L'histoire
Nicolas (Niko Tarielashvili), jeune homme d’extraction aristocratique, se rend la journée dans Paris intra-muros pour se fondre, avec ses petits boulots, parmi le peuple qui y passe ou habite. Autour de lui, la vie de dizaines de personnages hauts en couleur de toutes origines sociales. Il n’y a là que les très riches qui puissent vivre en apesanteur.
Analyse et critique
« Méfie-toi, l’habit fait pas le moine. Tu sais, les grosses motos… Pfff… » L’habit, le moine : une dialectique centrale de la période française d’Otar Iosseliani, qu’en déraciné la question de l’authenticité préoccupait peut-être d’autant plus. Nicolas, dix-neuf ans, fils de très bonne famille, fuit le château familial la journée pour, rollers aux pieds, faire le laveur de vitres, puis la plonge dans un restaurant du centre-ville parisien. Ce n’est pas avec lui que la jolie serveuse d’une brasserie-restaurant familiale voisine finira par se marier, mais avec un « vrai » pauvre vivant, lui, réellement de petits boulots du même acabit. Sorti de sa minuscule piaule, un terrier citadin, ce prétendant plus chanceux enfile le beau costume trois-pièces avec lequel il donne le change, puis emprunte sa bécane à un motard du coin. Il la lui rendra en fin de journée, le plein refait. Une péniche arrimée à la Seine peut lui servir à inviter les nénettes, quand il ne les transporte pas simplement vers les bois voisins… tout cela lui valant au final claques sur claques de celles qu’il a traitées, au mieux, en goujat. Son humiliation peut paraître attendrissante et lui regagne l’indulgence de celle qu’il a pourtant limite agressée. Bref, les filles ne vont pas aux plus nobles soupirants et il pourrait y avoir là quelque chose de l’aristocratisme (de fait sensible) d’Iosseliani, qui opposerait la conduite mieux élevée, et inefficiente, d’un sang bleu à un tempérament qui, plus bovin, s’ouvre plus d’entrées sur son passage – constat à peine nuancé par la tendance du premier à faire unilatéralement des plans de vie commune avec qui il n’a même pas encore vraiment fait connaissance. C’est plus compliqué : Nicolas, qui s’entoure de SDF, qui trouve pour l’un d’entre eux un chien et une meilleure formule pour sa pancarte de mendiant (l’informant au passage que le chômage, ça n’apitoie plus personne), finira très brièvement en prison avec ce dernier. Ça lui remettra directement les idées en place, son comparse se retrouvant abandonné sans la moindre trace de remords sur le seuil du pénitencier. Sa mère l’accueille tel le fils prodigue à la propriété. Le Prince Hal deviendra bien un jour Henry V. Quant à la belle serveuse, elle sera venue dans la demeure sans ni l’y reconnaître ni même le croiser.
L’échappée finale, la vraie, n’est pas celle du fils, mais de son père, interprété par Iosseliani lui-même, qu’on n’avait jusqu’alors vu qu’imbibé, occupé par ses trains électriques, par la chasse et ses chiens, par le fait de coucher avec la bonne à qui cela coûtera sa place de part le courroux de l’épouse, celle-là même qui repousse le mari autant que possible dans leurs appartements, histoire qu’il ne croise pas en état d’ébriété les invités de la soirée. Accompagné d’un complice, il prend, littéralement, le large. On pourrait croire, quand ils passent sous le regard de la congédiée reconvertie en escaladeuse, qu’une retrouvaille est envisageable, mais c’est l’océan qui les appelle, une grande étendue où ne fera que s’accentuer leur insignifiance. Encore très Géorgien en cela, il picole en chanson. Autoportrait ? Adieu plancher des vaches! dresse le portrait de nombreux habitants de la capitale française, multipliant les portraits plus encore qu’Iosseliani ne l’avait fait par le passé, témoignant d’une grande acuité dans sa compréhension de la société qui l’a accueillie. Ce qui est patent également est qu’il n’y trouve pas complètement sa place, que de manière semi-volontaire il s’en tient à distance, sans nullement la mépriser, étant au contraire généreux dans ce que son sens de l’observation embrasse. C’est toutefois un pays très inégalitaire, une capitale où beaucoup dorment dehors, qu’il met en scène. Le petit peuple parisien des Favoris de la Lune galère plus que jamais, évolue dans un centre-ville moins sûr. L’aristocratie elle, se reconvertit à la nouvelle richesse par les deals douteux qu’elle organise avec la bourgeoisie financière. Les deux castes couchent ensemble : la mère s’unit contre son époux avec le queutard affairiste dont elle sourit de l’habitude quotidienne du sexe tarifé groupé. C’est vers cette France-là que le gars qui en veut regarde quand il espère faire fortune on ne sait pas trop comment – et feindre celle-ci en attendant.
