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Critique de film
Le film

Mean Streets

L'histoire

Charlie Cappa (Harvey Keitel), Johnny "Boy" (Robert de Niro) et leurs copains sont de jeunes voyous arpentant les rues de Little Italy. Ils travaillent pour les oncles en allant récupérer les sommes dues par les commerçants et en organisant quelques menus trafics. Charlie aime Teresa, mais il est incapable de consommer son amour par peur du péché et de devenir un affranchi comme son oncle : il travaille dur pour que le business tourne mais il est obligé de canaliser la folie de Johnny "Boy". Johnny est un jeune inconscient qui ne respecte pas les règles du milieu ; il doit de l’argent, ne le rend pas et devient la cible des petits chefs du quartier. Charlie est partagé entre son amitié pour Johnny et son respect du milieu...

Analyse et critique

La genèse de Mean Streets

En 1972, Martin Scorsese montre Boxcar Bertha (1972) à John Cassavetes Ce dernier lui déclare : « Martin, tu viens de perdre une année de ta vie pour faire ce tas de merde ! C'est un bon film, mais tu vaux mieux que les gens qui font ce genre de cinéma. Ne commence pas à être accro au box-office, essaie de faire quelque chose d'autre. » (1) A l'écoute du cinéaste qu'il admire tant, Scorsese décide de sortir du placard son projet Season of the Witch dont il améliore la dramaturgie et modifie le titre pour l'intituler Mean Streets. Dès lors, le jeune réalisateur italo-américain se voue corps et âme pour donner forme à cette oeuvre. Roger Corman, producteur de Boxcar Bertha, propose un financement à Scorsese et tente d'imposer ses conditions : le récit doit être transposé dans un quartier "noir" avec des protagonistes afro-américains. Le cinéma urbain est alors en pleine Blaxploitation, des films comme The Cool Breeze (Barry Pollack, 1972) remportent un grand succès et Corman souhaite poursuivre dans cette voie lucrative. Mais Mean Streets est un projet trop personnel pour que Scorsese réponde aux sirènes financières du producteur. Il se remémore le propos de Cassavetes et cherche d'autres moyens de produire son film.


Le script passe de main en main, Coppola en reçoit un exemplaire qu'il fait lire à Al Pacino. Le jeune interprète de Michael Corleone n'est pas intéressé. Scorsese rencontre alors Jonathan Taplin, un ancien road manager de Bob Dylan, qui dispose de fonds provenant d'un riche héritier de 23 ans ! Impressionné par le travail de Scorsese, Taplin insiste pour produire Mean Streets, Scorsese accepte, la production peut démarrer. Roger Corman, pas rancunier de n'avoir pu imposer son film "black", décide d'aider Martin Scorsese en lequel il voit un ami et surtout un génie en devenir. Il lui propose de distribuer le film et de s'entourer d'une de ses équipes non syndiquée afin de profiter pleinement du budget. Reste à trouver des comédiens pour interpréter les personnages hauts en couleur de Mean Streets. Pour la plupart d'entre eux, Scorsese a déjà son idée. Charlie sera incarné par Harvey Keitel (qui jouait le rôle de JR dans Who's That Knockin' at My Door), tandis que les rôles secondaires seront tenus par d'autres connaissances de Scorsese parmi lesquelles Amy Robinson ou Richard Romanus. Reste à trouver un acteur pour le personnage de Johnny Boy que Pacino refusa. Deux ans auparavant, Brian De Palma invitait Scorsese pour fêter un réveillon et le présentait à un comédien fraîchement sorti de l'Actor's Studio : Robert De Niro. Immédiatement, le courant passe entre les deux hommes. Comme Scorsese, De Niro est un enfant de Little Italy. Il se souvient du petit Marty et lui cite le nom des types avec lesquels il arpentait les rues du ghetto italien. Les points communs entre les deux hommes sont nombreux ; et quand Scorsese cherche un interprète pour Johnny Boy, il pense aussitôt à De Niro. Ce rôle donnera naissance à l'une des plus belles collaborations entre un cinéaste et un acteur, dans la veine de celles qui unirent Anthony Mann et James Stewart, Billy Wilder et Jack Lemmon, ou John Ford et le Duke. Martin Scorsese est déjà dans la cour des grands !

