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Critique de film
Le film
Affiche du film

The Savage Eye

L'histoire

Judith McGuire (Barbara Baxley) débarque à l’aéroport de Los Angeles. Elle vient de divorcer et espère refaire sa vie dans la cité des anges. Une voix l’accoste, c'est le narrateur, le film. Un dialogue s’instaure entre cette âme troublée et celui qui se présente comme « le poète ». Ensemble, ils traversent la ville, en s’enfonçant toujours plus loin dans les sept cercles de l’enfer.

Analyse et critique

The Savage Eye est un film oublié, une perle méconnue du cinéma américain, une œuvre tournée en toute indépendance et qui annonce par certains de ses aspects ce Nouvel Hollywood qui mettra encore huit ans à apparaître. Un projet hors norme que ce soit par l'histoire de sa conception ou sa forme d'une incroyable liberté.

Dans les années 50, la forteresse Hollywood commence à sentir ses fondations trembler. La place du cinéma dans la culture populaire est menacée par l’influence grandissante de la télévision, mais les studios restent accrochés à un système de production et à des choix artistiques qui vont les conduire au point mort, et ce dès 1960. Hollywood pense que répondre à la taille des téléviseurs par le gigantisme va résoudre tous les problèmes (Les Dix Commandements en 1956, Ben-Hur en 1959), mais ne comprend pas que la révolution opérée par la télévision n'est pas qu'une question d'accessibilité dans les foyers. Forme et fond sont en pleine mutation, et l'industrie cinématographique se révèle incapable de prendre la mesure du cataclysme qui s'annonce. Sentant qu’une ère est sur le point de s’achever, certains expérimentent, s’affranchissent des règles classiques et réalisent des œuvres libres, audacieuses, folles, et ce en dehors du système des studios. The Savage Eye fait partie de ces films. Son tournage débute en 1956, comme pour prendre la relève directe du Petit fugitif, autre œuvre collective et indépendante, et s'achève en 1960, Cassavetes prenant alors à son tour le relais avec Shadows.

La signature de The Savage Eye est collective, même si dans les faits on peut considérer le film comme étant celui de Joseph Strick. Pilote dans l’US Air Force, réalisateur, producteur, son parcours est des plus étonnant. Après la guerre, il achète une caméra Eyeno et tourne un film à la sauvette, Muscle Beach, qui est à sa grande surprise sélectionné à Cannes. Il commence à travailler dans le cadre des studios, mais une succession d'expériences désastreuses lui fait comprendre qu'il est impossible de tourner ses films tel qu'il l'entend. Il quitte momentanément le monde du cinéma et monte plusieurs entreprises d’électronique qui profitent de la Guerre Froide pour fructifier. Son unique objectif est de mettre assez d’argent de côté pour pouvoir passer un jour à la réalisation sans être lié au système des studios. C'est ainsi qu'il peut se lancer de façon totalement indépendante (avec parfois le soutien de sociétés de productions extérieures) dans l'expérience The Savage Eye, adapter James Joyce (Ulysse en 1967 et A Portrait of the Artist as a Young Man dix ans plus tard), Henry Miller (Tropique du Cancer en 1970) et Jean Genet (The Balcony, 1963), ou encore réaliser des documentaires contre le Vietnam (Interviews with My Lai Veterans, 1971). Ses seules concessions aux studios se révèleront catastrophiques, Joseph Strick se faisant à chaque fois renvoyer des tournages qu'il a eu le malheur d'accepter, comme Justine en 1969 où il est remplacé par George Cukor.

Strick rencontre Ben Maddow en 1946. Scénariste de Native Land, Intruder in the Dust, Asphalt Jungle, il a également participé sans être crédité à Johnny Guitar, contraint de travailler sous le manteau ou sous de faux noms durant la période du Maccarthysme. Il tourne beaucoup de documentaires contestataires, très proches des mouvements d’extrême gauche. Cette connaissance du matériau du réel lui sert pour écrire avec Joseph Strick The Savage Eye qui mêle brillamment, et de façon assez inédite, réel et fiction.

