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Critique de film
Le film
Affiche du film

Martin

L'histoire

Martin est un jeune homme de 17 ans. Recueilli par son oncle Cuda à Braddock en Pennsylvanie, il est rapidement mis en garde par son tuteur : Martin est un Nosferatu, un vampire âgé de 84 ans, et Cuda doit sauver son âme avant de détruire son enveloppe terrestre. Des meurtres perpétrés par Martin semblent donner raison à son oncle, meurtres au cours desquels Martin boit le sang de ses victimes mais où aucun pouvoir fantastique ne transparaît. Alors Martin : vampire moderne ? fantasme d’une communauté intégriste ? tueur en série ?

Analyse et critique

"If he is our own child; if he is our primal conscience, looking back at us from the center of our souls, then Martin is a truly dangerous creature. For then he has us all figured out, while we haven't come close to understanding him." George A. Romero

Le film s’ouvre sur la montée de Martin dans un train et sa recherche d’une victime, séquence parmi les plus fortes de la riche filmographie de George A. Romero. Extrêmement découpée, elle se compose en partie d’une succession des gros plans d’une précision démoniaque qui amènent inéluctablement au cœur de la scène. Le spectateur est immédiatement plongé dans le film, et sans explication aucune, va assister au meurtre d’une passagère. Le noir et blanc fait son apparition alors que Martin a choisi sa proie. Il l’imagine l’accueillant amoureusement dans ses bras, et lorsque celle- ci lutte contre son agresseur, la vision fantasmée de la scène par Martin va venir contaminer la brutalité effective du meurtre en une juxtaposition inédite. Prodigieusement monté, le meurtre voit la fureur défensive de la femme céder la place à l’inquiétude, puis quasiment à son abandon dans les bras de son agresseur. C’est l’image même de la figure mythique de la victime d’un vampire qui succombe au charme érotique de la créature. Seulement ici, point de charme fantastique, mais l’usage d’un substitut chimique, la femme s’assoupissant sous l’effet d’une drogue. Cette séquence contient en germe ce qu’est Martin, incarnation de la frontière ténue qui sépare un fantasme religieux et mythique (le vampire et ses facultés fantastiques) d’une psychose ancrée dans le quotidien.

Martin est-il un vampire ou un adolescent psychotique ? Romero n’explicite pas les doutes semés par son intrigue et rien n’interdit d’imaginer que Martin est bel et bien un Nosferatu. Le réalisateur n’assène pas sa vision et laisse le champ libre à l’interprétation, comme ailleurs il refuse d’expliquer la raison de la présence sur terre des morts vivants (juste un laconique : « quand il n’y a plus de place en enfer, les morts reviennent sur terre ») ou le pourquoi de la disparition d’un visage (Bruiser). C’est que l’aspect fantastique de ces œuvres n’est que l’émanation de sentiments humains (la frustration dans Bruiser ou Season of the Witches) ou allégorie d’une société que Romero se plaît à disséquer (le quatuor des morts vivants). Que Martin soit un vampire ou non, il est de toute manière isolé comme nombre d’adolescent de son âge, vit les mêmes frustrations. Que Martin soit un vampire ou non, le fait est qu’il tue. Romero observe son héros en multipliant les pistes pour s’en approcher, montrant par là qu’une psychose destructrice est le fruit de nombreux éléments (frustration sexuelle, impuissance, crise d’identité, environnement familial et aliénation sociale…) mais n’est surtout pas réductible à un seul élément : « tu es mauvais, tu es un vampire ». Cette fixation de l’oncle Cuda sur le Nosferatu est la critique virulente d’une vision manichéenne du monde, religieuse et rétrograde.

« A l’origine, Martin est d’abord une blague. Que se passerait-il si un Vampire était vraiment condamné à vivre éternellement ? Sans doute devrait-il changer les photos de son passeport, de son permis de conduire… Au départ, l’idée était donc de faire une comédie sur les problèmes très concrets, triviaux même, auxquels serait réellement confronté un vampire. » (in. Simulacres). Si le projet abandonne rapidement les rives de la comédie, cette omniprésence du quotidien vient complètement envahir la mythologie du film de vampire, jusqu’à faire passer au second plan l’aspect fantastique pour se concentrer sur une vision naturaliste du vampirisme, vu alors comme reflet des troubles adolescents et véritable maladie mentale. Car Martin a réellement besoin de sang, dans son corps, dans sa chair. Et sa psychose se nourri de toute la fantasmagorie du vampire, véhiculée par l’obscurantisme de son oncle, seul moyen pour Martin de survivre mentalement à l’atrocité des meurtres qu’il commet.