Avant les premières prises de vues, Scorsese dessine le storyboard du film et répète pendant dix jours avec ses comédiens (une pratique qu'il réitèrera pour la plupart de ses films). Le tournage démarre par les scènes d'intérieur dans les studios de la Warner à Los Angeles et se termine par des plans à New York dans le quartier d'enfance du cinéaste. Au terme de 27 jours de tournage et d'un montage rapide, le film dont le budget avoisine les 550 000 $ est projeté sur les écrans américains. Son succès public est essentiellement new-yorkais, mais la critique est enthousiaste. Acclamé à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes ainsi qu'au New York Film Festival de 1973, le film sort trois ans après en France où il devient un objet cinématographique culte. Quand Martin Scorsese montre la première copie de Mean Streets à John Cassavetes, il ressent certainement une petite appréhension, mais le mentor lui déclare simplement : « Fais ce que tu veux, mais ne coupe rien ! »



Mean Streets : une plongée dans l'univers Scorsesien

A l’instar de nombreux films de Scorsese, Mean Streets se présente comme une étude sociologique d’un milieu clairement défini. Charlie, Johnny et leurs amis sont des petites frappes qui évoluent dans les rues de Little Italy. Après Who’s That Knocking at My Door, Scorsese signe ici sa deuxième déclaration d’amour à sa ville natale, New York. Il continuera à clamer cet attachement à la mégalopole durant le reste de sa carrière avec des films inoubliables comme Taxi Driver, New York New York, After Hours, The Age of Innocence, Raging Bull, Bringing Out the Dead ou Gangs of New York. D’autres cinéastes ont développé un travail similaire sur la ville, on pense notamment à Spike Lee, Woody Allen ou plus récemment Michael Mann. Chacun d’entre eux a su apporter un regard particulier sur la cité. Chez Martin Scorsese, la ville est vue sous l’angle du trottoir. En tournant avec une "caméra épaule" les plans de New York en l’espace de 6 jours, il capte des détails que seul un enfant du quartier pouvait repérer : de la vieille qui hurle à la fenêtre aux commerçants plus vrais que nature jusqu’au regard des badauds, tout concourt au réalisme du film. Dans les années 70, New York n'était pas encore passée entre les mains décapantes de Giuliani. La ville est alors une jungle où cohabitent prostituées, drogués, macs et paumés de toutes sortes ; les rues sont dépeintes sans concession. Pendant le tournage, on pouvait lire sur le clap "Mean Streets" (les rues misérables). L’anecdote raconte que les habitants du quartier étaient énervés par ce titre et insultaient l'équipe de tournage accusée de donner une mauvaise image de Little Italy ! Mais si Scorsese filme les rues avec un tel réalisme, il en extrait aussi une certaine forme de beauté à travers quelques éclairs de mise en scène : lors de la dernière virée nocturne de Charlie, la caméra saisit des images ahurissantes, captant les lumières de la ville pour les mixer à la bande-son et donner naissance à un éblouissant tableau de bruits, de lumières et de couleurs. En regardant cette scène, on peut déjà parler de "fulgurances scorsesiennes". Les rues sont inhospitalières mais exercent un pouvoir d’attraction. C'est peut-être ici que réside l'originalité la plus flagrante du cinéma de Martin Scorsese : être capable de filmer une ville répugnante peuplée de personnages immondes tout en les rendant séduisants.

Cette faune immonde qui peuple la ville est composée de "Wise Guys" : Charlie, Johnny Boy et leurs acolytes sont des petites frappes sans scrupules. Ils volent, arnaquent, extorquent et tabassent des innocents pour quelques billets verts. Ils renvoient l’image d’une meute de chiens errants déambulant dans la jungle new-yorkaise. On retrouvera leur alter ego dans Goodfellas et Casino. Avec ces trois films, Scorsese décrit le cycle de vie des mafieux. Dans Mean streets il les montre jeunes et ambitieux, luttant pour extorquer 40 malheureux dollars à deux jeunes drogués. Avec Goodfellas le gang devient plus organisé, le mot parrain n'est pas prononcé mais Scorsese y fait allusion. Enfin, Casino est le film de la démesure, celui qui montre les "Wise Guys" dans tous leurs excès, avec toujours plus d'argent, de violence et... de pouvoir de séduction. On en revient toujours à ce point : la séduction du mal. Si Martin Scorsese décrit ses héros avec un réalisme cru (les bagarres, les scènes d'extorsion), il les met parfois en scène dans des tableaux ensorcelants. Sur ce point, l'arrivée de Johnny "Boy" dans le bar est remarquable : costume neuf, chapeau vissé sur le crâne et sourire aux lèvres, Johnny est entouré de deux filles subjuguées par son charisme. Scorsese filme son entrée avec une virtuosité technique époustouflante : la caméra semble flotter autour de Johnny tandis qu'il s'approche de ses amis. Les lumières rouges du bar dans lequel les filles dansent nues confèrent à l'ambiance un aspect diabolique tandis que la bande-son distille le démoniaque Jumpin'Jack Flash des Rolling Stones. L’œil et l'oreille du spectateur ne peuvent être que séduits par cette démonstration de beauté. Johnny revêt alors le visage de la séduction, et il en va de même pour chacun des autres membres du gang. Scorsese utilisera le même procédé dans Goodfellas lorsque Henry Hill pénètre dans la boîte de nuit tenue par les affranchis. Le long plan séquence y est inoubliable tant par son aspect technique que par sa capacité à rendre les "goodfellas" attirants ! Mean Streets présente donc un regard documentaire sur la ville de New York et sur les groupes de voyous italiens qui la peuplent. Au fond, Martin Scorsese ne fait que reproduire un environnement qu’il connaît sur le bout des doigts. Il donne ainsi un cachet d’authenticité à son film et l’on comprend mieux pourquoi il refusa la proposition suggérée par Corman de tourner dans un ghetto noir...


