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Critique de film
Le film
Affiche du film

Rocco et ses frères

(Rocco e i suoi fratelli)

L'histoire

Rocco (Alain Delon) et ses frères s’exilent sous la férule de leur mère à Milan pour fuir la misère régnant au sud de l’Italie. Simone (Renato Salvatori), alors jeune espoir de la boxe, s’entiche de Nadia (Annie Girardot), une prostituée. Deux ans passés, Nadia fréquente désormais Rocco, qui à son tour devient un boxeur en vue. 

Analyse et critique

« Visconti avait décidé qu’il voulait filmer l’histoire d’une mère et de ses cinq fils. Je lui ai tout de suite demandé : pourquoi cinq ? Commençons avec deux ou trois... Mais non, il en voulait cinq, comme les doigts de la main. (…) Ils étaient cinq, c’était tellement compliqué ! Tout de suite, j’ai dit qu’il fallait en faire "un à la fois", et donc diviser le film. Luchino n’a pas cédé sur le nombre, je n’ai pas cédé sur la structure. » Suso Cecchi d’Amico (1)

L’expérience en studio des Nuits blanches s’était soldée pour Visconti par un échec non seulement public mais dans une large mesure critique. La presse de gauche, à la position alors décisive dans le paysage intellectuel italien, considère cette rêverie artificielle comme un acte de trahison du néoréalisme auquel il s’est voué. Compagnon de route du PCI, le Duc Rouge entend avec Rocco et ses frères remettre l’église au milieu du village en réalisant comme un best-of de sa veine populaire (Ossessione, La Terre tremble, Bellissima), avant de s’enfoncer dans le foisonnement historique de son aristocratie native. Acte récapitulatif, Rocco et ses frères n’en témoigne pas moins d’une continuité thématique avec les œuvres de palais à venir. Le décadentisme du Visconti seconde manière s’articule autour d’une rupture entre passé et présent s’exprimant en Italie dans la tension territoriale Nord / Sud. La difficulté à faire peuple dans la Botte entre méridionaux appauvris et sommet géographique industrieux s’incarne ici dans l’exode d’une famille de Lucanie projetée en gare de Milan (tout un symbole de la mégalomanie mussolinienne), pour connaître à son arrivée l’oppression qui attend les ouvriers du "miracle économique".

Le rapport de Visconti aux classes populaires latines a toujours charrié une certaine ambiguïté, la solidarité objective qu’il entretenait avec celles-ci tenant dans une haine partagée ("par le haut" et "par le bas") de la grande bourgeoisie milanaise. Dans Rocco et ses frères, film organisé selon une logique sérielle dont le déploiement (2) préfigure les grandes séries TV, six membres du prolétariat (une mère, ses fils) ont valeur d’archétype, deviennent sous un regard altier des figures de tragédie antique. D’où l’usage de comédiens, d’une part non-transalpins, de l’autre qu’on croirait difficilement réellement issus du milieu décrit. Ici se marque une césure entre l’achèvement néoréaliste et les règles naturalistes. Si cette ambition de créer un monde entier de mythologie, de déployer autant que possible, fait la particularité d’un film matriciel de toute une veine narrative (de Francis Ford Coppola à James Gray), il y aurait parfois eu un gain éventuel à ramasser quelques épisodes... toute la première partie semblant, pour l’exemple, s’évertuer à euphémiser la fascination du cinéaste pour un jeune Alain Delon à laquelle il laissera libre cours dans la seconde.

Cinq frères, donc. Dans l’ordre épisodique: Vincenzo d’abord (Spiros Focas). Emigré avant les siens, l’arrivée de sa fratrie et d’une mater dolorosa digne des Soprano met à mal son ménage récent avec Rosaria (Claudia Cardinale, encore novice). Il représente tout l’effort vers un foyer petit-bourgeois contre lequel vient buter l’éparpillement congénital. Simone ensuite (Renato Salvatori), emblème de la corruption citadine entraîné dans les tréfonds de la criminalité. Rocco ensuite (Delon), visage d’ange incarnant l’abnégation chrétienne, l’aspiration à la sainteté. Ciro (Max Cartier) emblématise pour Luca, le petit dernier, dans un épilogue didactique la solution marxiste, l’ouvrier éduqué affranchi de la fausse conscience, tourné vers un avenir révolutionnaire selon ses vœux. Toute cette clique aurait pu s’en tenir à subir bon an mal an sa misère ordinaire. Mais il y aura eu Nadia (Annie Girardot) que Rocco ne peut accepter de reprendre à Simone. De là la tragédie vieille comme Caïn et Abel, le ferment de la rivalité entre l’impulsif, le rageur raté, et celui qui s’aveugle quant à un dépassement de soi par la charité. Ce sera cette gouailleuse, rayonnante aux abords du lac de Côme, humiliée sur la terrasse du Duomo, qui sera finalement sacrifiée au lien du sang. Peu de cinéastes ont ressenti avec la vivacité de Visconti la violence sous-jacente au familialisme, celle qui irrigue ses plus beaux films, dérangeants et secrets : Sandra, L’Innocent...

