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Critique de film
Le film
Affiche du film

Welcome in Vienna - partie 3: Welcome in Vienna

(Welcome in Vienna – Wohin und zurück. Dritter Teil)

L'histoire

On retrouve dans cet ultime volet de la trilogie Welcome in Vienna Freddy Wolff (Gabriel Barylli), le héros de Santa Fé, deuxième opus de la fresque d’Axel Corti, et Georg Stefan Troller. Le jeune homme, que l’on avait quitté à New-York après qu’il ait rejoint les troupes américaines, se trouve de nouveau en Europe. Il a survécu à trois années de combats, se liant entre-temps avec George Adler (Nicolas Brieger), un Juif berlinois exilé aux États-Unis ayant lui aussi rallié l’armée américaine. Tandis que le film débute, tous deux se trouvent à la frontière occidentale de l’Allemagne à la fin de l’année 1944. Leur route les mènera quelques mois plus tard en Autriche : d’abord à Salzbourg puis bientôt à Vienne dont les Alliés prennent possession après l’effondrement du régime hitlérien en mai 1945.

Analyse et critique

Inverser le cours de l’Histoire : tel est l’espoir que caressent Freddy et George tandis que les premiers instants de Welcome in Vienna montrent ces deux ex-proscrits sur le point de pénétrer - en vainqueurs - sur le territoire du Reich. Une espérance qui semble alors sur le point de se réaliser...

La caméra nous montre ainsi Freddy et George au volant d’une jeep, fonçant - géographiquement - vers l’Allemagne et - visuellement - vers le premier plan de l’image. Le véhicule lancé à pleine allure dépasse des soldats cheminant péniblement en sens inverse, reliquats éparpillés d’une Wehrmacht en pleine débâcle. Ayant renoncé au combat et cherchant à rallier les lignes américaines pour s’y constituer prisonniers, ces hommes désormais armés de leur seul casque s’éloignent alors - spatialement - du Reich, allant ainsi se perdre - cinématographiquement - dans le fond du cadre. C’est un extraordinaire moment que vivent Freddy et George. Ceux-là mêmes qui les avaient chassés - ces hommes en tenue de la Wehrmacht faisant écho à d’autres porteurs d’uniformes, les policiers et militaires complices des persécutions antisémites dépeintes dans Dieu ne croit plus en nous - deviennent à leur tour des fuyards. Ainsi désertées par ceux qui s’en étaient proclamés les seuls occupants légitimes, l’Allemagne et - au-delà - l’Autriche semblent de nouveau accessibles aux deux Juifs réprouvés qu’étaient Freddy et George. Comme pour saluer ce moment attendu depuis des années, les deux hommes chantent en allemand un hymne vainqueur avec un enthousiasme à peine entamé par les bombes qui s’abattent de part et d’autre de leur véhicule. La roue de l’Histoire, effectuant un tour complet sur elle-même, n’est-elle pas en train de tourner en faveur des victimes du nazisme ?

C’est ce que pourrait confirmer - de manière si spectaculaire qu’elle en est presque irréelle - la scène suivante. Elle montre un énième soldat allemand en fuite. Mais ce dernier se distingue de la noria des déserteurs car il porte dans ses bras une femme inconsciente, vêtue de la tenue rayée des déportés. En convoquant une figure de Pietà inversée, le plan esquisse ainsi la possibilité d’un nouvel ordre des choses encore plus favorable aux Juifs européens ; vaincus militairement, leurs bourreaux le seraient-ils aussi idéologiquement ? L’Allemagne et l’Autriche, comme les montre Welcome in Vienna au terme de la Seconde Guerre mondiale, n’auraient-elles plus rien à voir avec ce qu’elles étaient à la veille du conflit ?

La Vienne de 1938 que mettait en scène Dieu ne croit plus en nous n’existe apparemment plus. La capitale autrichienne n’est qu’un champ de ruines dont la réalisation d’Axel Corti s’attache à montrer la considérable ampleur. Promenant sa caméra à travers la ville - Welcome in Vienna déploie de spectaculaires travellings - et parcourant toute l’échelle des plans - des plans rapprochés des immeubles décapités par les bombes alternent avec des plans d’ensemble des quartiers détruits -, le cinéaste délivre une saisissante représentation des ravages subis par la cité. Tout est donc à reconstruire dans cette "Vienne année zéro", une tabula rasa certainement urbaine mais aussi, peut-être, morale et idéologique.


La ville n’est-elle pas le cadre d’un autre épisode narratif aussi symbolique et aussi surprenant que celui du soldat allemand portant secours à une déportée ? Puisque c’est là que Freddy noue une idylle avec Claudia (Claudia Messner), la fille d’un haut-dignitaire de l’armée du Reich, le colonel Schütte. Les quelques plans consacrés à cette presque caricature de hobereau germanique - Axel Corti va jusqu’à le vêtir d’une culotte de peau… - ne laissent guère planer de doute sur son engagement hitlérien. Ce dernier n’hésitera d’ailleurs pas à témoigner par la suite de son antisémitisme dans une lettre à Claudia. Mais cette dernière ne semble nullement partager les opinions de son père, ne cessant de se déclarer sincèrement amoureuse du jeune Juif. Et c’est donc avec la fille d’un nazi que Freddy partage son existence... Le couple ainsi formé s’avère d’une importance cruciale pour le jeune homme encore en proie au manque psychologique et politique généré en lui par son exil aux États-Unis. En se donnant à lui, Claudia lui permet aussi bien d’espérer remplir un vide affectif immense - de retour à Vienne, Freddy constate l’anéantissement total de sa famille - que de réintégrer pleinement une nation autrichienne dont les plus "aryennes" des représentantes n’ont pas peur d’aimer des Juifs...