Charlie, l'alter ego de Martin Scorsese ?

Parmi les voyous de Mean Streets, l'un d'entre eux est assailli par le doute. Scorsese a décidé de centrer son récit sur ce personnage ambivalent. A la fois attiré par l'amour de la belle Teresa et par la violence du gang, Charlie est un héros en perpétuel conflit. Dès la première scène du film, il est filmé à son réveil, réveil brutal qui le montre se précipiter vers un miroir. En affrontant son image, Charlie se rassure quant à sa propre existence. Martin Scorsese déclinera cette figure du miroir dans chacun de ses films. Le plus célèbre d'entre eux étant certainement Taxi Driver et cette fameuse séquence où Travis Bickle s'adresse au miroir : « You're talking to me ? » Etre ou ne pas être, le héros scorsesien est envahi par le doute. On retrouve ici un des traits de caractère de Martin Scorsese. Enfant, il rêve d'être prêtre. Partagé entre ce désir et son attirance pour le cinéma, il ne cesse de se remettre en cause et finira par embrasser le Dieu cinéma ! Depuis, Martin Scorsese est un éternel insatisfait. On peut lui remettre toutes les plus grandes distinctions, il continuera à se sous-évaluer, estimant que Hitchcock, Tourneur, Ford ou encore Fuller avaient déjà tout apporté au septième art...

Si l'on regarde à nouveau la première scène de Mean Streets, on remarque qu'elle est tournée caméra à l'épaule. Le procédé, repris régulièrement pendant le long métrage, permet d'exacerber le sentiment d'angoisse, d'urgence et de tension du héros. Sous son air calme, Charlie est un homme pressé. Il veut posséder Teresa, devenir un affranchi et régler tous ses problèmes au plus vite. Le héros scorsesien est un éternel angoissé qui ne reste jamais en place. Il a besoin de mouvement, d’action. Le parallèle avec Martin Scorsese est facile : connaissez-vous un réalisateur qui a l’air plus occupé, plus pressé ? L’homme au débit de mitraillette est un éternel angoissé qui comble un manque affectif (ses rapports avec les femmes ont toujours été difficiles) par une surdose de travail. A l’image de quasiment tous les films de Martin Scorsese, Mean Streets est habité par des symboles religieux. Charlie est un personnage profondément influencé par l’église : partagé entre sa peur de la punition divine et son désir pour Teresa, il ne cesse de flirter avec le pêché charnel. Contrairement à JR (Who’s That Knocking at My Door), il ne cèdera pas à la tentation d’aller se défouler ailleurs (les danseuses l’attirent mais il les rejette sous de faux prétextes : elles sont noires !). De même Charlie semble vouloir éviter la violence : dans la fameuse scène du billard (« What is a mook ?? »), il vient récupérer de l’argent avec sa bande et tente de régler le problème à l’amiable. Mais Johnny Boy, qui ne comprend pas ce qu'est un Mook (!), provoque une bagarre générale. Tous les hommes se cognent dans un chaos brillamment mis en scène par la caméra épaule tandis que Charlie, allongé sur une table de billard, reçoit les coups sans les rendre et adopte un comportement christique de refus de la violence.


