Juin 2014

L’ouragan de la vengeance (Monte Hellman, 1966)
Il y a des jours comme ça. On se réveille un beau matin, parfaitement honnête, et on se retrouve pris pour des bandits, pourchassé par la justice approximative de l’Ouest afin d’être pendu, contraint de fuir pour survivre, de tout abandonner, de prendre une famille en otage, de tuer à son tour. Cela se passe dans une lente et lourde atmosphère de fatalité immuable, d’inquiétude en aboi, de perplexité hagarde. Aucune enluminure stylistique, pas d’ajout factice pour dramatiser des situations sèches et élémentaires qui s’étirent, et où la plus absurde des méprises enclenche une engrenage infernal. Aussi loin de la plénitude romanesque que du cynisme grinçant, ce western décharné affirme une voix propre et singulière, même s’il s’inscrit parfaitement dans un certain courant de son époque.
4/6
Les poings contre les murs (David Mackenzie, 2013)
La prison, ses codes brutaux, ses règles hiérarchiques, ses petits trafics cachés sous le matelas ou dans l’anus, ses matons tantôt conciliants, tantôt vicieux, son mitard en cas d’insoumission, sa chaîne de clichés qui tourne en rond dans la cour pendant la promenade des tôlards. On connaît par cœur, alors comment cette énième plongée carcérale parvient-elle à autant agripper, stimuler, surprendre ? Parce qu’elle sait faire profil bas en ne relâchant pas la pression une minute, que l’attention est sans cesse bousculée par la peinture hyperréaliste du milieu, qu’elle suggère avec force le conflit entre violence et aspiration à la paix intérieure, que l’évolution de la relation père-fils, subtile et dégraissée, laisse entrevoir sans artifice la possibilité d’une rédemption. J'appelle cela une très belle surprise.
5/6
Bird people (Pascale Ferran, 2014)
Il faut chérir les propositions ambitieuses et originales comme celle-ci, qui misent sur des tours de force jamais hors de propos et poussent le spectateur à accepter la main qui lui est tendue. Première partie : un cadre saturé décide de s’affranchir de tout ce qui n’est plus une vie. Huis-clos intense en milieu hostile, dont chaque étape est à la fois une douleur et un soulagement. Deuxième partie : une jeune femme de chambre vit une expérience surnaturelle de liberté absolue. Segment funambule où rien ne compte plus qu’une audace candide à la Weerasethakul, la découverte émerveillée de l’instant. Reliée à la matière complexe de notre monde ultra-connecté, Ferran invite à sortir de son îlot solitaire pour nouer le contact, nous défaire de ce qui nous ligote, décoller très haut. C’est peu dire qu’un tel film fait du bien.
5/6
Blonde Vénus (Josef von Sternberg, 1932)
Le cinquième opus du couple Sternberg-Dietrich marque un net retrait de folie, d’excentricité et d’exotisme. Pas de subterfuge ou de décor fantaisiste, un formalisme moins poussé, et l’unique personnage de mère incarnée par la star. En rien préjudiciable, ce gain de sobriété stylistique se double d’un surplus de sensibilité, et si le film est peut-être le plus touchant de leur collaboration, c’est aussi le plus mésestimé. Car sur un canevas mélodramatique très pur, il laisse poindre la tristesse d’une trajectoire tiraillée entre la vie familiale, tendre mais sans attrait, et la séduction dangereuse d’une liaison adultère. Passant de la pureté à la dépravation, de la liberté rebelle à la soumission, l’héroïne gagne une humanité, une fragilité que la poésie de la mise en scène rend particulièrement expressives.
5/6
Crépuscule à Tokyo (Yasujirō Ozu, 1957)
C’est pour Ozu le film de tous les échecs. Échec du couple d’abord, avec cet homme divorcé suite à l’adultère de son épouse, son aînée qui a quitté foyer et mari velléitaire, sa cadette victime de la lâcheté de l’étudiant qui l’a mise enceinte. Échec du père ensuite, qui constate le fossé existant entre lui et sa fille, l’incompréhension creusée par des années de méprises et de malentendus. Échec de la mère enfin, qui ne peut renouer avec ses enfants et ne récolte, dans sa quête d’une réconciliation, que leur ressentiment – en sus peut-être d’une mort sur la conscience. Film le plus pessimiste de son auteur, cette chronique du délitement et de la détresse dépeint une famille disloquée, mais l’espoir qu’elle délivre in extremis annonce peut-être un nouveau départ, le cinéaste passant dès lors à la couleur.
