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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mortelle randonnée

L'histoire

L'Oeil (Michel Serrault) est un détective privé effacé, certains diraient même un fantôme. C'est que les piètres enquêtes que son agence lui confie ne parviennent pas à lui faire oublier la seule qui compte vraiment à ses yeux : retrouver sa fille Marie, emmenée alors qu'elle n'avait que deux ans par son ex-épouse Madeleine. La seule trace qu'il a d'elle est une photo de classe que sa femme lui a envoyée et, incapable de répondre à sa provocation - « Elle est là, ta conne de fille, essaie de la trouver » - , il ne cesse de la scruter pour deviner derrière laquelle des ces écolières se cache sa fille. Son morne quotidien change le jour où sa patronne lui confie la surveillance d'un jeune homme de bonne famille dont les parents craignent sa fréquentation avec une belle demoiselle nommée Catherine (Isabelle Adjani). De fait, après une nuit d'amour, l'inconnue tue le jeune homme et jette son corps dans un lac. L'Oeil ne l'arrête pas, n'en parle pas et se met à suivre cette femme mystérieuse qui ne cesse de changer d'identité pour poursuivre son parcours meurtrier à travers l'Europe...

Analyse et critique

A la fin des années 70, l'écrivain Marc Behm travaille à un scénario pour le compte d'un studio américain. Mais cette histoire d'un homme qui suit une fille sans jamais l'inviter au restaurant déconcerte les producteurs qui enterrent le film. L'écrivain, très attaché à cette vision qui s'est imposée à lui, décide de reprendre cette trame comme squelette d'un roman noir. Grand amateur du genre et des romanciers américains, Michel Audiard ne manque pas de tomber sur le bouquin et d'y voir un film potentiel. Il en achète les droits, bouclant ainsi avec la genèse de cette histoire.



La filiation étant l'un des sujets du roman, c'est fort logiquement qu'Audiard propose à son fils Jacques d'en écrire l'adaptation avec lui. C'est la première fois qu'ils travaillent vraiment ensemble et ils s'isolent tout un été pour écrire le scénario, sans même avoir encore contacté un producteur ou un éventuel réalisateur. Pas de contraintes de budget, d'acteur à employer à tout prix, de planning... juste le plaisir d'écrire à deux cette histoire, en toute liberté.

Mais un film, il en faut bien un au bout et Audiard se doit de trouver l'acteur pour incarner cet Oeil qui porte toute l'histoire. L'idée de Michel Serrault s'impose très vite à lui. L'acteur possède cette classe teintée d'ironie, cet humour grinçant et cette sourde tristesse qui conviennent parfaitement au rôle. Le fait qu'il ait - comme Audiard, nous y reviendrons - vécu la perte d'un enfant n'a peut-être pas pesé dans le choix du scénariste, mais il est probable que son interprétation si profonde et habitée du personnage se soit nourrie de ce drame personnel. Plus prosaïquement, Serrault vient de recevoir un César pour Garde à vue, scénario d'Audiard et énorme succès public, ce qui permet au film de se monter rapidement et d'embarquer en chemin son réalisateur Claude Miller. C'est Serrault également qui pense à Isabelle Adjani pour incarner la mystérieuse femme fatale au cœur du film. Autant dire que le film doit énormément à son interprète principal. Mortelle randonnée est d'ailleurs un film qui a trois auteurs : Serrault, Audiard (faisons du duo père/fils une seule et même entité pour simplifier) et Miller.



Assurément, le scénario de Mortelle randonnée est le plus sombre écrit par Audiard. Assurément, il a mis beaucoup de lui dans cette histoire d'un deuil impossible. Après la mort de son fils François en 1975, la vie de Michel Audiard a été une « sorte de dégringolade » comme l'a raconté Jacques Audiard dans Télérama qui poursuivait : « Le scénario de Mortelle randonnée parlait beaucoup de ça. D'un sentiment très fort de solitude paternelle. » Un film dont chaque minute, chaque plan est hanté par la douleur de la perte, par la solitude : c'est vraiment la sensation que cette Mortelle randonnée distille. Quant on évoque la série noire ou le film noir, ce noir se réfère à des histoires sombres, des crimes sordides, un environnement anxiogène ou délétère. Ici la noirceur ne se trouve pas dans les crimes commis par Catherine ou dans les ambiances grisâtres des banlieues pavillonnaires, des hôtels ou des stations balnéaires vides dans lesquels elle nous entraîne à sa suite. Cette noirceur, c'est celle de ces âmes damnées qui peuplent le film. Ici, on a des idées noires, on broie du noir, on tente de fuir l'abîme, on y plonge. Sans ses répliques savoureuses, ses quelques passages véritablement comiques et ses seconds rôles hauts en couleur (Guy Marchand, Stéphane Audran, Geneviève Page, Sami Frey, Macha Méril, Patrick Bouchitey, Jean-Claude Brialy...), Mortelle randonnée serait un film dépressif quasi insupportable. Mais Audiard a le goût du public, il sait trouver le bon équilibre et s'il signe ici un film très radical, une œuvre en forme d'exorcisme, il ne lâche pas la main de son spectateur, il ne l'abandonne pas à la nuit. C'est triste, c'est sombre, mais jamais complètement désespérant.

