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Critique de film
Le film
Affiche du film

Une étrangère parmi nous

(A Stranger Among Us)

L'histoire

Emily Eden (Melanie Griffith) est une détective un brin tête brûlée de la police new-yorkaise. Parce qu'elle a refusé d'appeler des renforts pour appréhender deux suspects de crainte de les voir prendre la fuite, son coéquipier se fait poignarder lors de la tentative d'arrestation. Si les jours de son partenaire ne sont pas en danger, Emily se sent néanmoins coupable de lui avoir fait risquer sa vie. Son chef ne lui en porte pas grief mais comme elle a utilisé son arme pour abattre le criminel, il la met sur une affaire "tranquille" histoire d'apaiser les affaires internes. Emily part donc à la recherche d'un jeune homme de la communauté Hassidi qui a disparu il y a quelques jours. Malgré le peu d'empressement des responsables Hassidi à collaborer à l'enquête, elle découvre rapidement que le jeune homme a été assassiné et que l'équivalent de 720 000 dollars de bijoux se sont volatilisés. Elle parvient à convaincre le Rabbi (un rôle plus important encore que celui du Rabbin nous explique-t-on) d'accepter qu'elle s'immerge dans la communauté le temps de résoudre l'affaire et de retrouver le meurtrier...

Analyse et critique

A cause d'une intrigue assez attendue et d'une mise en scène un brin paresseuse, Une étrangère parmi nous peut être jugé comme faisant partie des films mineurs de Sidney Lumet. Cela dit, il y a de nombreuses choses dans le film qui lui permettent de se hisser au-dessus de la production policière lambda : un rythme particulier, une certaine langueur, un humour omniprésent, une précision dans les dialogues et surtout une grande attention portée aux personnages qui sont loin d'être l'apanage des films policiers de série.

Le principe du film est très proche de celui de Witness, à savoir un policier qui pour les besoins de son enquête découvre un monde hors du monde mené par des règles et des coutumes qui nous propulsent des centaines d'années en arrière. Comme les Amish du film de Peter Weir, les Hassidi perpétuent d'antiques traditions (ils ont 613 règles qui dictent leur quotidien) et ne se sentent pas concernés par les maux d'une société dont ils estiment ne pas vraiment faire partie. Pour Emily, le mal est partout et elle est persuadée qu'il se terre aussi chez ces hommes et ces femmes qui vantent la pureté de leur mode d'existence. On retrouve dans le portrait de ce monde qui veut se prévenir de toute influence extérieure la question de la corruption qui est l'un des leitmotivs du cinéma de Sidney Lumet. La conclusion du film vient de manière très étonnante contredire l'habituelle position du cinéaste sur cette question, le final venant séparer de manière très artificielle - voir assez déplaisante - le bon grain de l'ivraie, soit ce à quoi s'est toujours refusé Lumet qui travaille non dans le noir et blanc mais dans les gris. Heureusement, le cinéaste brouille les cartes et rend plus complexe qu'il n'y paraît cette conclusion peu convaincante, Ainsi, comme dans Serpico, la pureté est aussi envisagée comme une déviance, une maladie, les dogmes hassidiques qui sont censés protéger la communauté du monde extérieur ayant créé un lieu clos et étouffant où les seules voies offertes à l'individu sont la dévotion aveugle ou la trahison. Une vision binaire du monde ne peut permettre à l'homme d'acquérir sa liberté et Lumet ne cesse de provoquer des secousses afin d'agrandir les failles dans le mur que les Hassidi ont dressé entre eux et le monde.

L'enquête à proprement parler n'a aucune importance aux yeux de Lumet, et il la résout en quelques minutes à la toute fin du film alors que pendant 1h40 elle n'a pas avancé d'un pouce. De toute manière, le fin mot de l'histoire est si attendu qu'il peut être deviné longtemps à l'avance par le spectateur. Lumet est bien plus intéressé par la description du fonctionnement de la communauté Hassidi, utilisant comme il se doit la naïveté et l'ignorance d'Emily pour nous servir de guide. Toute cette partie du film est cependant loin d'être convaincante. Trop explicative, forcée, jouant sur une forme d'exotisme que le cinéaste semble pourtant vouloir éviter, elle est incapable de rivaliser avec la manière dont Weir parvient à nous immerger au cœur du monde Amish à travers des enjeux aussi simples que la fabrication d'une grange. On assiste ici aux fêtes traditionnelles, aux chants, aux danses, aux prières, à un enterrement, un mariage... Comme si montrer les différents rituels suffisait à nous faire comprendre quelque chose des juifs hassidiques. Cependant, au détour d'une scène attendue, Lumet parvient à nous faire pénétrer un peu dans le monde opaque des juifs hassidiques, à nous faire partager quelque chose de leur vision du monde. Si toute cette partie centrale du film - longue parenthèse où l'on accompagne Emily dans la découverte de ce monde, et donc, forcément, dans la découverte d'elle-même - est parfois risible et attendue, on y retrouve par moments cette petite musique lumetienne, la marque d'un cinéaste aussi attentionné que généreux. Mais malheureusement on reste trop souvent à la surface, dans le cliché, dans cette opposition frontale entre le monde moderne et cette communauté qui essaye de vivre dans le temps de l'Ancien Testament. Dommage car Lumet parvient à trouver sa place, s'amusant certes des règles improbables qui régissent la communauté mais sans sarcasme et en tissant continuellement des liens entre l'intérieur et l'extérieur. Ainsi, lorsqu'il évoque le poids du patriarcat chez les Hassidis (le fils du Rabbi qui est obligé de suivre la voie de son père), il montre qu'Emily elle aussi a été prédestinée au rôle qui est le sien (son père est un ancien policier pointant aujourd'hui aux AA) et c'est ce genre de liens qui permettent de mettre en avant ce qui rassemble et non ce qui sépare ces individus évoluant chacun dans leur monde. On retrouve aussi dans cet élément du récit un autre thème cher à Lumet, celui de la résignation, de la tâche ou du destin que l'on se sent contraint d'accomplir alors que nos désirs et nos rêves nous poussent ailleurs. Si le jeune héros d' A bout de course était finalement libéré par ses parents et pouvait vivre sa vie et non celle qui lui était jusqu'ici imposée, ici le constat est plus amer et chacun repart en acceptant le rôle qui lui est alloué, seulement un peu plus triste d'avoir à l'endosser.

Finalement, ce qui fonctionne le mieux dans le film, c'est son histoire d'amour, son récit de deux cœurs brisés. Sidney Lumet parvient à nous émouvoir avec une histoire simple, des dialogues brillants et le grand talent de ses comédiens, Mélanie Griffith en tête. Cet aspect romantique éclipse rapidement le récit policier et l'approche ethnologique du film, d'autant que Lumet l'aborde de manière très douce, feutrée, sans effets de manche ou séquence larmoyante. Si l'amour est impossible, on assiste tout de même à la rencontre de deux êtres, l'un qui se voit pur, l'autre qui se réfugie dans son cynisme, tout deux trouvant finalement chez l'autre une part de lui-même qui lui permettra d'avancer dans la vie. Cette sensibilité du cinéaste, on la retrouve lorsqu'il filme un truand agonisant qui se met à pleurer et à chuchoter un tremblant « J'ai peur, j'ai peur. » Ce sont de tels passages inattendus qui rendent aussi le cinéma de Lumet si précieux ; et si Une étrangère parmi nous n'est pas un grand polar, c'est au moins un beau film plein d'humanité.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 1 avril 2011