4/6
Buffalo Bill et les indiens (Robert Altman, 1976)
Le célèbre héros de l’Ouest se mire avec autosatisfaction, se gargarise de maximes que lui seul comprend et bombe le torse en gérant son affaire sous chapiteau, la première entreprise de spectacle de la jeune Amérique. Altman lui fait mordre la poussière. Son image de combattant fier et épique est anéantie à la faveur d’un réjouissant exercice de dérision, en forme de farce démythifiante. Entouré de toute une équipe de professionnels (publicistes, secrétaires, historiens, producteurs), Buffalo Bill entretient le grand show de simulacres et de mensonges, s’enferme dans un espace clos (le cirque carnavalesque, que l’on ne quitte jamais) pour mieux s’enivrer, et le public avec lui, d’une représentation idéologique totalement fallacieuse. Tissée serrée, la satire est aussi drôle qu’intelligente.
5/6
X-men : Days of future past (Bryan Singer, 2014)
Après avoir manqué plusieurs épisodes (je crois), j’ai repris la série en cours de route. Normalisation de l’esthétique-bouillabaisse numérique, développements psychologiques sommaires, construction narrative à la va-comme-je-te-pousse autour d’un principe quand même un peu con (même en étant regardant sur les hypothèses SF), conception et conditionnement industriels du produit, avec son lot de rebondissements pas surprenants, de faux suspense téléphoné et de sentences signifiantes sur la-force-en-chacun-de-nous et le-futur-qui-n’est-jamais-écrit... Rien de nouveau, donc, sous le soleil du blockbuster dont je prends des nouvelles de temps à autre : pas désagréable et même plutôt distrayant, mais oublié dès la sortie de salle.
3/6
Le château du dragon (Joseph L. Mankiewicz, 1946)
Le conformisme de la première réalisation de Mankiewicz n’est qu’une impression de surface, et sa perversité bien réelle. Composant sur le canon de
Rebecca, le cinéaste-scénariste dépasse les conventions du genre par son sens inné du non-dit et du mystère, et par la maîtrise d’une mise en scène qui contrôle chaque image et l'arrête à la juste frontière de l'effet visuel. Il suit une jeune fille naïve pétrie d’imagerie gothique qui se projette des rêves de princesse et qu’un riche cousin enferme dans son domaine seigneurial, vestige d’une féodalité européenne figée dans l’histoire depuis des lustres. Ce faisant, il témoigne déjà d’un goût de la désillusion romanesque et du portrait féminin qui, loin de ne faire qu’accuser l’héritage du romantisme victorien, affirment sa personnalité. De bien beaux débuts.
4/6
Jersey boys (Clint Eastwood, 2014)
Le réalisateur avait déjà tâté du biopic musical mais jamais avec un tel respect crâneur à toutes les conventions de l’ascension, de la gloire puis d’une chute précipitée par l’ivresse de la réussite et les querelles d’egos. En cela, il poursuit le projet paradoxal de ses précédents films : prêter le flanc aux critiques pour démontrer son aisance hors pair à les dépasser – l’apanage des meilleurs. Tirant le maximum des atouts dont elle dispose (fluidité consommée du récit, truculence des portraits, musicalité allègre des répliques et un savoureux Walken des familles en cerise sur le gâteau), l’aventure de ces quatre gominés des bas quartiers devenus stars (le rêve américain, encore et toujours) ne surprend donc pas mais elle séduit et file une jolie pêche, à l’image de son broadwayen générique final.
4/6
Mère et fils (Alexandre Sokourov, 1997)
Une mère va mourir et son fils l’accompagne. Dans ce poème en mouvement il y a peu de paroles : qu’y aurait-il encore à dire ? Mais il y a une grande douceur dans les gestes prodigués, l’amour qui lie ces deux êtres isolés au bout du monde, la proximité de leurs corps enlacés. La bande-son respire aux forces d’une nature vitale (le ciel, le vent, un orage). La forêt, avec son écorce brune et ses feuillages bruissants, vibre de couleurs chaudes contrastant avec le visage gris de l’agonisante. L’ailleurs passe au loin, une voile sur l’eau, un train qui barre le paysage d’une diagonale essoufflée. Les images travaillées, concaves ou anamorphosées, évoquent le romantisme d’un Friedrich et imposent l’exigence de ce film beau comme une liturgie funèbre. Cependant je l’admire plus qu’il ne me touche.
