - du roman de Margaret Carpenter qui l'inspire, au début du siècle, amène à faire reconstituer des quartiers de New York circa 1903. Le décor de la maison des Bederaux, que le Dr Bailey compare à du "Jules Verne" (1) est opulent comme il se doit, Tourneur disant avoir retenu une leçon d'Alfred Hitchcock : « Un mur où il y a des choses accrochées a l'air solide, alors qu'un mur où il n'y a rien a l'air d'être en carton, surtout dans les films d'époque. » Nous sommes dans la haute bourgeoisie cosmopolite de la Côte Est, et cela doit se voir, au point qu'on sent parfois Tourneur l'économe, bridé par la reconstitution historique, quand ce qui l'intéresse dans la luxueuse bibliothèque est surtout un escalier caché. L'image dans le tapis.

Le tapis, c'est le champ de marguerites artificielles où se rencontrent Allida et Nick, avant que celui-ci ne l'introduise dans le grand monde. L'histoire contrariée de Nick le pygmalion et d'Allida, contée en flashback, semble un peu ennuyer Tourneur. On reconnaît la main de maître Jacques, tourneur d'écrou et non de têtes, lorsqu'il regarde ailleurs. Le début d'Angoisse, avec son train traversant une nuit d'orage et la voix off de Bailey (« Je me souviens parfaitement de tout ce qui s'est passé cette nuit-là »), est une promesse claire de fantastique : une menace de déraillement dans la vie de Bailey, qui tel un narrateur d'Edgar Poe au centre de tout, fixe l'irrationnel par une parole précise. La voix de Bailey l'emporte ainsi sur celle de Cissie / Clarissa Bederaux, couvrant la sienne, paraphrasant ses répliques (Angoisse, avec ses "on dit", ses confidences et ses journaux intimes, est ainsi très littéraire). Ailleurs, un homme raconte à son fils des histoires de sorcières. Les personnages semblent doués de seconde vue : sans un mot, Cissie devine que Bailey est médecin et ce dernier comprend vite le secret des marguerites d'Allida. Plus simplement, l'art de Tourneur est présent dans la seule appréhension qu'on peut avoir au moment où un personnage allume la lumière dans une pièce obscure...

Et puis Tourneur semble aller dans une autre direction, passionnante, qui est un portrait de femme fatale mais malgré elle. Dans le contexte d'un drame début de siècle et non contemporain, cette figure familière est un décalage heureux, très européen. Allida, la femme qui n'est pas là, n'est pas vraiment la Laura de Preminger (sortie la même année) mais semble être de la même famille que la Madeleine de Hitchcock. Tourneur, sentant probablement comme Anaïs Nin que le romantisme est un proche parent de la névrose, fait du mystère triste et psychotique des beaux yeux d'Heddy Lamarr le centre d'attraction du film. Le Dr Bailey, vieux garçon rationnel mais idéalement craquelé (« Les hommes aiment faire semblant », avoue-t-il), est vite subjugué par la Femme. Tourneur en présente de nombreuses facettes - de la vieille fille à la commère - peu positives, cristallisées par la statue de la Méduse présentée par l'ami sculpteur de Bailey. La trajectoire (une expérience de vie, d'où le titre original, tiré d'un poème, dit que "l'expérience peut être périlleuse") de Bailey va de l'indifférence à la reddition face au mystère féminin, associé ici à l'art et donc à son prisme le plus romantique. Sinon des plus gothiques (si l'on l'associe à une maison à secrets et un maître de maison aristocratique comme il en est ici). Le vertige de Bailey face au portrait d'Allida est familier dans sa chute dans l'irrationnel : un coup de foudre pour une copie avant l'original, un personnage de fiction, d'autant plus qu'il est modelé et manipulé par Nick. La scène de Bailey rencontrant Allida au cours d'une soirée est ainsi formidable : Heddy Lamarr figée en tableau vivant, admirée de tous et copie précise de son portrait. Tourneur prolonge l'idée ensuite dans un plan où Allida, consciente de sa prison dorée, regarde son reflet dans l'eau pour ensuite le dissiper de la main. Consciente de n'être qu'une image peinte par un autre, disponible et prisonnière d'un cadre.

Tourneur tourne autour de ce mystère d'une femme maudite en surface. Mais il n'arrive cependant pas à faire irradier durablement de cet éclat une intrigue où le criminel reprend ses droits sur l'irrationnel (2), même si le personnage de Nick brille par intermittence vers la fin d'une étrange folie (grâce à son interprète Paul Lukas). On regrette ainsi des relations plus fouillées entre Allida et son fils, qu'elle est censée terroriser. (3) Angoisse et La Féline partagent comme point commun d'être des énigmes psychanalytiques, mais celle d'Angoisse est moins fascinante même si elle présente un bon cas de résilience (et un Œdipe mal digéré quant aux relations Nick-Allida). Le mystère ressurgira brièvement lorsque Allida subjugue un policier trop curieux. Presque involontairement. Le cinéma de Tourneur a souvent été qualifié de modeste (Angoisse est trop modeste) et ce dernier éclat de charme d'une Allida foetale toujours inconsciente de son aura - avant qu'elle ne rejoigne mari et enfant dans les champs - est bien à son image.


(1) L'utilisation spectaculaire d'aquariums semble avoir inspiré plus tard L'Arme Fatale 2 ou Mission: Impossible.
(2) Tourneur avait tourné une scène où Allida, suivie par quelqu'un, traversait un grand magasin sans être sûre d'avoir vue son poursuivant, entretenant ainsi le doute sur la santé mentale de l'héroïne. Le studio retira cette scène du montage.
(3) On pourra nous opposer que les blancs du récit (les décès hors champ, le vol d'un objet ou le mystère quand à la folie de Nick) renforcent l'étrangeté du climat du film.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Evelyn Grunwald - le 19 septembre 2004