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Critique de film
Le film
Affiche du film

Alouettes, le fil à la patte

(Skrivánci na nit)

L'histoire

Le quotidien, peu après la prise de pouvoir communiste de 1948 en Tchécoslovaquie, d'un groupe de détenus et détenues (vivant séparés), considérés à des motifs très divers comme « ennemis de classe » et qui travaillent pour cette raison dans un dépôt de ferraille.

Analyse et critique

Alouettes, le fil à la patte fait partie de ces films tchécoslovaques qui, comme L’Oreille ont été victimes à leur sortie de la Normalisation et n’ont pas été diffusés alors. Le film décrit le quotidien, au tournant des années 1940 et 1950, d’un groupe de « bourgeois » (on le verra, l’appellation colle en l’occurrence à à peu près tout et n’importe quoi) détenus et sommés de travailler dans un dépôt de ferraille, métaphore assumée par leurs geôliers de la « refonte » espérée de ces éléments récalcitrants au nouveau régime - à l’exception d’un crémier présent la journée par zèle citoyen et que cela n’empêchera pas de terminer emprisonné ailleurs pour avoir relevé des libertés prises avec la réalité dans la mesure de l’accomplissement de certains quotas. Le film adapte, de nouveau pour Jirí Menzel, Bohumil Hrabal, écrivain truculent voire facilement grivois, dont les œuvres littéraires sont souvent plus brutales que le traitement qu’en faisait Menzel (si des personnages « disparaissent » ici, cela est traité de manière elliptique et ils réapparaissent au final quand on les comprend assignés à un travail plus éprouvant dans une mine). Il convient de garder une vision nuancée des divers degrés d’oppression et de bafouements des droits humains pratiqués de l’autre côté du Rideau de Fer : la Tchécoslovaquie était un pays relativement épargné. Le film montre une chape de plomb politique très réelle, très arbitraire, mais ce faisant, et sans vouloir prendre sa description pour argent comptant, permet d’évaluer la portée de cette oppression (il valait mieux pour le maintien de sa situation socio-professionnelle ne pas se faire remarquer d’une personnalité politique pour des propos perçus comme dissidents, le déclassement agressif et la détention sont de mise) et ses limites (ces personnages injustement envoyés aux travaux forcés ne perdront pas la vie, la nature de leur détention crée des liens de sympathies relatives inévitables avec leurs gardiens). À sa sortie en 1990, le film recevra rétrospectivement un Ours d’Or, à une époque où l’Ouest se félicitait de mieux valoir que l’Est... ignorante du glissement qui pousseraient les pays « libres » à également pratiquer le gardiennage, mais dans des « stages » pour apprendre à rédiger un c-v et qui pratiquerait sa propre guerre aux indésirables via le fonctionnement de l’aide sociale. Au final, le film apparaît comme une fable assez universelle sur la manière dont des personnes différentes entre elles (dont des artistes et des intellectuels) se retrouvent persécutées par une machine étatique les regroupant sous la même appellation générique et qui se témoignent au sein de cette relégation de l’humanité comme elles le peuvent, par des petits gestes et des attentions modestes.

Car Menzel est un cinéaste de la délicatesse, qui s’il crée des personnages exubérants, aime à les contraster avec des timides (Václav Neckár, après Trains étroitement surveillés, joue un autre garçon réservé). Il y a l’érotisme franc de la manière dont des détenus épient au coucher les femmes dans une autre baraque avec qui ils partagent une partie de leurs journées de travail mais pas leur temps libre, femmes qui pour certaines d’entre elles ne sont du reste pas exactement farouches, mais il y a aussi, dans ce monde froid et isolé, un besoin de contact élémentaire qui se traduit par le toucher le plus direct : entre des doigts devant le feu, entre deux corps qui s’étreignent sans même s’embrasser ou se caresser. Au-delà de la frustration sexuelle, et avant celle-ci, une demande affective on ne peut plus physique est révélée. Le film s’intéresse en premier lieu au groupe d’hommes, constitué d’un ancien professeur de philosophie, d’un procureur (ici pour avoir exprimé une fois l’idée que dans une procédure de droit la défense ne fait pas partie de l’accusation), d’un saxophoniste, mais aussi d’un menuisier ou d’un barbier. Ce groupe hétéroclite, franchement bigarré, plutôt marqué par des rapports de camaraderie, fantasme sur les détenues de l’autre sexe. Au sein de ce groupe émergent deux figures : Jitka (Jitka Zelenohorská), amoureuse, et c’est réciproque, du jeune Patek (Neckár), ainsi que la plus exubérante Lenka (Nada Urbánková), à l'évidence ici pour le malheur de ne jamais savoir la fermer. Tous et toutes sont surveillés par un gardien, Andel (Jaroslav Satoranský), jeune homme issu d’un milieu ouvrier, pas bavard, distant, quotidiennement partagé entre sa volonté de faire appliquer le règlement du lieu (pour l’essentiel : pas de rapports personnels hommes/femmes) et de ne pas avoir à intervenir. Il se marie au moment du récit à une Tzigane, Tereza (Tereza Galiová), mais avait sous-estimé l’écart entre sa culture et la sienne.

