Autour de 2013, et de l'hommage rendu cette année-là par le Festival Lumière, à Michael Cimino, Bertrand Tavernier a exprimé, à l'endroit de
La Porte du Paradis, un certain nombre de réserves spécifiques dont on sentait bien qu'elles étaient mues par une sorte de réévaluation dépréciative de toute l'œuvre future du cinéaste à partir du constat que des éléments objectifs ne pouvaient qu'éclairer non seulement le terrible échec du film, mais aussi toute l'évolution ultérieure de la filmographie.
A titre personnel, et bien que le pacte faustien qui me lie à ce film ne saurait être entaché, les défauts de
La Porte du Paradis (qui ne brident pourtant pas mon amour viscéral) me sautent maintenant au visage : dialogues démonstratifs et répétitifs, folklore ethnique trop voyant, "méchants" caricaturaux, manipulation de la réalité, encore que dans ce dernier cas, on pourrait parler de démesure visionnaire.
Je répondrais simplement à Bertrand Tavernier que bon nombre des défauts pointés pourraient bien se trouver déjà dans
The Deer Hunter (film que plus personne, y compris notre passeur préféré, ne songe à attaquer) tant ils sont là, tapis, présents à l'état de germes.
A la révision tétanisante de
The Deer Hunter, projeté sur un grand écran dans une belle copie restaurée, je me pris à penser que les aspects ethniques (en l'occurrence lituaniens) grossissaient le trait jusqu'à faire rouler les R d'une babouchka en furie venant chercher son fils, déjà bourré, alors qu'il doit se marier quelques heures plus tard.
Et de fait, la petite ville de Clairton semble plus slave qu'américaine.
A l'inverse, les protagonistes peinent, quand on les scrute de trop près, à nous faire croire non seulement qu'ils sont d'origine lituanienne malgré les toques en fourrure (De Niro et Cazale font parfois revenir leur naturel italo new-yorkais au galop) mais encore qu'ils sont ouvriers dans la sidérurgie : Robert De Niro est bien trop aristocratique et Christopher Walken se déhanche comme s'il avait rendez-vous avec Travolta au 2001.
Le margoulin français qui trempe dans la roulette russe sacrifie aux clichés linguistiques et comportementaux hollywoodiens dès qu'il s'agit de représenter un français.
Une fois n'est pas coutume, la postsynchronisation avait intelligemment opté pour un accent corse, ce qui servait la vraisemblance.
Mais qu'est ce c'est que cette histoire de roulette russe? Est-ce avéré? Les Viêt-Congs s'adonnaient-ils à cette torture à l'endroit de leurs prisonniers?
Une recherche sur internet vient de se montrer infructueuse (Thaddeus, quelques lignes plus haut, nous apprend que Cimino aurait inventé cela) .
Quand on voit de quelle façon le cinéaste transforme les règlements de compte historiques entre éleveurs et fermiers, quelque ait pu être leur ampleur, en bataille digne d'Hannibal, dans
Heaven's Gate, quelque chose incite rétrospectivement à ne pas cautionner aveuglément ce qu'il nous montre des pratiques Viêt-Cong.
Lorsque Steven et Angela, pendant la noce, boivent du vin contenu dans un calice d'argent devant toute l'assemblée, l'animateur de la fête prévient que leur vie ne sera que bonheur si pas une goutte ne s'échappe. Et que nous montre l'image qui suit?
Une goutte de vin venant s'écraser en gros plan sur la robe de la mariée.
On en a vilipendé pour moins que ça.
Par quel miracle cet insert échappe-t-il totalement au ridicule?
Porteuse à elle seule de toute l'âme du film, la musique de Stanley Myers propose un grand écart étonnant entre mélancolie à la Narciso Yepes (
Jeux interdits) et envolée poignante d'un Aaron Copeland.
L'effet déconcerte, saisit, et honore le passage de l'intime au collectif, qui est la figure la plus repérable de l'œuvre.
Il n'y a pas que cela: cette musique originale se révèle à la fois parcimonieuse et autoritaire pour le spectateur. Elle vient toujours le "sommer" de changer de braquet au diapason de l'humeur du film. Si les accords de guitare sèche suggèrent la solitude du chasseur de daim, l'enracinement communautaire (ce type de texture sera largement décliné par David Mansfield dès
Heaven's Gate) et une indicible mélancolie, les envolées plus orchestrales accompagnent les mouvements de foule, la fuite des réfugiés, la chute de Saigon, en un mot...l'Histoire.
Artifice opératique qui contraste avec le naturalisme pourtant en exposition et qui rappelle l'origine sans doute italienne de Cimino.