Dans le final de Mean Streets, Charlie, Johnny et Teresa sont pris pour cible par les tueurs à la solde de Michael. Les coups de feu claquent et le sang jaillit des visages de nos trois héros. Cette image du sang qui gicle est une figure récurrente dans le cinéma de Scorsese et renvoie au sang qui jaillit du corps du Christ quand le centurion le transperce sur la croix. Ce symbole particulièrement complexe, car véhiculant des notions aussi opposées que la vie et la mort, la pureté et l'impureté, représente l'essence même du cinéma scorsesien, un cinéma marqué par l'ambivalence de ses héros partagés entre un instinct de destruction et une volonté d'expiation. Enfin, les décors de Mean Streets sont également envahis par les symboles chrétiens. Certes ils sont moins nombreux que dans Bringing Out the Dead (qui peut d’ailleurs être vu comme une auto-parodie de Scorsese), mais ils sont bien là : Scorsese tourne des scènes dans l’église de son enfance à Elizabeth Street, filme des mouvements de foule évoquant les processions religieuses. Enfin, le symbole de la croix revient régulièrement pendant le récit et semble planer au-dessus du destin des protagonistes. En mettant ainsi en scène le Christianisme, Scorsese exprime son attachement à la religion qui a bercé son enfance et hanté son adolescence. Lorsqu’il réalise La Dernière tentation du Christ, il se libère totalement en exprimant une vision moderne et clairvoyante de la religion, source de doute et de passion...

Charlie Cappa présente encore un point commun avec Martin Scorsese : le respect des anciens et de la hiérarchie. Lorsqu’il se rend chez son oncle (un des parrains locaux), le jeune héros adopte une attitude respectueuse et admirative vis-à-vis des vieux affranchis. Charlie souhaite devenir l’un d’entre eux, mais son attachement à la religion (le refus de la violence) et son attitude protectrice vis-à-vis de Johnny Boy l’en empêcheront. Ce respect pour les anciens de la mafia peut être interprété comme une allégorie de la vénération que Scorsese développe à l'égard du septième art : à l’instar de Charlie, il respecte les anciens dont il ne cesse de promouvoir et de protéger les œuvres. Le cinéma est une mafia ; Ford, Fuller, Ray, Renoir ou Hitchcock en sont les parrains. Dans la filmographie de Martin Scorsese, Charlie Cappa se présente incontestablement comme le héros le plus proche du réalisateur. Après Mean Streets, les protagonistes deviendront plus complexes et par certains aspects plus intéressants : tiraillés entre leur violence physique (Travis Bickle, Jack La Motta, Henry Hill) et leur volonté de rédemption, ils se présenteront davantage comme un mélange entre Charlie et Johnny Boy.


Mean Streets, matrice du cinéma de Martin Scorsese

Mean Streets
se présente comme une œuvre fondatrice dans la filmographie de Scorsese. Tous ses thèmes de prédilection y sont déclinés dans une forme, certes moins aboutie que dans Casino (sommet formel de son art) mais avec un talent que l’on peut déjà qualifier de "hors norme". Dans Mean Streets, filmer New York est une façon de raconter l’histoire de son quartier, et plus indirectement c’est un moyen pour Scorsese de construire sa propre histoire (à partir de ce film, sa réputation va exploser). Dernièrement, le cinéaste semble avoir abandonné cette approche personnelle pour embrasser une vision plus large de l'histoire : le New York qu’il dépeint dans The Age of Innocence ou Gangs of New York ne raconte plus son histoire ou celle de ses copains mais parle de la ville et par extension de son pays. Son approche de l’art est plus globale. Ce rapport au passé est particulièrement important pour Scorsese, son attachement au septième art en est la preuve la plus évidente : pendant sa jeunesse, Scorsese concentre ses efforts sur la réalisation de films intimistes dont Mean Streets est la première grande réussite. Cette approche quasi égoïste atteint son paroxysme avec Raging Bull. Par la suite, il réalise des oeuvres que l'on peut qualifier de moins égocentriques, devient producteur, commence à militer pour préserver les grandes oeuvres du patrimoine, réalise des documentaires pédagogiques et passionnés (Voyage à travers le cinéma américain, italien...) et nous offrira The Aviator qui se révèle aussi une ode au Hollywood des années 40. Le cinéaste travaille ainsi pour préserver le passé, dont il imprime les traces sur la pellicule comme les anciens le faisaient dans les livres d’Histoire. Le cinéma de Martin Scorsese est en perpétuelle évolution...

(1) Scorsese par Scorsese, édition des Cahiers du Cinéma

dans les salles

DISTRIBUTEUR : MISSION DISTRIBUTION
DATE DE SORTIE : 18 JUIN 2014

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Par François-Olivier Lefèvre - le 22 avril 2011