Les cadres regorgent de personnages, interagissant dans des mécaniques horlogères burlesques où, comme souvent chez Iosseliani, la parole, le contenu des propos acquiert une place secondaire par rapport à la dynamique des corps, de leurs mouvements respectifs. Cette composante primitive ramène son cinéma à celui des origines, au muet, à la fois à son versant burlesque keatonien/chaplinien et à l’avant-garde soviétique mettant en scène non pas un individu mais une collectivité. Cette approche est idéale pour traiter de la ville, où des liens causaux s’établissent entre des êtres qui pour la plupart ne se connaissent pas. L’indifférence et la méconnaissance règnent dans ce ballet d’âmes chacune en demande. Celui qui s’affranchit, non seulement du besoin, mais du désir, finit par fuir, vers un ailleurs dont l’idéal ne s’articule pas. Iosseliani, réfractaire à l’utopie, ce qui n’est en aucun lieu, finit pourtant par faire miroiter un non-lieu au milieu de nulle part, pure tentation du vide. Son anti-utopisme (qui finit ici par se renverser en son envers) s’inscrit obsessionnellement quelque part, dans des lieux, des rues et quartiers minutieusement filmés, où aucun mouvement humain (ou animal) n’est laissé au hasard. Cette tentation de la démiurgie entretient un rapport avec l'utopisme inavoué.
Dans la propriété, un marabout (l’oiseau, pas le guérisseur), auquel la maîtresse de maison est très attachée, se promène parmi les habitants et convives, altérité radicale qui par sa simple apparition ramène les activités humaines à l’absurde. Il n’a pas l’air de beaucoup apprécier le fils à son passage. Lui jalousant sa mère ? Sa capacité d’aller et venir comme bon lui semble ? Il lui faudrait alors détester aussi la mère qui s’envole en hélicoptère comme lui ne peut le faire de ses propres ailes. Il n’est pas libre. Même dans le jardin, sa place est dans une cage dorée, dont il sort certes pour quelques pas dans le périmètre. On sent un désir d’évasion chez Iosseliani, qui ne sait pourtant pas où aller, lui qui a déjà fui pour en arriver là. Paris attire : il y a la présence africaine dans les rues et sa vie courante, qu’il filme plus que ce n’était la norme dans le cinéma français de la période. Lui-même est allé filmer le continent africain, avec le village sénégalais d’Et la lumière fut. Le globe, il l’a arpenté, mais la Géorgie perdue comme véritable ancrage (bien qu’il y retourne parfois pour la filmer), le reste lui demeure d’autant plus étranger. D’où l’apparition chez lui, en Occident post-communiste, d’une tendance bien connue de l’ère soviétique : l’exil intérieur - par un imaginaire fantaisiste, le goût de la boisson et la flemme, la préférence accordée aux animaux, un épicurisme hédoniste (le film est très charnel, assez frémissant dans son rapport au désir)… Autant de manières joyeusement mélancoliques d’exorciser la lassitude, de meubler et habiter son quant-à-soi, de trouver de petits élans vitaux dans lesquels canaliser sa défiance, de ne pas « grandir », dans un film qui commence et se termine par le regard d’une enfant, captive d’un château cossu dont elle n’a pas l’âge de s’échapper. Que s’est-il transmis de plus d’un père à son fils, sinon un tour de passe-passe qui permet d’enrouler son prochain verre autour de soi, de faire la ronde avec avant de le boire ? Idiot peut-être, mais comme toute idiotie, elle est plus amusante à plusieurs. Ce tourbillon humain s'est bien avéré enivrant.
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coffret intégrale
otar iosselani
Blu-Ray
sortie le 3 décembre 2024
éditions Carlotta Films