4/6
Europe 51 (Roberto Rossellini, 1952)
Rossellini fait ici rejouer la mort de son propre enfant à son actrice et filme l’héroïsme qui en découle comme une forme particulière de résilience. C’est donc presque à une autobiographie qu’il nous convie, en y maintenant son quotient paradoxal d’universalité. Grande bourgeoise en rupture avec la superficialité de la société capitaliste, Ingrid Bergman donne à percevoir de manière éloquente la lumière spirituelle de son personnage – lumière trop vive et déroutante pour ses proches, qui ne trouveront d’autre moyen pour l’éteindre que de la faire interner. Refusant autant l’utopie marxiste d’un paradis terrestre que celle, plus dogmatique, des voies chrétiennes, elle offre à la sainteté laïque un rayonnement qui exprime différemment, avec une force inédite, la morale du néoréalisme.
5/6
Vaudou (Jacques Tourneur, 1943)
Cinéaste de l’informulé, de l’indicible, de la suggestion des forces occultes qui s’épanchent dans le monde sensible dès lors qu’elles ont trouvé un point de fixation, Tourneur trouve ici un sujet idéal. Le martèlement obsédant des tams-tams, l’appel de la conque, la moiteur tropicale du décor haïtien, le noir et blanc évocateur, les ombres projetées par les plants de canne tandis que l’héroïne progresse vers la cérémonie nocturne, la démarche traînante d’un grand Noir aux yeux exorbités, la diction très calme des acteurs, étouffée comme dans un rêve, maintiennent une latence de l’horreur d’autant plus subtile que rien ne vient la concrétiser explicitement. Tout appartient ici au domaine secret de la nuit, tout crée un climat d’envoûtement maintenu jusqu’à la mort mystérieuse et apaisante du dénouement.
5/6
Stella Dallas (King Vidor, 1937)
C’est l’éternelle histoire de l’élévation sociale et de l’impossible conciliation entre sentiment et confort du paraître, entre ce vers quoi le cœur ramène et ce qu’il provoque de honte ou de déni. Stella a beau conquérir les classes supérieures, elle restera une prolétaire. Sa fille a beau se cacher d’elle devant ses riches amis, elle l’enlacera et l’embrassera aussitôt après. Fruit d’un amour inaliénable, leur lien ne se brisera que par le sacrifice de la mère, avec la bienveillance de sa fausse rivale (très belle scène où l’une "lègue" douloureusement Laurel à l’autre). Finesse infinie de l’étude psychologique, humour et fluidité sans faille de la narration, engagement grandiose de Barbara Stanwick : film superbe qui atteint sur la fin, terriblement poignante, les cimes sirkiennes de
Tout ce que le ciel permet et
Mirage de la Vie.
5/6
La dernière vague (Peter Weir, 1977)
Le changement d’époque et de cadre n’altère pas les penchants du réalisateur, après
Hanging Rock, pour le fantastique suggestif et l’inquiétude irrationnelle. Son goût de l’énigmatique, du magique, de l’ambigüité est à nouveau flatté. À Sydney, murs de béton, buildings modernes, matérialisme de la civilisation blanche n’ont pas étouffé la voix secrète de la culture aborigène, ses légendes ancestrales, ses rites de sorcellerie, ses lois tribales qui agissent comme un retour presque géologique de son refoulé. En s’appuyant sur ce conflit, Weir bâtit un film-catastrophe qui tâtonne pendant un long moment, pâtit d’une faux-rythme étrange mais sans doute nécessaire pour créer l’atmosphère d’apocalypse en suspens que la dernière partie, plus réussie, parvient à créer. Inabouti mais original.
3/6
Xiao Wu, artisan pickpocket (Jia Zhang-ke, 1997)
Jia Zhang-ke dit s’être inspiré du fameux film de Bresson mais c’est plutôt du côté du néoréalisme italien qu’il faudrait chercher l’inspiration de son premier essai. Car si l’on ne saura rien de la technique de son jeune pickpocket aux vêtements trop vastes et aux manches trop longues, il nous est donné une image désabusée d’une petite ville provinciale de la Chine contemporaine, coincée entre modernité et tradition : un morceau de tiers monde, avec ses escrocs et ses entraîneuses, ses gens désœuvrés qui ne cessent de fumer, ses petits trafics et ses quartiers délabrés qu’on finit par démolir pour ne rien reconstruire à la place. Chronique sociale relâchée d’un pays en transition, dont la langueur et l’absence d’enjeu dramatique peuvent user la patience.