C'est que
The Deer Hunter, plus encore que ne le sera
Heaven's Gate, est aussi un film musical, et d'un genre inédit dans le cinéma américain : morcelé, kaléidoscopique, programme esthétique à lui tout seul.
De façon aussi syncrétique que chez Pasolini, nous arpentons une terre de contraste d'une marche à la fois douce (on est pas chez Kubrick, ou Tarantino) et ferme (impossible de se défaire de la poigne émotionnelle des strates de musique convoquées).
La cohabitation de ces différents registres exerce sur le spectateur une manière d'envoûtement, à la modulation aussi solennelle que fantasque.
La musique de Stanley Myers a été évoquée mais il y a aussi les chœurs liturgiques orthodoxes, le folklore russe et Frankie Valli, dont le
Can't take my eyes of you, qu'on aura jamais aussi bien entendu, est décliné deux fois, et dans sa version originale, et mal chanté par le Monsieur Loyal (
"Le propriétaire de la Chevrolet Impala blanche immatriculée xxx est prié de déplacer son véhicule") de la noce.
Et on pourrait presque dire que
The Deer Hunter, est aussi un film, même de façon allusive, dédié à la chanson de Frankie Valli.
Mais il y a plus : notamment une très brève citation (même pas créditée au générique) d'une pièce orchestrale de Glinka, compositeur russe, alors que Vilmos Zsigmond panote sur le sommet enneigé d'une montagne.
Et, bien évidemment, ce Nocturne de Chopin joué au piano par George Dzundza dans ce moment suspendu, un des plus beaux du film, qui montrent les potes, tout soudainement désenivrés et saisis, collectivement, d'un accès (communiqué au spectateur) de mélancolie et d'angoisse, juste avant que nous plongions, sans préavis, dans l'enfer annoncé par le titre français.
Ce moment de suspension a quelque chose de viscontien, et pénètre jusque dans nos entrailles. Une fois de plus, le film nous surprend par ses sortilèges. Comment ce patron de bar complètement bourrin, véritable outre à bière et à vodka, peut-il jouer un air de Chopin avec une telle délicatesse?
C'est qu'il ne faudrait pas omettre que, bien plus tôt, il nous avait été montré participant à la chorale de l'église où se marient Stevie et Angela.
L'écho fonctionne et de toute manière, l'émotion est trop forte pour qu'on ait la latitude de trop réfléchir.
Et le raccord qui suit, ellipse géniale, sur le bombardement au napalm d'un village, plonge le spectateur dans une hébétude presqu'équivalente à celle des personnages.
Il ne s'agit plus ici de musique, mais de musicalité de la mise en scène.
Dès lors, qu'importe les entorses à la vraisemblance, les manipulations suspectes de la réalité, le film s'impose par l'immense crédibilité de ses propositions, de son imaginaire.
La guerre qui nous est montrée n'est pas le Viet Nam, pas plus qu'une guerre lambda de film de guerre lambda mais bel et bien LA guerre du Viet Nam telle qu'elle doit ressembler lorsqu'elle est hébergée, abritée, enfantée à même ce film.
Michael Cimino réussit, dans un mélange d'artifice et de naturalisme typique de sa manière faussement "non-sophistiquée", à retranscrire le cœur du conflit vietnamien en une très courte mais très brutale séquence de guerre (le Viêt-Cong, les paysans dans un trou, la grenade et enfin le lance-flamme) plus proche de Schoendorffer que de Coppola.
De façon altière, Cimino ne calcule même pas l'occurrence du parfait
Vietnam Movie, qu'il soit fiction ou documentaire.
Nous n'entendrons pas Jefferson Airplane ou Creedence et on nous épargnera l'entrainement
"Yes Sir, No Sir", avec aboiement du sergent instructeur, si souvent de rigueur.
Non, l'engagement et le basculement des personnages dans le conflit relève d'une logique et d'une vérité purement cinématographique: cette guerre est la guerre du film, de celui-là et de nul autre.
Ce qui n'empêche absolument pas Cimino d'évoquer avec précision et ampleur le désastre de Saigon.
Tel est le miracle d'une œuvre en état de grâce, une ballerine massive mais pourtant gracieuse, une toupie imposante qui ne vacille jamais car mue par une force mystérieuse, unique et incantatoire.
Bien plus dirigé par les sens que par LE sens,
The Deer Hunter est bien le geste intuitif d'un cinéaste qui ne retrouvera que partiellement cette puissance de suggestion.
Le chef d'œuvre d'un dandy mégalomane, mélancolique et invocateur.