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Critique de film
Le film

Le Docteur Mabuse

(Dr. Mabuse, der Spieler - Ein Bild der Zeit)

L'histoire

Dans les temps troublés de la République de Weimar, le mystérieux docteur Mabuse use de ses pouvoirs psychiques pour perpétrer des crimes audacieux dans le plus grand anonymat. Sur les traces de ce génie du mal, le procureur Von Wenck se lie d’amitié avec Gerhard Hull, jeune industriel fortuné. Ce dernier, qui a été la victime d’une étonnante arnaque au jeu, va l’introduire dans le milieu interlope du Berlin nocturne.

Analyse et critique

UN SERIAL TOTAL

... les 5 premières minutes
Point de vue sur les mains manucurées de Mabuse. Celui-ci tient les photographies de nombreux personnages en éventail, comme des cartes à jouer... il pioche dans un important paquet serré dans un casier et se compose une « main ». Il bat son jeu, coupe et tire l’un des portraits, le contemple et le tend négligemment par-dessus son épaule dans l’attente d’être servi... mais rien ne se passe. Au milieu d’un dressing, un serviteur impeccablement mis semble hagard et fébrile. Il n’a pas vu le geste d’impatience de son maître. Spoerri est cocaïnomane. S’ensuit un bref échange entre le maître et le domestique : Mabuse chassera son factotum s’il le revoit sous l’effet de la drogue ; celui-ci se tirera une balle dans la tête si jamais il est congédié. A l’issue du psychodrame, Spoerri s’exécute diligemment tandis que le professeur tire une montre de sa poche. C’est le début d’une opération orchestrée par le diabolique docteur depuis son bureau : plusieurs acolytes mènent une action parfaitement synchronisée, véritable ballet du crime, dans le but de subtiliser un important contrat commercial. Mabuse a maintenant opéré sa transformation physique qui l’a rendu méconnaissable et peut, grâce à un étonnant stratagème, récupérer le dossier dérobé. Un peu plus tard, grimé en ivrogne, Mabuse se rend dans une de ses caches des bas-fonds de la ville où des aveugles sont employés au conditionnement de faux billets de banque pour le compte du maître. C’est à la Bourse - temple de la finance internationale - et avec cette monnaie de mauvais aloi, que va être commis le véritable crime, sans violence ni contrainte... un casse d’un nouveau genre.

Bandits et justiciers
En cette année 1921, le cinéma n’était plus tout à fait un art neuf, ni Fritz Lang un metteur en scène novice. Ce premier opus languien consacré au personnage de Mabuse s’inscrit dans une tradition déjà bien établie, celle du film à épisodes, ou sérial. Lang avait découvert le sérial lors de son séjour parisien en 1914 avec les Fantomas de Louis Feuillade ou les Rocambole de George Denola. C’est un genre d’essence populaire, héritier des romans-feuilletons de la fin du XIXe siècle, de Jules Verne autant que de Dumas, mais qui a su captiver toute une génération même parmi les intellectuels. Il suffit de lire les merveilleuses pages de Louis Aragon sur les Vampires de Feuillade pour mesurer combien ceux qui ont connu la Première Guerre mondiale se sont attachés à ces histoires légères, pleines de rebondissement et de suspense, développant une imagerie savoureuse et campant des héros et des bandits hors de la norme d’un quotidien un peu morose. C’est aussi la revanche d’un art populaire vigoureux contre un art officiel académique et empesé. C’est enfin un domaine d’expérimentation narrative où la poésie côtoie le réalisme avec un certain bonheur.