3/6
Le criminel (Orson Welles, 1946)
Trop dur d’être un génie : même lorsqu’il cherche à démontrer qu’il peut "faire un film comme tout le monde" (sic), Welles reste loin au-dessus de la mêlée. En traitant de la reconversion des criminels nazis en fuite, il tire un suspense vénéneux sur la séduction du mal au sein de l’atmosphère néoclassique de la Nouvelle-Angleterre. Magnétique et ambigu, il incarne un professeur respectable qui assassine dans les bois, griffonne une croix gammée lorsqu’il se sent aux abois, manipule une Loretta Young envoûtée et joue au chat et à la souris avec Edward G. Robinson. Le dénouement, avec l’horloge baroque et Mittleuropa, parachève le brio contenu de ce film faussement soumis aux codes traditionnels, et dont les personnages transmettent à l’image la sensation d’une extrême instabilité.
5/6
Et aussi :
Ugly (Anurag Kashyap, 2013) -
4/6
The rover (David Michôd), 2014) -
4/6
Black coal (Yinan Diao, 2014) -
4/6
La ritournelle (Marc Fitoussi, 2014) -
5/6
Mort à l'arrivée (Annabel Jankel & Ricky Morton, 1988) -
4/6
Under the skin (Jonathan Glazer, 2013 ) -
4/6
Le procès de Viviane Amsalem (Ronit & Shlomi Elkabetz, 2014) -
5/6
Films des mois précédents :
- Spoiler (cliquez pour afficher)
- Mai 2014 - Léon Morin, prêtre (Jean-Piere Melville, 1961) Top 100
Avril 2014 – L’homme d’Aran (Robert Flaherty, 1934)
Mars 2014 - Terre en transe (Glauber Rocha, 1967)
Février 2014 - Minnie et Moskowitz (John Cassavetes, 1971)
Janvier 2014 - 12 years a slave (Steve McQueen, 2013)
Décembre 2013 - La jalousie (Philippe Garrel, 2013)
Novembre 2013 - Elle et lui (Leo McCarey, 1957)
Octobre 2013 - L'arbre aux sabots (Ermanno Olmi, 1978)
Septembre 2013 - Blue Jasmine (Woody Allen, 2013)
Août 2013 - La randonnée (Nicolas Roeg, 1971) Top 100
Juillet 2013 - Le monde d'Apu (Satyajit Ray, 1959)
Juin 2013 - Choses secrètes (Jean-Claude Brisseau, 2002)
Mai 2013 - Mud (Jeff Nichols, 2012)
Avril 2013 - Les espions (Fritz Lang, 1928)
Mars 2013 - Chronique d'un été (Jean Rouch & Edgar Morin, 1961)
Février 2013 - Le salon de musique (Satyajit Ray, 1958)
Janvier 2013 - L'heure suprême (Frank Borzage, 1927) Top 100
Décembre 2012 - Tabou (Miguel Gomes, 2012)
Novembre 2012 - Mark Dixon, détective (Otto Preminger, 1950)
Octobre 2012 - Point limite (Sidney Lumet, 1964)
Septembre 2012 - Scènes de la vie conjugale (Ingmar Bergman, 1973)
Août 2012 - Barberousse (Akira Kurosawa, 1965) Top 100
Juillet 2012 - Que le spectacle commence ! (Bob Fosse, 1979)
Juin 2012 - Pique-nique à Hanging Rock (Peter Weir, 1975)
Mai 2012 - Moonrise kingdom (Wes Anderson, 2012)
Avril 2012 - Seuls les anges ont des ailes (Howard Hawks, 1939) Top 100
Mars 2012 - L'intendant Sansho (Kenji Mizoguchi, 1954)
Février 2012 - L'ombre d'un doute (Alfred Hitchcock, 1943)
Janvier 2012 - Brève rencontre (David Lean, 1945)
Décembre 2011 - Je t'aime, je t'aime (Alain Resnais, 1968)
Novembre 2011 - L'homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929) Top 100 & L'incompris (Luigi Comencini, 1966) Top 100
Octobre 2011 - Georgia (Arthur Penn, 1981)
Septembre 2011 - Voyage à Tokyo (Yasujiro Ozu, 1953)
Août 2011 - Super 8 (J.J. Abrams, 2011)
Juillet 2011 - L'ami de mon amie (Éric Rohmer, 1987)