Quant au troisième co-auteur du film, Sidney Meyers, il se charge du montage. Meyers a réalisé quelques documentaires et The Quiet One en 1948, un film indépendant écrit avec James Agee et Helen Levitt, la grande photographe new-yorkaise que l'on retrouve au générique de The Savage Eye. C'est l'admirable travail de montage de Meyers qui donne au film cette musicalité urbaine si marquante (il était d'ailleurs violoniste au Cleveland Orchestra), ce sentiment d’un film-jazz qui nous emporte dans son tempo heurté et parfois dissonant. (1) Le travail de Meyers ressemble par bien des points à la méthode du "cut-up" que William Burroughs explore à peu près au même moment. En produisant un écrit à partir de la recombinaison semi aléatoire de fragments de textes (écrits originaux mais aussi articles de journaux ou extraits de catalogues), Burroughs et son ami Brion Gysin ont pour ambition de traquer ce que les textes originaux cachaient, de faire émerger ce qui y était implicite. L'idée est aussi de s'affranchir du carcan du langage, un piège qui structure la pensée. On retrouve de tout cela dans la construction de The Savage Eye, dans sa façon de déstructurer la narration classique et de mélanger scènes de fiction et images du réel, le but étant ici de faire ressortir ce cancer qui ronge l'Amérique.

Plus largement, le film s'inscrit par bien des aspects dans le mouvement de la beat generation et ce même si aucun des auteurs n'avaient à priori de liens avec Burroughs, Kerouac, Corso ou Ginsberg. On assiste ici à une concordance artistique et non à une volonté de s'inscrire dans ce mouvement naissant. Peut-être Meyers, Strick ou Maddow ont-ils assisté à la lecture en 1955 de Howl de Ginsberg, ce poème jazz qui est un cri lancé à l'Amérique matérialiste et qui s'achève sur une possible rédemption (soit une structure similaire à celle de The Savage Eye), peut-être ont-ils lus Corso ; mais c'est à partir du succès de Sur la route (1957) et de la parution du Festin nu en 1959 (même s'il est écrit entre 54 et 57) que le mouvement beat est vraiment identifié. Toujours est-il que The Savage Eye pourrait en être le versant cinématographique, que ce soit pour la place qu'il accorde à la femme, pour la musicalité (« Le beat c'est le tempo à garder, le battement du cœur », Kerouac) ou pour la vision d'une Amérique mourante qui survit en écrasant les plus faibles. John Clellon Holmes, en donnant sa définition de la beat generation (2), pourrait tout aussi bien offrir la description parfaite de The Savage Eye : « The origins of the word "beat" are obscure, but the meaning is only too clear to most Americans. More than mere weariness, it implies the feeling of having been used, of being raw. It involves a sort of nakedness of mind, and, ultimately, of soul ; a feeling of being reduced to the bedrock of consciousness. In short, it means being undramatically pushed up against the wall of oneself. »

Par sa narration éclatée et la forme hybride de sa mise en scène, The Savage Eye s’impose donc comme une œuvre hors norme. Mais ses partis pris expérimentaux ne sont pas une coquetterie, plutôt une manière pertinente et d'audacieuse d’imbriquer trois récits d’éclatement : celui de la société américaine, du cinéma classique hollywoodien et du personnage de Judith.

The Savage Eye est une coupe transversale de la société américaine. Notre guide est Judith, une femme tout juste divorcée. Une décision qui dans l’Amérique des années 50 la place de facto à l’écart. Judith est, malgré elle, une femme hors norme, alors le film le sera aussi. The Savage Eye est un magnifique portrait de la place des femmes dans la société, et plus largement le constat de ce que les conservatrices et puritaines années 50 ont pu causer comme dommages profonds au sein du peuple américain. Judith, qui se fait appeler Mme X (prononcez Mme Ex), est le produit des névroses de l’Amérique et sa vie en perte de repères, cet équilibre précaire qui la maintient sur le fil de la folie, détermine la forme éclatée du film.