Romero a toujours vu le cinéma fantastique dans lequel il œuvre comme un genre subversif, un moyen extraordinaire de faire des films incisifs sur les dérives du monde et sur la noirceur de la nature humaine. Si les amateurs de fantastique trouvent leur compte (certes à des degrés divers de réussite et d’intensité) en scènes sanglantes et en terreur dans la série de films qui a précédé Martin (Night of the Living Dead, The Crazies, Season of the Witch) ce dernier ne fait pas exception à la règle et est un spectacle particulièrement éprouvant pour les nerfs. Si désormais il est convenu que Romero montre l’homme, ses déviances, ses angoisses par le prisme du fantastique, c’était loin d’être le cas il y a encore quelques années. Et cette doxa critique ne doit pas à son tour éclipser le côté spectaculaire du cinéma de Romero, cinéaste qui est tout autant le fruit de la culture populaire des 50’s et de la contestation des 60’s. Réduire Romero à un cinéaste engagé, comme toute la presse ciné vient de le faire autour de Land of the Dead, le quatrième volet des morts vivants, en évacuant quasiment systématiquement toute référencer au film de genre pour se concentrer uniquement sur le brulôt anti-Bush du projet, est particulièrement dangereux pour l’auteur. Car si le cinéma fantastique est par essence contestataire, il ne faut pas que le pamphlet dépasse le genre, que le message prenne le pas sur l’angoisse que le film doit distiller, au risque de manquer complètement sa cible. Jeter un voile pudique sur tout ce que Romero filme, oublier les déferlements gores de Dawn et Day of the Dead, c’est vider son cinéma de sa moëlle, le rendre respectable, ce que le cinéma fantastique ne devrait jamais être. C’est aussi risquer que l’auteur lui-même finisse par accorder plus d’importance à son message qu’à la peur qu’il se doit d’instiller, travers dans lequel est d’ailleurs tombé Romero avec Bruiser.

Martin est en parfait équilibre entre ses deux rivages, les scènes réellement tétanisantes, effrayantes (l’agression d’un couple est un autre sommet) ponctuent une narration qui s ‘écoule au rythme mélancolique d’un quotidien saisi dans sa simplicité. Rares sont les films qui parviennent à faire se côtoyer parfaitement ces deux facettes (Season of the Witch peut à cet égard être vu comme un brouillon de Martin), à injecter aussi précisément l’horreur dans le quotidien, ou plutôt à les joindre intimement. Le film a un ton très naturaliste. On voit Cuda tenir son échoppe, sa fille préparer les repas, les gens vaquer à leurs occupations, et c’est de ce naturalisme que naît le malaise. L’irrationnel prend naissance dans ces faits et gestes ordinaires et les scènes les plus banales se teintent d’une angoisse sourde. On sent que chaque personnage est au bord de l’implosion et que Martin est une sorte de catalyseur de leurs peurs et de leurs fantasmes : l’oncle Cuda en fait l’objet de son obsession religieuse, une femme esseulée se raccroche à lui pour ne pas sombrer dans l’enfer de son couple… Martin est un réceptacle, un véritable héros tragique offert en sacrifice à une société en déliquescence. La ville de Braddock est l’image même de ce monde mourant, « The Magic is all gone » dit Martin. La musique absolument sublime de Donald Rubinstein, achève de donner au film un ton poignant, mêlé de tristesse et de nostalgie. Dans le cinéma de Romero, le fantastique est un moyen d’échapper à l’aliénation. C’est la sorcellerie vers laquelle se tourne l’héroïne de Season of the Witch, la folie destructrice qui s’empare des habitants de The Crazies, le vampirisme qui rassemble autour de Martin les fans (il intervient dans une émission radio) et les combattants du mal (exorcismes, foule à la poursuite du Nosferatu). Les meurtres de Martin ne sont d’ailleurs peut-être qu’un autre moyen de transfigurer son quotidien, de s’affranchir de la tristesse de la banlieue dans laquelle il évolue, de se reconstruire une vie où il est désiré et craint.

