


Attention, ce topic ne vise en aucun cas à faire l'apologie d'Isabelle Adjani.

SPOILERS. Quel film étrange que voici. Alors que je m'attendais, au vu des critiques globalement très positives, à me retrouver face à un chef-d’œuvre évident, je n'ai d'évidence à l'issue de ma découverte que celle de ma perplexité.
Mortelle Randonnée, c'est d'abord un package des plus alléchants (Miller, les Audiard, Serrault, l'insurpassable Adjani et quelques seconds rôles pas moisis non plus), qui apparaît vite éloigné de la mécanique policière millimétrée et terre-à-terre du précédent Garde à vue. Bien que renouant avec la série noire, Miller met en scène une histoire qui s'affranchit progressivement de toute recherche de cohérence et de réalisme, pour privilégier le tissage d'un nœud dramatique très bizarre entre un privé endeuillé et usé par la vie, et une jeune femme aussi belle que criminelle. L'intrigue ne s'articule pas vraiment sur l'établissement d'un suspense autour des méfaits de la jeune femme et sur le resserrement d'un étau policier autour d'elle, mais autour du jeu paternaliste et périlleux auquel joue, en coulisses, l'Oeil, celui qui est témoin de tout et qui tisse une toile protectrice invisible au-dessus de sa protégée, sur laquelle il effectue un transfert affectif.
Dans cette mécanique, Mortelle Randonnée s'apparente effectivement plus aux "thrillers romantiques" de Hitchcock, comme le souligne lui-même le réalisateur, qu'à un polar en bonne et due forme. L'étrangeté du film, de sa progression, l'accent mis sur la dimension psychologique, tendent à faire de Mortelle Randonnée une curieuse variation autour du syndrome Vertigo : le vide existentiel éprouvé par le personnage masculin conduit à une focalisation idéalisée, et irraisonnée, sur un personnage féminin inaccessible et instable, derrière laquelle on court, terrifié à l'idée de la perdre. Dans les deux cas, il y a recréation fantasmé d'un être aimé, et perdu, définitivement au bout du compte.
Mais si la relation hitchcockienne est fortement teintée de sexualité, il ne semble pas en être question dans la danse mortelle à laquelle se livrent Adjani et Serrault. L'ambiguïté ne se situe pas tant dans les intentions du détective, qui se comporte clairement comme un père de substitution (encore que l'éviction jalouse et radicale de son rival aveugle - un comble quand on se fait surnommer l'Oeil et que la personne chérie vous ignore superbement - puisse avoir des connotations équivoques), que dans celles d'Adjani, qui se sait manifestement filée et qui se comporte, elle, autant comme une fille apeurée que comme une séductrice. Le face-à-face final dans la chambre d'hôtel cristallise bien cette dualité, avec une tension sexuelle et dans le même temps le dévoilement d'un lien filial. Il y a, sur le papier, quelque chose de fort et beau, dans cette course désespérée, avec cette jeune femme cherchant en vain un père, et cet homme âgé attendant désespérément le crépuscule de sa vie et les retrouvailles éternelles avec une fille dont il chérit chaque jour le nom. La scène finale est, à ce titre, bien vue.



Le problème c'est que la richesse analytique du film est contrebalancée par des choix qui, personnellement, me laissent quand même embarrassé.
Le premier, le plus important puisque toute la dramaturgie en découle, est selon moi l'incohérence du comportement de l'Oeil, dès le départ. Ce qui me dérange d'un point de vue scénaristique, c'est qu'au tout début, rien, absolument rien, ne justifie qu'il couvre les actes criminels d'une fille qu'il ne connaît que de photo (bon, vous me direz que c'est facile d'être subjugué par une photo d'Isabelle Adjani jeune, mais quand même...). C'est-à-dire qu'à la différence de Vertigo, il n'y a pas eu l'installation d'une fascination sentimentale chez le personnage à l'égard de la jeune femme, qui pourrait ensuite expliquer son attentisme. Ce n'est que progressivement, à mesure que la filature européenne s'accomplit et qu'on en apprend plus sur le passé d'Adjani, que leur relation devient plus évidente, à la lumière d'une quête filiale commune, d'un vide affectif partagé à combler. Mais au départ, ça coince. A la limite, le personnage d'Adjani serait né exactement à la même date que sa fille, il y aurait pu y avoir une vague motivation impulsive. Là, l'inaction de Serrault apparaît plutôt inexplicable, et d'ailleurs, dans le documentaire Jacques Audiard le concède en rigolant : il y a un vrai mystère, à ce niveau. Ce qui est un peu facile, je trouve, et qui pose mal les bases émotionnelles à venir.
Autre problème pour moi : le fait que Serrault s'exprime tout le temps à voix haute pour lui-même dans des lieux publics. C'est simple, l'effet à l'image ne fonctionne pas du tout. On n'est pas dans des monologues au théâtre, on est au cinéma et au cinéma, une telle posture ne peut à mon avis être tenue très longtemps sans que ça affecte l'ensemble. Pourquoi ne pas avoir recouru à la bonne vieille voix-off du film noir ? Là, ça imprime au film un caractère très verbeux et théâtral qui est d'ailleurs, volontairement ou involontairement, conforté par le jeu de plusieurs seconds rôles. Marchand, Audran, Brialy... ils sont à côté de la plaque. D'ailleurs Serrault en fait parfois trop, contrairement à Isabelle Adjani qui reste tout du long d'une sobriété exemplaire et qui délivre une prestation d'un magnétisme magique, jusque dans les modulations de sa voix (si si, j'vous jure).
Avec leur jeu, on a souvent l'impression d'être face à de l'humour burlesque (le pompon à la mort de Marchand) qui n'a carrément pas sa place dans un tel scénario. Parce que le scénario reste quand même vraiment pas mal, c'est ça le plus frustrant ! Seulement voilà, je trouve que Claude Miller ne sait pas l'exploiter comme il le faudrait ; qu'il fait, sinon de mauvais choix, du moins des choix pour le moins casse-gueule et qu'il loupe sa cible. Il y a des scènes réussies (la discussion finale à l'hôtel par exemple) et d'autres à pieds joints dans le ridicule, plombées par une musique de saltimbanque à dormir debout qui casse tout le pouvoir envoûtant de l'histoire. Les dialogues illustrent assez cette inégalité, entre des passages inspirés (toutes ces phrases sublimes d'un père à sa fille disparue) et d'autres franchement paresseux voire inutiles. On dirait que les Audiard rallongent la soupe plus que nécessaire. Déçu également par la mise en scène de Miller, qui m'a parue bien éloignée de la précision à toute épreuve de son huis-clos précédent.



En définitive, je dirai que le matériau est remarquable, que sur le papier c'est hyper riche, mais qu'à l'écran la traduction n'est pas à la hauteur, que Miller erre dans des chemins de traverse (les sous-intrigues avec le couple Marchand-Audran ou la comparse Betty sont totalement pataudes) alors qu'il avait un sacré putain de boulevard en face de lui. Reste le spectre, parfois tenace, du film que Mortelle Randonnée aurait effectivement pu être, et la présence hypnotique, resplendissante, d'une Adjani caméléon, à la croisée de ses rôles de dérangées et des sophisticated ladies malades de chez Hitchcock.