Ce sont sans doute ces nombreux atouts qui enthousiasmèrent le réalisateur quand lui et sa collaboratrice, la romancière et scénariste Théa von Harbou, décidèrent d’adapter Dr. Mabuse der Spieler, roman-feuilleton du journaliste luxembourgeois Norbert Jacques publié dans le Berliner illustrierte Zeitung. Fritz Lang venait juste de terminer Der Müde Tod (les Trois lumières), un ambitieux conte philosophique et métaphysique d’où le romanesque et le fantastique n’étaient pas absents ; le scénario original de Fritz Lang et Théa von Harbou mélangeait des tableaux de diverses époques en chapitres alternés. La qualité de la réalisation et des décors, la portée mystique de cette histoire mettant en scène la Mort, lasse de prendre des vies, valurent un succès et une renommée internationale au réalisateur viennois. Passer d’un sujet si élevé à un roman de genre pouvait paraître un pari audacieux mais le script de Mabuse avait tout pour plaire au producteur Erich Pommer. Celui-ci dirigeait la Decla (Deustche Eclair), maison de production issue de la firme française Eclair qui avait elle-même connu un grand succès avec les Exploits de Nick Carter, un des touts premiers sérials réalisé par Victorin Jasset entre 1908 et 1910. L’équipe de Mabuse pouvait s’appuyer sur une tradition bien établie et Fritz Lang, qui en était à son neuvième tournage en deux ans, sur une expérience solide.

Entre tradition et audaces
Au gré d’un cursus un peu chaotique, Fritz Lang reçut une formation artistique assez complète. Nul doute qu’il eut très tôt l’intuition du potentiel plastique du sérial. Pour son premier film Halbblut (La Métisse, 1919, avec Ressel Orla, la vedette féminine de la Decla), mélodrame reposant sur un classique triangle amoureux, il avait déjà déconcerté la critique par son usage du studio pour recomposer des paysages aux accents picturaux ; avec ses films d’aventure, il put aller encore plus loin. Il écrivit lui-même le scénario de son troisième film, Die Spinnen (Les Araignées, 1919) ; en multipliant à foison les péripéties, il s’était octroyé une grande latitude dans la composition de décors exotiques saisissants, n’hésitant pas à concevoir lui-même certains éléments-clefs.

Avec Mabuse, les possibilités du sérial sont encore démultipliées car l’enquête du procureur Von Wenck se double d’une plongée dans une atmosphère urbaine nocturne et contemporaine, nouvelle sensation dans le genre même du film à sensations, comme l’appelaient les Allemands. Coïncidence ? Mabuse était le surnom d’un peintre néerlandais de la Renaissance, un patronage pictural qui sied fort bien à l’œuvre de Lang. Certes, du point de vue narratif, le découpage en actes - constituant autant d’épisodes forts en suspense et en rebondissements -, l’usage prédominant des plans fixes larges, le recours aux fards et maquillages pour redessiner les visages des comédiens et en accroître l’expressivité, sont des techniques traditionnelles éprouvées. Elles servent l’histoire en accentuant la lisibilité des événements, des enjeux et des passions. Il faut d’ailleurs souligner la très bonne qualité de la dramaturgie de ce Mabuse, digne de l’amateur de théâtre qu’était Fritz Lang. Dans le dernier acte du premier volet, il faut voir et goûter l’admirable scène de la confrontation des femmes de Mabuse et de Wenck dans une cellule : l’une est abandonnée par son maître, l’autre est convoitée par les deux ennemis. L’une joue, l’autre est le jouet... mais les rapports évoluent sans cesse. La mise en scène et le cadrage donnent en alternance la prédominance à chacune, tour à tour dominatrice ou accablée. Toute la technique est au service du jeu très expressif des comédiennes. Pourtant, une analyse plan par plan démontre l’usage d’une syntaxe nouvelle encore discrète mais fort efficace : entre les plans larges plus ou moins heureusement raccordés se glissent quelques plans rapprochés. Ceux-ci, courants dans le sérial depuis quelques années, ne servent plus ici seulement à attirer l’attention sur un détail (fonction que l’on retrouve quand même à maintes reprises dans Mabuse) mais introduisent un rapport plus intime avec les personnages et dénotent un intérêt nouveau pour l’étude psychologique.