La transfiguration du quotidien passe par des scènes fantasmatiques en noir et blanc qui ponctuent le parcours de Martin. Scènes de son passé de vampires pourchassé dans les Carpates, vision décalée des meurtres qu’il commet où ses victimes l’invitent dans leurs lits. Toute une imagerie gothique est ici convoquée dans une représentation caricaturale nourrie de toute l’iconographie des films de Vampire. La demeure de Cuda, avec ses icônes religieuses omniprésentes, ses crucifix, ses gousses d’ails, se plie aussi à ce folklore suranné et au fantasme du vieil homme à être une incarnation de Van Helsing. L’architecture même de la ville dévoile des apparences médiévales qui se mêlent aux paysages d’une banlieue sinistrée (voix de chemins de fers, parkings de supermarché, casses automobiles). Des immeubles semblent par moment s’élever comme des cathédrales, décors dont la puissance est accentuée par des contre plongées appuyées. On a ainsi le sentiment que toute la ville est contaminée par l’irrationnel, à la fois perception chimérique de Martin et de son oncle, et berceau de leur folie respective. Si la névrose de Martin est spectaculaire, celle de Cuda est plus insidieuse et bien plus répandue celle du jeune homme et on imagine aisément que son intégrisme est à la base d’un traumatisme enfantin de Martin. Vision fondamentaliste de la maladie mentale qui ne peut s’expliquer que par la possession démoniaque. Martin tente, quand il le peut, quand il n’est pas submergé par ce folklore, de lutter contre cette conception archaïque. Il tente de ramener son oncle à la raison, en lui montrant qu’il peut croquer dans de l’ail et tenir un crucifix. Quand dans une scène, il apparaît en vampire, c’est un véritable vampire de pacotille avec tenue grandiloquente et fausses dents… une manière de décrédibiliser le mythe, de se moquer de son oncle et de ses croyances ancestrales. Gestuelle, costume… tout confère à donner à cette scène, qui se passe près d’un manège, une apparence de foire. Le film est une lutte constante entre la normalité, même si elle passe par l’acceptation d’une psychose, et le fantastique. Une séquence est à cet égard très parlante : lors du meurtre d’un clochard, toute l’imagerie gothique s’évanouit, et c’est juste la crasse, le côté misérable dénué de toute afféterie, qui explose, qui saisit Martin. Ce meurtre ne se pare par de l’aura érotique habituelle. Martin est alors sexuellement satisfait, et étant devenu l’amant d’une habitante de Braddock, seul son besoin de sang le pousse à tuer. Il n’a plus la possibilité de se réfugier dans une vision fantasmée. La sexualité est omniprésente dans le film, avec ses complexes de castration (une scène avec John Amplas et Christina Romero, où le jeune homme prend un coupe cigare et tranche une branche de céleri, de multiples scènes où il coupe des légumes en petits morceaux) et la frustration qui amène Martin à faire de ses victimes des compagnes. La dimension érotique du vampirisme est clairement énoncée : ce n’est pas le sang qui est convoité, mais bel et bien la consommation de sexe, Martin s’entourant des bras de ses victimes endormies, les étreignant amoureusement.

Alors que la production fantastique actuelle stagne dans les remakes et le second degré, que la renaissance du genre est annoncée à grands cris à chaque fois qu’un film sort un tantinet du lot pour être aussi vite oublié, que seule l’Asie nous permet encore d’échapper à l’esthétique abominable imposée par des producteurs décérébrés qui confondent pub et cinéma, il est vivifiant de se replonger dans le fantastique des années 70 ou de véritables auteurs arrivaient à réaliser des œuvres radicales et crues, bourrées d’intelligence et de sincérité. Martin a été tourné pour un budget ridicule de 270,000$, en l’espace de six semaines. Figurants et acteurs viennent de l’entourage de Romero et de son équipe, la maison de Cuda a été gracieusement prêtée par une vieille dame tandis que la police même mettait à disposition ses véhicules., Cette manière de concevoir un film loin des studios, en toute indépendance, terme tellement galvaudé mais qui ici le décrit parfaitement, était alors possible grâce au statut de B Movies qui permettait à de tels films de tenir l’affiche durant une longue période. Ainsi ils se faisaient connaître sans avoir recours à la publicité et des œuvres radicales et décalées, qu’aucun studio n’aurait soutenu, pouvaient voir le jour sans être soumis au diktat imbécile des publicitaires et de ceux qui ne voient dans le cinéma que merchandising et box office. Martin tint ainsi 18 mois en séance de nuit, rencontra tranquillement son public et acquit tout naturellement son statut de film culte.

Au-delà d’un mode de production salvateur, il faut également admettre que si Martin ne donne jamais l’impression de souffrir de son budget, c’est grâce à la motivation et au talent de chaque participant. Si le tournage en 16mm accentue grandement le côté cru de la photographie, c’est à son chef opérateur qu’on le doit. Pour sa première expérience à ce poste (poste qu’il ne tiendra d’ailleurs que dans des films de Romero) Michael Gornick fait preuve d’une maturité étonnante en captant à merveille les intérieurs, les visages, les vues de Pittsburgh. Il joue du grain de la pellicule et donne au film, sous l’œil savant de Romero, une beauté étrange et envoûtante. Si la beauté renversante de la musique transcende complètement le film, le son et le mixage jouent un rôle primordial dans la conception de l’univers si particulier de Martin. Romero dit s’être inspiré des Contes d’Hoffman de Michael Powell et Emeric Pressburger, dans des expériences visuelles et sonores où il fait s’opposer un découpage haché à une musique ralentie à l’extrême. Croyance dans les vertus du cinéma, inventivité, honnêteté, investissement, autant de valeurs qui remplacent le budget le plus confortable. Si l’on ajoute à cela l’interprétation incroyable de John Amplas, qui ouvre constamment son jeu et donne mille facettes au personnage de Martin, on obtient ce qui est pour beaucoup le meilleur film de George A. Romero, son œuvre la plus belle et la plus triste.

Notes :
- Les captures sont issues du dvd, et ne respectent donc pas le format d’origine du film.
- Il existerait, selon Romero lui même, une version originale du film de 2h45 (il en fait mention dans les commentaires audio de l’édition Anchor Bay) entièrement en noir et blanc. Mais cette copie du film aurait été subtilisée du laboratoire.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 28 octobre 2005