Comme lieu où s’instancier l’élévation d’un frère contre l’autre : un ring. De tous les sports, le "noble art" est celui dont le cinéma sera durablement tombé amoureux. Visconti résiste dans une certaine mesure à la fascination. La boxe devient chez lui le symbole de l’exploitation capitaliste des corps. Quand un caïd (Roger Hanin) inspecte la dentition de son poulain comme il le ferait d’une de ses bêtes de somme... Quand la "dette" du perdant est transférée sur un frangin peu désireux de se battre, mais objectivement plus compétitif. Sa brutalité s’étend à la rue, où Simone passe longuement Rocco à tabac, après avoir abusé de Nadia. Un système qui ramène les exploités à leur animalité, leur ôte la santé après les avoir soumis à sa discipline. Un idéal promotionnel, à l’intention d’une minorité récompensée pour son mérite... alors qu’elle-même se trouve piégée à ce jeu. Mis au rebut, la condition de l’athlète déchu semble aussi enviable que celle des chevaux élevés par Visconti pour sa passion des courses hippiques, quand leur carrière se conclut. Eux au moins sont-ils achevés d’un coup. On peut toujours sourire à sa tendance, au début des années 60, aux conclusions pontifiantes (brave Ciro, rabbin de Sandra, Prince Salina dissertant sur les guépards et les chacals), c’est qu’il faut selon les mots de Gramsci « allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ». L’intelligence de Visconti étant ce qu’elle est, il vaudrait mieux pour le contrepoids qu’il soit tonique.

Sur un mode opératique assumant le risque du schématisme, Rocco et ses frères conclut la première moitié de carrière viscontienne. Cinéaste tardif, formé en assistant Renoir quand celui-ci était proche du Front Populaire, il va désormais opérer un retour sur soi, explorer le mouvement historique menant le rejeton d’une grande famille à vendre la cause des lendemains qui chantent. Il y a dans Rocco et ses frères le ferment d’une nostalgie pour un Sud déchu, d’une utopie méridionale balayée par un destin autrement plus implacable avec laquelle le cinéaste n’aura de cesse de se débattre, la faisant ressurgir pour la questionner, celle-ci ne cessant de le hanter après son examen critique. Ciro (à qui il accorde sa raison) demande à Rocco (porte-parole d’un cœur qu’il n’arrive pas à faire taire) ce qu’il croit qu’il serait advenu d’eux s’ils y étaient restés, dans leur Lucanie natale : « Je crois que nous serions encore tous unis. » Si Visconti a tant voulu l’unité internationaliste (que son propre cosmopolitisme permettait favorablement d’imaginer), ce fut peut-être aussi d’avoir été si seul, une fois les siens éclipsés.

Accumulant miroir aux alouettes (Bellissima), couple impossible (Ossessione), populations dénigrées (La Terre tremble), il réalise sur la partition de Nino Rota le film-somme de sa manière indignée. Parfois laborieux sur la durée, ce classique tient sur ses morceaux de bravoure : l’arrivée nocturne, l’embuscade par Simone de Rocco et Nina, leur rupture sur le Dôme de Milan, le montage parallèle d’un crime passionnel et d’un match victorieux. Cinéaste des passions, Luchino Visconti excelle à filmer les instants de crise, gestes de lutte ou de renoncement. Formant par l’addition des protagonistes sur cette ligne mélodique comme un chœur antique, il rapproche ici l’art de la mise en scène de la conduite d’un opéra.

(1) Cité in Cahiers du Cinéma n° 710 (Avril 2015) : "Comment écrire un scénario ? Anti-Manuel".
(2) L’AvventuraLa Dolce VitaRocco et ses frères... 1960 est l’année de toutes les audaces narratives dans le cinéma italien.  

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : Les acacias

DATE DE SORTIE : 15 juillet 2015

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Par Jean-Gavril Sluka - le 14 juillet 2015