Ne pas abandonner le spectateur à la noirceur du film ne veut pas dire le laisser extérieur au drame. On ne regarde par l'Oeil, on est avec lui. On partage ses peines, ses espoirs, sa colère. Si l'on entre en totale empathie avec ce personnage pourtant très opaque et peu aimable, c'est grâce à la présence de Serrault. Une présence à la fois rassurante (on connaît l'acteur, il nous est familier) et troublante tant l'acteur se glisse avec naturel dans la peau de ce flic sans vie, sans émotion, déjà mort en lui-même depuis la disparition de sa fille. C'est notre Serrault mais c'est aussi son fantôme, un doppelgänger.

On voit l'acteur, bien sûr, il nous est si familier. Mais on voit autre chose, comme s'il s'était oublié à son personnage, s'était glissé en lui, l'avait revêtu comme une seconde peau. Après avoir vu Mortelle randonnée, on ne peut plus voir Serrault de la même façon, comme si l'acteur avait laissé une partie de lui dans ce personnage.



Si l'on en vient à évoquer des fantômes, ce n'est pas un hasard tant le film joue sur le régime du fantastique. Des fantômes, il y en a partout. L'Oeil tout d'abord qui traverse la vie tel un spectre, insensible aux autres, à ce qui l'entoure, prisonnier de son obsession. L'Oeil ne peut faire son deuil car il ne sait même pas à quoi ressemblait Marie lorsqu'elle est morte. Et lorsqu'il fait une projection fantasmatique de sa fille sur Catherine, cette image ne cesse de se défiler à lui car elle n'est qu'une nouvelle projection, une recréation d'elle-même. Catherine ne cesse de se déplacer, de changer d'identité, de se transformer physiquement. Un fantôme qui poursuit un fantôme, une image. L'Oeil qui voit Marie partout, derrière chaque écolière de la photo, dans cette femme qui aurait son âge maintenant, fait invariablement penser au Scottie de Vertigo. Un fantôme de plus, celui du film de Hitchcock.

On comprend ce qui a pu intéresser Claude Miller dans ce film, lui qui aime les personnages sombres et torturés qui parviennent à plier le monde à leur imaginaire. On pense à La Meilleure façon de marcher et surtout à Dites-lui que je l'aime qui entretient de nombreuses correspondances avec Mortelle randonnée, tant au niveau du fond que de la forme, les deux films travaillant sur une structure répétitive et obsessionnelle. Des projections fantasmatiques qui hantent le cinéma de Miller, Catherine est certainement la plus marquante. C'est un ange noir, une créature vengeresse qui sème la mort derrière elle. C'est comme si L'Oeil savait que Marie était morte et qu'il créait cette figure pour se venger de cette perte, pour faucher à son tour des êtres au hasard et contempler la douleur de leur entourage. Cette idée que Catherine est une création de L'Oeil, le film nous la glisse lorsqu'elle tombe amoureuse d'un aveugle (Sami Frey). Elle ne se résout pas à le tuer, et L'Oeil ne peut supporter qu'elle abandonne ainsi son rôle et il tue lui-même l'homme. Il retient Catherine dans son fantasme, l'y enferme et lui interdit d'en sortir.



L'Oeil reste d'abord en surface. Il observe, photographie cette image même de la femme fatale, fasciné par cette vamp toute droite sortie d'un film noir américain. Mais en la chargeant de ses troubles et de ses névroses, il la transforme en autre chose, en un personnage de sa propre fiction. Dès lors, il pénètre la photo, l'image, et devient acteur de sa propre histoire, de celle de Catherine. Il la protège, efface ses traces, tue pour elle et finit par mettre en scène leur rencontre. Spectateur, acteur en enfin écrivain / réalisateur : L'Oeil joue tous les rôles de sa propre fiction. Pénétrer dans le fantasme qu'il a créé est pour lui la seule possibilité pour guérir, le seul échappatoire.

Mortelle randonnée aurait pu être un objet froid, abstrait et théorique. C'est heureusement un film bouleversant, totalement incarné, tout en restant un objet filmique étrange, bien éloigné des traditions et des modes du cinéma français. Miller et Audiard refusent la psychologie et la sociologie, et le récit comme la mise en scène ne fonctionnent qu'à un niveau romanesque et onirique. L'enfance de Catherine est certes un catalogue d'horreurs (viol, inceste, misère) qui pourrait expliquer sa furie vengeresse et suicidaire, mais les auteurs s'évertuent à en faire des fausses pistes qu'ils n'exploitent pas vraiment. Le secret de Catherine, il est à chercher hors champ, dans le regard, dans la pupille de L'Oeil. Tout ici est soumis à sa vision, sa parole : sa voix off murmurante couvre presque intégralement le film tandis que la mise en scène épouse constamment son point de vue, reflète son monde intérieur.



On ne s'étonnera donc pas que ce film extrêmement stylisé, dont l'atmosphère fantastique et irréelle tranche avec le film noir français traditionnel, ait été un échec public cinglant à sa sortie. Trop étrange, trop triste, trop formel... Ce qui a fait son insuccès public en fait aussi un film fétiche pour beaucoup. Car pour peu qu'on se laisse porter par ses vapeurs morbides, Mortelle randonnée est de ces films qui vous enivrent et ne vous quittent plus vraiment.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 4 novembre 2016