D’autres expérimentations sont bien plus visibles, comme l’usage de la lumière, des décors et des effets spéciaux et il faut revenir deux ans en arrière pour en saisir les tenants et aboutissants. En 1919, Fritz Lang avait été sollicité pour le tournage du Cabinet du Dr. Caligari. Il avait du y renoncer sur la demande d’Erich Pommer pour se consacrer à la deuxième partie des Araignées. Il donna toutefois des recommandations qui furent en partie suivies par Robert Wiene et se montra attentif aux innovations des décorateurs (Hermann Warm, Walter Röhrig et Walter Reimann) et du chef opérateur (Willy Hameister) qui contribuèrent, avec les scénaristes et le réalisateur, à faire de ce projet commun le manifeste de l’expressionnisme au cinéma. Le « caligarisme » fut relativement éphémère ; Fritz Lang par exemple se montra des plus distants avec l’esprit antimoderniste du courant. Mais l’esthétique du film imprégna la décennie. Dans Mabuse on retrouve un certain goût pour les éclairages violents et dirigés, projetant des ombres, dessinant de forts contrastes, sculptant des alcôves de pénombre. Pour accroître la richesse des valeurs de gris, certains décors sont peints de fausses raies lumineuses. Pourtant, ces effets demeurent très sages. Ils embellissent la photographie sans contrevenir violemment au réalisme. Seuls quelques plans renouent avec la poésie étrange de Caligari, comme dans la scène de prison du deuxième volet où la lumière du jour qui filtre à travers les barreaux de la cellule danse sans aucune logique sur le mur du fond et le visage de la prisonnière.


Quand les effets les plus spectaculaires apparaissent, ils transforment la nature de la narration, marquent un écart avec la réalité, ou tout du moins avec le monde perçu par les sens. Les surimpressions, trucage connu comme moyen de susciter des effets comiques depuis Méliès, sont ici - comme déjà dans le cabinet du Dr. Caligari - le moyen d’exprimer la puissance psychique de Mabuse, comme lorsque son visage plane sur la bourse désertée qu’il a fait chavirer. Mieux, elles matérialisent les effets de son pouvoir de suggestion hypnotique : des signes cabalistiques sinisants qui soumettent la volonté de Wenck à l’obsédant nom Melior qui doit le conduire à sa perte, le public fut enthousiasmé par cette figuration de l’invisible en lettres de feu. Il le fut plus encore par le dynamisme nouveau qui se dégage de quelques scènes. Ainsi, le plan en travelling circulaire dans le Petit Casino, la caméra embarquée dans la scène de poursuite automobile de la fin du film, ou tout simplement l’application d’un masque en forme de jumelles lorsque Mabuse guette sa proie aux Folies Bergères, créant un point de vue subjectif renforcé par la mise au point de l’image. Ce sont des audaces dont la valeur expressive est peut-être un peu moins forte que les effets précédents mais qui ont durablement enrichi l’art narratif cinématographique. Plus que tout cela, c’est la représentation du Berlin nocturne qui offrit aux spectateurs un univers jusqu’alors inconnu du cinéma. Les rues parcourues par des automobiles et des tramways, illuminées par les réverbères et les éclairages domestiques, sont « captées » grâce à la maîtrise des éclairagistes : on y vit « un triomphe de la lampe à arc » au cinéma (article du Berliner Lokalanzeiger cité par L. Eisner). Ici, le mystère s’unit durablement à la représentation de la pénombre, à l’image du final de Mabuse qui tourne le dos au rocambolesque des poursuites sur les toits pour plonger dans les égouts. Fritz Lang révélait ainsi une version moderne et urbaine du labyrinthe des films d’aventure ou des contes initiatiques, véritable motif obsessionnel que le cinéaste développera jusqu’à la fin de sa carrière.

