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Critique de film
Le film

Plein la gueule

(The Longest Yard)

L'histoire

En 1974 un ex-joueur de football américain radié pour corruption, Paul Crewe (Burt Reynolds), est incarcéré au pénitencier de Citrus, dans un état du Sud des U.S.A., pour avoir volé la voiture de sa maîtresse en état d’ivresse. Le directeur Hazen (Eddie Albert) et le capitaine Knauer (Ed Lauter) lui imposent, après diverses brimades, de former une équipe de détenus qui jouera contre celle des gardiens au cours d’une rencontre publique. Crewe sélectionne les détenus les plus aptes qu’il puisse trouver parmi des criminels, noirs comme blancs. Il les forme si bien que son équipe, les "Mean Machines", est victorieuse vers la mi-temps. Hazen, obsédé par le pouvoir, lui demande de faire perdre son équipe sous la menace d’une inculpation de complicité de meurtre (en fait commis par un psychopathe jaloux) sur un détenu. Momentanément brisé, Crewe accepte. Mais les détenus lui redonnent courage par leur attitude combative. Il les mène à la victoire. Hazen, furieux, ordonne à Knauer d’abattre Crewe qui se dirige vers la sortie du stade. Knauer, qui a changé lui aussi, hésite…

Analyse et critique

Un des films d’Aldrich les plus injustement méprisés et oubliés par ses anciens thuriféraires. À tel point que notre jeune confrère Gilles Esposito nous racontait que lors d’une conférence récente dans une Faculté de cinéma sur Aldrich, plus personne sauf lui ne se rappelait le titre français de The longest yard et que les auditeurs riaient en l’apprenant. Anecdote qui en dit long sur la programmation du film après son exclusivité : une lente mort dans les circuits de salles B et C jusqu’à l’autodestruction des copies. Quant au circuit Art et essais et à la télévision française publique puis privée… on ne peut pas dire que le film y ait été souvent diffusé : trop populaire, trop vulgaire, trop violent aux yeux des programmateurs ? En regardant mon Officiel de la Vidéo édité par le journal T.C.V. en 1985 qui répertoriait 6298 cassettes vidéos distribuées en France, je ne trouve même pas une édition de Plein la gueule ! Lorsque je l’ai vu au "Gaité-Rochechouart", boulevard Barbès à Paris il y a près de vingt ans, la copie était dans un état 4 ou 5. Le film provoquait de nombreuses réactions positives du public populaire des 4 coins de la terre qui avaient payé pour le voir. Aldrich savait encore faire du cinéma et quel cinéma !

Historiquement, il est tout à fait inutile de connaître The dirty dozen (Les douze salopards) (1967) pour apprécier Plein la gueule. Certes il y a une évidente transposition de l’idée de base (prendre des criminels pour leur faire accomplir collectivement une action "bonne" et les mener, après un rude apprentissage physique et moral, à la "rédemption"). Mais le contexte de Plein la gueule est celui du "film de prison" et non pas du "film de guerre". Le pessimisme y est moins virulent même si la rudesse emphatique d’Aldrich, sa vigueur, sa verve sont intactes. Il n’est pour s’en convaincre que de regarder la sublime scène d’ouverture lorsque Crewe (Burt Reynolds) plaque sa riche maîtresse et lui pique sa bagnole. Elle est pleine d’une roborative vulgarité certes, mais son comique est nuancé de mélancolie. La beauté plastique des mouvements de caméra et de la photo mettent en valeur cet aspect sombre, noir, maudit et perdu de l’humanité. L’incroyable ambiance de racisme et de violence de ce pénitencier perdu (le film a été tourné en Géorgie pour la majeure partie) dans la chaleur et les marécages, la critique constante du pouvoir et de la fascination qu’il exerce (Eddie Albert, un des acteurs fétiches d’Aldrich, compose un directeur de prison très impressionnant), la peinture infernale des sévices psychiques et physiques endurés par les prisonniers : tout cela l’illustre d’une manière réaliste...

Et est contrebalancé par l’humanisme clairement revendiqué par Aldrich et ses producteurs. On l’a confondu avec un éloge du fascisme. Il n’en est rien. Tout prouve le contraire. La liberté, la dignité de l’individu opprimé par le "système", le refus de courber le dos devant une autorité postulée au contraire toujours injuste, c’est cela qu’Aldrich exalte avec force tout au long de la seconde partie du film. Et cette vision lumineuse triomphe lors de la dernière séquence lorsque Lauter (un de ses plus beaux rôles) hésite à abattre Crewe avec la carabine USM1 munie de son chargeur "banane" que lui tend le démoniaque Hazen. Il n’aura pas à le faire et il en est très heureux. L’ultime ruse du pouvoir a échoué.

Un peu comme chez Riccardo Freda, il y a deux faces dans l’œuvre d’Aldrich : une diurne et une nocturne. Ce film offre un peu des deux mais fait l’emporter décidément la première sur la seconde, dans les dernières minutes. Le suspense est d’essence morale : Crewe cèdera-t-il à nouveau à la corruption ? Les gardiens, organe collectif du directeur, renonceront-ils à respecter les règles momentanées d’une compétition ? Les prisonniers vont-ils s'élever au-dessus d’eux-mêmes ? En contrepoint nécessaire et nullement gratuit, il y a tout au long du film une complaisance au sadisme et à un certain cynisme et le film a même présenté un meurtre particulièrement atroce (la scène de la lampe incendiaire de la cellule de Crewe). Tout ce petit monde est enfantin et l’enfance est cruelle (les psychanalystes le savent bien et les parents aussi…). Elle est aussi drôle : la scène de la secrétaire de la prison, les grosses rigolades, les plaisanteries, les trognes incroyables de certains détenus évoquent une veine toute rabelaisienne. Seuls quelques personnages sont adultes et conscients dès le début. Tous le seront à la fin du film.

Le mouvement général du film est celui d’une montée de l’aliénation vers la conscience, de la tristesse vers la joie, qui est comme rythmée par le chœur des "Black Beauties" dansantes et chantantes, oscillant entre angoisse et enthousiasme au fur et à mesure de la rencontre. Autre hommage discret et très sympathique aux "minorités persécutées" : les trois sculpturales chanteuses noires en robes pailletées sont des transsexuelles qui retirent leur perruque dans un ultime sursaut de joie lors de la victoire de 'leur' équipe, celle des "Mean Machines" - autre titre anglo-saxon du film, soit dit en passant. Il fallait tout de même oser montrer ça dans un film "grand public" tourné dans le Sud profond ! Ce clin d’œil est partie intégrante du propos d’Aldrich.

Il faut aussi mentionner un point capital : le spectateur français est a priori totalement ignorant des règles du football américain et a parfois l’impression de se trouver dans un asile de fous. Mais la mise en scène de l’entraînement et de la compétition est si rigoureuse, si claire, si précise que le moindre rebondissement nous est parfaitement compréhensible et nous fait vibrer à l’unisson des joueurs et des spectateurs. C’est la marque du grand metteur en scène : rien de ce qui est humain ne lui est étranger et à nous non-plus, une fois que nous regardons son film.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Francis Moury - le 28 avril 2004