À cet égard, le film esquisse au passage un portrait fascinant des rapports entre Slaves et Tziganes à l’époque. Ne comprenant pas les rites de mariage d’une autre communauté (voulant qu’on verse du vin sur la robe de la mariée), le jeune marié tchèque se rue sur ses beaux-frères et quitte finalement en sa compagnie leur propre fête. La jeune fille n’ayant pas été éduquée de manière sédentaire, elle vit mal son quotidien dans une maison (préférant dormir sur du dur que dans un lit, ayant la nostalgie des feux de bois même en intérieur). Mais l’aspect le plus cynique du film (les rapports de couple étant ici plus question d’incompréhension malgré une bonne volonté mutuelle) porte sur l’attitude des représentants de l’État vis-à-vis du peuple tzigane. Celle-ci paraît d’abord marquée du sceau d’un mélange de paternalisme et de bienveillance. La propreté est la clé de la santé, il faut donc laver toutes les frimousses roms du coin (ce qui réjouit d’ailleurs les enfants). On remarque que l’administrateur chargé de ce nettoyage à l’éponge (Rudolf Hrusínský) préfère largement les faciès juvéniles à ceux des vieilles femmes, qu’il évite sans s’en cacher. Il s’avèrera en fin de compte que ce qu’il préfère laver par-dessus tout sont les adolescentes à peine pubères, dans un cadre suffisamment privé de préférence. En débitant des tartufferies sur les anges que sont les hommes et la loi morale que chacun a dans le cœur, deux fonctionnaires s’affairent avec zèle à cette tâche impérieuse.

Outre les slogans orwelliens (« Travaillons dans la joie ! » aux travaux forcés) qui parsèment le décor, le film s’intéresse à la manière, forcément assez risible, dont le régime organise sa propagande. Les détenus sont utilisés pour tourner un spot anti-impérialiste (on amène des plantes vertes à la ferraille à cette occasion) où ils peinent à débiter les répliques idéologiquement enthousiastes qu’on leur a assignés. Dans un gag digne du muet qui inspire largement Menzel, deux ouvriers repartent peinturlurés en blanc de la pose contre un mur où ils servaient à former deux figures édifiantes. Une institutrice fanatique amène sa classe observer les « réactionnaires » comme on irait au zoo, avant qu’un détenu n’adresse devant ces enfants la question des disparus récents. Mais dans ce monde à l’envers où il faut dire blanc pour noir et noir pour blanc (avec formules oxymoriques genre « l’acier de paix »), parler vrai, ou parler tout court, est un danger immédiat pour sa situation. Si la possibilité de se marier avec Jitka avait été reconnue à Pavel (celle-ci l’attend dans une cabane à la ferraille prévue pour qu’ils consomment leur « journée » de noces, après un mariage dont le consentement s’est fait à distance), il se retrouve embarqué, alors qu’il se rendait au sacrement de cette union (et sur ordre capricieux de celui-là même qui a autorisé ce mariage) vers la cérémonie d’accueil d’un politicien. Sur place, il ne peut s’empêcher d’adresser à ce haut fonctionnaire la même question des disparus... qu’il rejoint donc fissa, dans une mine pour deux ans.

En descendant à la mine (alors que Jitka l’attend non loin de ce retour des travaux forcés), Pavel regarde vers le ciel au-dessus de l’ascenseur qui le mène aux tréfonds. C’est une posture que prennent souvent les personnages juvéniles de Menzel, comme s’il leur fallait bien un ciel étoilé, et non pas uniquement l’assurance d’une loi morale (si facilement corrompue) au fond du cœur. Les personnages qui expriment des idées morales de vive-voix le font dans le film surtout par duplicité, en tout cas en se dédisant rapidement. Le communisme en général du crémier zélé est contredit en particulier par la façon dont il offre une belle tenue à un seul de ses enfants (il promet certes aux autres que la leur viendra, avant de disparaître pour un commentaire déplacé). Dans une bonne logique de Guerre Froide (qui ne s'est pas tant atténuée que ça depuis), il est toujours plus facile de voir la paille dans l'oeil de son voisin que la poutre dans la sienne. En lieu et place de Dreiser, Chaplin et Picasso (trois artistes contempteurs du capitalisme et donc politiquement corrects dans ce contexte), un détenu dit dès lors s’intéresser à la contemplation du destin de sa logeuse, qui quitte la journée sa famille nombreuse pour rester plantée devant une bétonnière qui fonctionnerait sans elle. Ce qui oppose sa vérité à l’absurdité des régimes totalitaires n’est pas dans le film les belles paroles de ses rouages humains, mais la candeur butée, silencieuse, de témoins impuissants et attristés, qui n’ont pour eux que la mélancolie de l’attente. Attente d’autant plus poignante au vu de celle que le film endurera.

DANS LES SALLES

Alouettes, le fil à la patte
 de Jirí Menzel  (tcéchoslovaquie, 1969)

DISTRIBUTEUR : MALAVIDA FILMS / SORTIE LE 23 FEVRIER 2022

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Par Jean Gavril Sluka - le 23 février 2022