LE PORTRAIT D'UN TEMPS

Une étude de caractères
« Le monde que ce film présente est le monde où nous vivons tous ». C’est ainsi qu’est présenté Docteur Mabuse, le joueur dans le catalogue de distribution de 1922 (cité par L. Eisner). Lang prétend peindre le portrait de la société de son temps. D’une manière traditionnelle, il le fait en mettant en scène des figures archétypales. Celles-ci ont en commun d’incarner un renversement par rapport à l’ordre établi avant la Grande guerre : la comtesse Told est une aristocrate décadente. Par divers excès et une trop longue hérédité, son « sang fatigué » lui aurait fait perdre toute capacité à ressentir. Elle ne peut désormais combler la vacuité de son existence que par le voyeurisme dont elle a fait son vice secret. Cette inaptitude à éprouver par elle-même les émotions qu’elle guette chez les autres est une métaphore assez évidente d’une certaine frigidité. On peut en imputer la responsabilité, au moins en partie, à son époux le comte, personnage délicat à l’extrême ne vivant plus que pour les sensations que lui procurent ses collections d’art primitif et d’avant-garde. C’est la noblesse d’empire qui est ainsi représentée par cette figure dérisoire et inconsistante. La mémorable scène où, sous l’influence de Mabuse, il est encerclé par ses propres doubles fantomatiques, devient une image de la culpabilité qui le ronge, peut-être provoquée par le refoulement d’une homosexualité latente, autre image de la stérilité de l’ancienne classe dirigeante. L’élite de l’Empire, c’était aussi la riche classe des industriels. Elle est désormais représentée par Gerhard Hull, un héritier dont la principale occupation consiste à dilapider sa fortune dans des établissements de jeux clandestins. On ne le voit jamais intéressé par son affaire. Derrière cet effondrement des élites, il fallait bien figurer la classe ascendante. Elle est représentée par Emil Schramm, un ancien vendeur ambulant, « planqué » pendant toute la durée de la guerre, profiteur de la crise qui suit l’armistice et l’effondrement du IIe Reich. Schramm a désormais pignon sur rue et dissimule l’un des clubs les plus prisés derrière la façade d’un restaurant extravagant. Il continue son ascension en s’enrichissant désormais sur les vices des autres. Ces autres, ce sont les accros ; accros du jeu, comme Hull, ou de la cocaïne comme Spoerri, le serviteur de Mabuse. Il reste à dresser les portraits de l’homme du commun, trop occupé à survivre pour se livrer à la débauche. Il est lui-même bandit ou bien travailleur, honnête mais écoeuré par les excès insolents de la classe aisée, tandis que les inégalités se creusent à une vitesse inouïe. Lang s’attache à saisir le climat social troublé de ce temps en mettant en scène l’une de ses toutes premières scènes de foule en furie, écho du climat de violence sociale des début de la République de Weimar, soumise à des révoltes populaires récurrentes.

Un regard contemporain
Sur tout cela, Lang tente de faire œuvre de sociologue. Plus tard, il prétendra rétrospectivement avoir conçu Docteur Mabuse, le joueur comme faisant partie d’une tétralogie sur l’homme allemand à travers les âges : les Trois Lumières (1921) serait un portrait de l’Allemand romantique, celui qui a présidé à l’unification de la Nation. Mabuse (1921-1922), celui de l’homme de l’Allemagne en crise. Les Nibelungen (1924) serait à l’image de l’ancêtre glorieux tandis que Métropolis (1927) annoncerait l’homme technique du futur. Cette affirmation en dit long sur l’autoconstruction du mythe de Lang, à la fois enquêteur, artiste, historien, sociologue et prophète. Restons-en à la visée sociologique de Mabuse. Force est de constater qu’il jette sur l’essentiel de ses personnages un regard froid, dépourvu de tout jugement moral ; exception faite du cas de Schramm qui a droit a une biographie en flash-back, véritable petit court-métrage à l’intérieur du film. Sa nature, sa carrière, ses ambitions sont dévoilées avec un véhémence qui trahit le dégoût du patriote qu’était Lang, ancien combattant décoré de l’ordre du Glaive pour sa bravoure au combat. C’est que Lang aussi est un homme de son temps, avec les travers de son époque. Il suffit, pour s’en convaincre, de relever l’image stéréotypée du juif dans le film, trafiquant de diamant ou colporteur. Plaider la seule responsabilité de Théa von Harbou, connue pour ses positions nationalistes et son affiliation ultérieure au parti nazi, serait se tromper sur la prise de conscience politique tardive, mais sincère, de Fritz Lang. En 1921-1922, il n’était pas encore temps pour lui de s’interroger sur les conséquences d’un antisémitisme ordinaire qu’on trouvera jusque chez le Disney des Silly Simphonies (Les Trois petits cochons, 1933).

Le jeu, la mort et l’inconnu
Aussi beau soit-il, un paysage n’est rien sans un angle de vue. Fritz Lang le peintre et Théa von Harbou la romancière le savent bien. Ensemble, ils trouvèrent les thèmes nécessaires pour charpenter leur œuvre. Le premier est celui qui donna son nom au film : le joueur.

- Comte Told : Que pensez-vous de l’expressionnisme ?
- Mabuse : L’expressionnisme est un jeu... Mais pourquoi pas ? Tout est jeu aujourd’hui.