La plus belle idée du film est qu’il se construit autour d’un dialogue entre celui-ci et son héroïne. Dialogue au sens le plus littéral (enfin, cinématographique) du terme. Le narrateur, qui est le film (il se présente aussi comme le poète, la conscience de Judith, son Dieu, un fantôme...), parle de la foule d’un aéroport, de cette multitude de visages anonymes qui la composent. Puis son attention est captée par Judith. La voix s’approche d’elle (et donc le film : du plan d'ensemble au gros plan de son visage), s’interroge sur son histoire, finalement la questionne et elle de lui répondre. Ce dialogue qui s'instaure entre le film et son personnage entraîne à sa suite la fiction. Tout le film semble se construire, s'inventer au contact de Judith. Absorbé par ce personnage, amoureux, il lui offre tous ses moyens pour lui permettre d'évoquer son mal-être, ses craintes, pour révéler ses espoirs, pour incarner ses rêves. Judith évoque une idée, une succession de plans l'incarne. Elle parle d'un lieu, une ellipse lui permet de s'y rendre en un clin d’œil. Gros plans, inserts, servent à rendre l’horreur ou la beauté du monde en fonction de son ressenti.

Judith espère se régénérer en se rendant à Los Angeles, elle va au contraire y retrouver amplifiés tous ses traumas. La ville devient un cauchemar qui donne corps à ses peurs, à ses échecs et à ses illusions perdues. Elle veut profiter de sa liberté, mais chaque expérience qu’elle tente lui renvoie à la figure la vacuité de son existence. Au lieu de se remplir, elle se vide. Mais c’est en se vidant qu’elle parvient à s’arracher au clinquant de ce que lui offre l'american way of life. Ne pouvant que constater qu’elle ne peut soigner son mal-être existentiel dans le consumérisme, la religion, ou en se noyant dans la foule, elle ouvre les yeux sur ce qui se trouve derrière la façade triomphante de la grande Amérique et découvre un monde désespérément vide, sans culture, infantile et carnassier.

The Savage Eye nous plonge dans un Los Angeles inédit, une ville vulgaire, arrogante et bigote. Ben Maddow, lorsqu'il écrit la première version du scénario, a pour idée de décrire la ville à la manière de William Hogarth , un peintre anglais du XVIIIème siècle qui retranscrivait de manière violente et féroce, dans la tradition du satiriste, la vie de la cité. S'ajoute bientôt l’idée d’une construction concentrique qui épouserait les sept cercles de l’enfer de Dante. Judith tombe du ciel au début du film (elle descend d’un avion) et son parcours l'emmène vers les profondeurs de la ville. Il y a beaucoup d’ironie envers la religion, l’idée de pêché originel, dans le discours poétique de celui qui pourrait être un ange gardien. N’est-on d'ailleurs pas dans leur cité ? Et à voir l'état de celle-ci, on n'a guère envie de goûter aux plaisirs du paradis…

Le regard que porte le film sur l'Amérique est en décalage complet avec la vision habituellement véhiculée par son cinéma. C’est le regard d’une femme socialement mise l’écart et qui, d'un coup, regarde son pays et ses compatriotes avec un œil neuf. Le film nous transporte d'un club de striptease à un bal de travestis, d'une transe chrétienne qui tient de la cérémonie vaudou à une foule hystérique devant un combat de catch, de rues où errent des SDF hagards à la clientèle momifiée d'un salon de coiffure. Le film voit L.A. comme une « terre abandonnée » (wasteland), dévoilant son architecture prétentieuse et arrogante en la mettant en regard avec la pollution, la crasse et le mauvais goût. The Savage Eye nous plonge dans une ville étouffante et déliquescente, écrasée par un soleil de plomb qui serait ailleurs perçu comme une punition divine. Une ville culturellement exsangue, dont la population se vautre dans des jeux du cirque modernes (l’hallucinante scène de catch), dans une bigoterie confinant à la folie collective (la non moins hallucinante scène dans l'église) et dans la consommation, notamment du sexe, ce qui ne fait que mettre en avant l'hypocrisie de cette société profondément psychotique.