Mais ces espoirs de retour à la fois au pays et à la normale se briseront bientôt les uns après les autres. Et c’est de manière ironique que doit être compris le titre d’un film révélant l’impossibilité pour les Juifs exilés de recouvrer leur place en Autriche. La mise en scène subtile d’Axel Corti ne manque d’ailleurs pas de semer des indices du caractère illusoire des attentes de George et de Freddy. Concernant plus particulièrement ce dernier, on pense à cette séquence sylvestre - apparent acmé d’un bonheur enfin retrouvé - durant laquelle Freddy et Claudia se déclarent leur amour lors d’une promenade dans les environs de Vienne. Le jeune homme, comme enivré par l’amour, chante quelques mesures d’un air d’opéra à sa bienaimée. Déambulant sur un sol tapissé de mousse que le soleil éclabousse de quelques tâches lumineuses, les deux amants semblent évoluer dans un tableau d’un romantisme canonique. Mais le coin de forêt dans lequel le réalisateur dispose ses deux personnages a aussi des allures carcérales : les arbres fins et hauts saturent littéralement le cadre, dessinant ainsi un motif de barreaux de prison rappelant celui que suggérait la neige sur une route tchèque dans Dieu ne croit plus en nous. Et cette remarquable utilisation de l’espace vient donc dire à quel point Freddy - aussi libre se croit-il alors - demeure plus que jamais prisonnier d’une judéité que les Autrichiens, en réalité, n’acceptent toujours pas.

Car rien n’a changé. L’antisémitisme demeure, à peine refoulé par la défaite pourtant sans appel du nazisme. Dans les rues de la capitale autrichienne l’injure antisémite vient vite à la bouche... comme à celle de cette Viennoise blonde et replète traitant Freddy d’« Amerloque youpin » après que le jeune homme a refusé ses avances. Quant aux Soviétiques et aux Américains, ils ne sont finalement d’aucun secours aux survivants de la Shoah. Les États-Unis sont présentés comme indifférents à la souffrance d’exilés les ayant pourtant activement et fidèlement servis, tels Freddy et George. Uniquement agie par ses intérêts géopolitiques, l’Amérique n’hésite pas à pactiser avec des nazis qu’elle juge utile, comme le colonel Schütte qu’une scène presque surréaliste montre ralliant les Américains en une poignée de minutes.

Quant aux Soviétiques - dont les banderoles vantant leur libération de Vienne de l’hitlérisme apparaissent pourtant régulièrement en arrière-plan - ils témoignent à l’encontre des Juifs d’un sentiment encore plus inquiétant. C’est en effet d’une forme d’antisémitisme quant à lui stalinien que témoigne la séquence durant laquelle George - déçu par les États-Unis et désireux de rejoindre le camp socialiste - s’entretient avec une officier des services secrets soviétiques. Elle-même d’origine autrichienne et ayant dû fuir le nazisme car mariée à un Juif communiste, elle évoque à demi-mots le destin tragique de son époux à Moscou, laissant deviner que la mort de celui-ci a sans doute aussi tenu à sa judéité. George comprend alors que l’URSS veut encore moins des Juifs que les États-Unis. Le monde ne veut pas plus des Juifs en 1945 qu’en 1938. Et une nouvelle fois, l’espace tel qu’Axel Corti le filme splendidement vient souligner la prise de conscience de George : le dernier plan de la séquence le montre en effet totalement seul au milieu d’un no man’s land urbain à la désolation d’autant plus suffocante que l’ensemble est filmé en plongée.

Après avoir témoigné dans Dieu ne croit plus en nous de la tragédie d’êtres humains réduits à l’état de proies, puis après avoir évoqué dans Santa Fé les drames de l’exil et du déracinement, Axel Corti et Georg Stefan Troller dépeignent avec Welcome in Vienna un dernier tourment quant à lui teinté d’absurde : il s’agit de celui infligé par le retour au pays à ceux-là mêmes qui n’avaient pourtant cessé d’espérer retrouver leur patrie. C’est peut-être la forme de souffrance la plus inattendue révélée par ce dernier volet d’une trilogie dont la grandeur réflexive et esthétique est, par ailleurs, une nouvelle fois démontrée. Ces trois œuvres d’Axel Corti et de Georg Stefan Troller forment, en effet, l’une des explorations narratives les plus approfondies et les plus sensibles du destin des Juifs d’Europe au temps du nazisme.

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Par Pierre Charrel - le 8 octobre 2012