Tout est jeu et le jeu est partout. En 1921, la vie nocturne berlinoise se nourrit avant tout de la fréquentation des salles de jeu clandestines. Secret de Polichinelle, ce sont de véritables casinos qui ouvrent et ferment à une cadence frénétique. Interrogé sur son métier le tenancier de l’un de ces tripots de luxe répond « Allons, tout ce qui plaît est permis ». Il semblerait que même l’illégalité n’est qu’un jeu. D’ailleurs, quand à la nuit succède le jour et que les smokings cèdent la place aux fracs, toute la bonne société se rue dans un casino d’un autre genre : la Bourse ; et elle s’y livre au jeu licite de la spéculation, qui se porte à merveille en ces temps d’inflation foudroyante. Parmi les joueurs, Mabuse en est un lui-même mais d’un niveau supérieur. Ce qu’il aime ? « Le jeu avec les hommes et les destins ». Ses crimes sont un jeu : il ne dérobe l’argent que dans les lieux où on le joue et à des personnes prédisposées à le perdre. Si son organisation et son identité demeurent secrètes, il préfère agir devant de nombreux témoins. Nul doute que c’est à ces conditions qu’il éprouve un plaisir pervers à exercer son activité. Il se forge ainsi une image flatteuse qui lui interdit de pratiquer le vol ordinaire et de garder l’argent du portefeuille dérobé à Wenck. Où serait la part du jeu ?

Comment expliquer cette frénésie du jeu dans la société allemande sans évoquer le traumatisme de la guerre, de la privation, de l’incertitude quant à la mort ? Bien que peu évoquée dans le film, la présence de la mort est sous-jacente et menace tous ceux qui se mettent en travers du chemin de Mabuse aussi bien que ceux qui ne lui sont plus utiles. La tentation est grande de rapprocher ce motif des préoccupations personnelles de Fritz Lang. Cet ancien combattant assistait à la difficile tentative de mise en place d’une démocratie, émaillée par les révoltes (écrasement du spartakisme) et les assassinats politiques (Walter Rathenau, ministre des affaires étrangères). Plus personnellement, il perdit sa mère en 1920 ; à peine quelques mois plus tard survint une étrange affaire : sa première épouse Elizabeth Rosenthal fut retrouvée morte à leur domicile conjugal. Elle se serait suicidée d’une balle tirée dans la poitrine après avoir découvert la relation intime qui unissait le réalisateur à sa scénariste. Les biographes de Lang notent que s’il ne fut pas inquiété par l’enquête judiciaire, il en conserva une obsession pour la question de la culpabilité, au cinéma comme dans sa vie privée ; dès lors, il consigna dans un carnet chacun de ses déplacements afin d’être en mesure de fournir un alibi en cas de besoin.

Quand le jeu et la mort se rencontrent, le goût pour l’occulte devient incontournable et c’est presque naturellement que l’ésotérisme s’impose comme un autre thème dominant de Docteur Mabuse, le joueur. Pourtant, si Fritz Lang se délecte à filmer la séance de spiritisme qui conclut un dîner mondain, il en exclut la dimension mystique pour se concentrer sur le motif circulaire formé par les mains jointes des convives, étrange rime formelle à l’image obsédante du cadrant des montres et des horloges de la première partie du film. Dans sa mise en scène de l’occulte, il ne s’agit là que d’un divertissement à sensation pour des esprits faibles. D’ailleurs, les personnages principaux, la comtesse Told et le docteur Mabuse, se mettent très vite en retrait de cette cérémonie ; la première parce qu’elle est rationnelle, le second parce qu’il se situe à un niveau infiniment supérieur. L’occultisme chez Mabuse est une science : celle du triomphe de l’esprit. S’il est un héritier de Mesmer, il s’en distingue par un refus de l’esbroufe. Son pouvoir d’hypnose et de suggestion ne requiert aucune de ces passes magnétiques spectaculaires car il s’appuie sur une connaissance approfondie de l’appareil psychique humain autant que sur son « fluide ». Il ne faut pas compter sur Lang pour éclairer l’origine du pouvoir exceptionnel de Mabuse qui, de fait, est avant tout un agrégat de toutes les théories à la mode sur les capacités inexploitées du cerveau humain. Ce qui importe ici est la représentation de l’étendue de ce pouvoir qui culmine dans une scène anthologique d’hypnose collective.