The Savage Eye rend aussi compte de cette Amérique qui a basculé dans l’ère du doute, de la paranoïa et de la peur. La société est pulvérisée, le grand rêve d'unité vole en éclats. Le film fait état de cette sensation d’implosion par la fragmentation de sa mise en scène, par la déstructuration narrative, une construction qui répond aussi à cette sensation qu'a Judith de voir sa vie déchirée en mille morceaux. Judith, L.A., les Etats-Unis, le film… tout est morcelé, éclaté. Sons et images sont presque toujours désynchronisés : plus rien ne raccorde, plus rien ne fait sens.

Le film travaille ainsi sur de multiples niveaux : c’est à la fois de la pure fiction, une œuvre expérimentale et, dans le même temps, un témoignage documentaire en prise avec le réel de l’Amérique de la fin des années 50. Le film arrache des lambeaux de réel et les intègre à sa fiction. Les nombreuses scènes de rues ont été filmées sans préparation, sur le vif, sans autorisations, à la manière du cinéma vérité. Ces images saisissantes, splendides, choquantes et terribles ont été glanées par Joseph Strick sur une période de quatre ans. Trois chefs opérateurs sont venus l'aider ponctuellement, sur leur temps libre, sur leurs week-ends. Jack Couffer et Haskell Wexler sont deux directeurs de la photographie réputés. Le premier a travaillé notamment sur Jonathan Livingstone le goéland, le second a reçu un Oscar pour Qui a peur de Virginia Wolf ? Helen Levitt, la troisième collaboratrice, est l'une des grandes photographes du XXème siècle. Elle a fait partie de la Photo League, groupe d’où sont par ailleurs issus les réalisateurs du Petit fugitif. Ses clichés des scènes de rues ont fait sensation et elle est une figure importante de la scène arty américaine. Loin de souffrir de ces multiples collaborations, The Savage Eye s'en nourrit. Le film est soudé par son propos, par la musicalité du montage, par le discours du poète, mais à l'intérieur c'est un foisonnement d'images d'origines diverses, de styles hétéroclites. Le film joue sur des tonalités multiples, des textures différentes, autant de regards croisés qui ne cessent de s'enrichir les uns les autres.

The Savage Eye est une œuvre miraculeuse. Tout dans ce film surprend, étonne : la forme hybride entre documentaire et fiction, le choc entre la poésie hallucinée de la voix off et la trivialité des images, les fulgurances expérimentales, le dialogue inédit entre le film et son personnage, l'osmose parfaite entre le discours et la forme, la violence avec laquelle il dépeint la société Américaine… On pourrait pour ce film utiliser ces qualificatifs par ailleurs tellement abusivement utilisés : film culte, OFNI, film météore... mais il en est un qui tout simplement lui suffit : chef-d'oeuvre.


(1) C'est Leonard Rosenman qui signe la partition du film. Ami de longue date de Joseph Strick, il a travaillé sur la musique de films comme Rebel Without a Cause, A l'est d'Eden, Le Seigneur des Anneaux (version Ralph Bakshi de 1978) ou Robocop 2. Il obtient un Oscar pour son travail sur Barry Lyndon.
(2) « This the Beat Generation », article paru dans le New York Times en 1952. A lire sur http://faculty.mansfield.edu/julrich/holmes.htm

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Lire l'entretien avec Joseph Strick

Par Olivier Bitoun - le 15 mars 2010