On touche ici au dernier motif du film, moins évident que les autres mais qui n’en est peut-être que plus puissant. Tout le film repose sur l’affirmation de la présence prégnante d’une figure mystérieuse et menaçante, animée de la volonté de contrôler la société et douée du pouvoir d’y parvenir. Son action est secrète mais ses conséquences sont perceptibles dans le chaos qui frappe la société contemporaine. Lotte Eisner signale que la version originale du film s’ouvrait d’une manière plus explicite :

« [Elle] commençait par le résumé historique, suivi d’un titre : QUI EST DERRIÈRE TOUT CELA ?
Puis d’un second titre – un seul mot qui, selon le souvenir de Lang, grandissait et avançait sur le spectateur (travelling avant de la caméra au banc-titre) : MOI
C’était ensuite seulement que le docteur démoniaque apparaissait à sa table de toilette ».

Le thème d’un esprit surpuissant, manipulateur et orchestrant dans l’ombre le chaos de la société était en parfaite harmonie avec l’esprit du temps ; il explique le recul par rapport à la tradition des Fantomas et autres Vampires qui fanfaronnaient sur leurs exploits en signant leurs crimes. En agissant sans raison sociale, Mabuse nourrit l’angoisse d’une génération en proie au désordre qui, par un excès d’imagination, est à la recherche d’un coupable. Ingmar Bergman s’en souviendra quand il écrira et tournera l’Œuf du serpent en 1977.

Le premier film moderne ?
Avec une telle ambition thématique et formelle, Docteur Mabuse, le joueur aurait pu souffrir d’une certaine pesanteur. Il n’en est rien. Fritz Lang réalisa avant tout un film à épisodes riche en rebondissements, en action, en images inédites, en romance et en mélodrame. Sa force fut sa capacité à concilier la rigueur du propos et la fantaisie visuelle et narrative. Il parfit son œuvre en sollicitant tous les arts du temps et en déployant dans les nombreux décors un kaléidoscope des tendances, rappelant que s’il connaissait et maîtrisait les divers langages picturaux, plastiques et architecturaux de son temps, il refusait catégoriquement d’être affilié à un courant. Lié à la révolution expressionniste, seul le décor du restaurant d’Emil Schramm peut être reconnu comme étant une création expressionniste ; et encore est-ce un expressionnisme qui n’exprime pas grand-chose si ce n’est le goût de la clientèle pour un décor à sensation. Il n’est pas incongru d’y voir un pied de nez de Fritz Lang aux critiques contemporains désireux d’apposer une étiquette sur toutes les œuvres et tous les artistes. À ce jeu, c’est lui qui a le dernier mot en utilisant les œuvres comme un marqueur social et psychologique de ses personnages : une copie d’un Fragonard dans la chambre d’hôtel d’un noceur, un portrait bourgeois dans le salon de Gerhard Hull, des œuvres primitives et d’avant-garde chez le comte Told... la peinture parle et révèle. Cette fonction culmine dans un plan génial où Mabuse, accoudé à la tablette d’une cheminée monumentale, est soumis au regard flamboyant d’un démon peint tandis que dansent les flammes dans l’âtre du foyer. Tout ici suggère la possession démoniaque de Mabuse et réactive en lui le mythe de Faust.

Ce poème visuel, moderne par sa capacité à allier divertissement et réflexion, est aussi un éloge paradoxal de la modernité qui allie la science et la psychanalyse, le cynisme et la passion, le pouvoir et le crime. Pour l’exprimer, Lang a inventé une syntaxe nouvelle où la lumière électrique qui déchire la nuit renforce le pouvoir de l’obscurité et où le mouvement et la vitesse sont exaltés jusqu’à l’absurde : lors du vol du contrat du premier acte, les hommes de Mabuse synchronisent leur action pour qu’une automobile récupère sur sa lancée le porte-document jeté d’un train en marche. Il aurait été plus simple mais tellement moins excitant de le récupérer à son point de chute ! Après tout, le crime est si moderne.

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La fiche IMDb du film

Par Stéphane Ratkovic - le 20 juillet 2006