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Critique de film
Le film
Affiche du film

Pas de gué dans le feu

(V ogne broda net)

L'histoire

Russie, été 1918. La révolution russe dégénère en guerre civile, avec son flot d'horreurs et d'espoirs. Tania Tiotkina, simple aide-soignante, prend part à ce grand mouvement populaire : avec ses compresses et son grand sourire. Elle va tomber amoureuse d'un soldat. Et aussi de la peinture. Portrait d'une autodidacte qui se forme en plein tumulte.

Analyse et critique

Gleb Panfilov (1) n'avait pas envisagé faire carrière dans la réalisation : en 1957, il obtient avec succès son diplôme d'ingénieur à la faculté de chimie de l'Institut polytechnique de l'Oural. Dans un premier temps, il va travailler comme contremaître (ce qui lui permettra d'échanger avec les ouvriers de l'usine chimique de Sverdlov (Arménie)). Puis, promotions faisant, il devient ingénieur. Mais le visionnage du classique de Mikhaïl Kalatozov, Quand passent les cigognes (1957), agiront sur lui comme un détonateur : la forme cinématographique et les possibilités techniques qu'elle contient le bouleversent. Dès lors, il fréquentera assidûment les multiples ciné-club qui émergent un peu partout en Union soviétique, et apprendra, encore par un pur produit du hasard (2), que la VGIK (3) propose pour la première fois des cours supérieurs de mise en scène par correspondance. Pour former au métier d'opérateur (qui permet de passer à la réalisation par un biais plus technique que dramaturgique), de grandes personnalités du cinéma soviétique sont à la manœuvre : Yuli Raizman (1903-1994) et Evguéni Gabrilovitch (1899-1993). Ce dernier scénarisera d'ailleurs ses deux premiers films. Au milieu des années 1960, donc, voilà notre Panfilov diplômé et certifié apte à la réalisation et à la scénarisation : ne lui manque plus, pour mener à bien son premier projet, qu'une actrice pouvant incarner le personnage de Tania Tiotkina.

Car tout est déjà là : partant d'une nouvelle d'Evgueni Gabrilovitch écrite en 1939, et intitulée Pas de gué dans le feu (4), Panfilov veut participer à l'édification toujours vivante de l'histoire soviétique. Lorsque Gabrilovitch écrit son texte, l'époque, bien que sévèrement entachée par le totalitarisme stalinien, est encore à l'héroïsme : la vieille garde bolchévique campe encore fermement sur ses positions, défend un grand nombre d'acquis sociaux et politiques, et possède toujours un réseau militant et artistique lui permettant d'entretenir une mystique qui lui est chère. À travers le parcours de Tania Tiotkina, jeune aide-soignante à bord d'un de ces trains de l'Armée rouge qui parcourait une Russie à feu et à sang, il veut montrer comment une femme du peuple, une ouvrière, une paysanne (5), en même temps qu'elle s'ouvre à la conscience politique et à la conscience de classe, se découvre un goût et une vocation artistiques. Les deux auteurs s'entendent donc sur un point : lorsqu'une nouvelle ère commence, des personnalités héroïques émergent. Et Panfilov aborde ici une thématique qu'il creusera dans ses prochains films (6) : qu'est-ce que le talent, et comment le réalise-t-on ?

Pour développer ce thème comme il entend, il a donc besoin d'une actrice principale qui tienne la route. Qui crève l'écran, même. Et, alors qu'il commence à désespérer de trouver la perle rare, voilà que se produit, en cette URSS dont l'athéisme est doctrinal, un véritable miracle : il assiste à une pièce de théâtre pour enfants (7) dans laquelle joue sa future femme. La façon dont elle incarne Baba Yaga (8) le fascine étant donné qu'elle lui inspire de la pitié. Dès lors, il considère qu'elle est capable d'exceller dans les rôles les plus improbables. Contre l'avis du Conseil artistique, qui a un droit de censure sur la distribution des films produits en URSS, il réussit à l'engager pour le premier rôle. Là encore, rien ne prédestinait Inna Tchourikova à l'honorable carrière qui sera la sienne : née le 5 octobre 1943 à Belebeï (Oural), elle est élevée par sa mère (qui lui donnera une solide culture classique). Lorsque toutes deux arrivent à Moscou, elles fréquentent les théâtres et Inna sort diplômée en 1965 de l'École supérieure de théâtre Chtchepkine. Mais les habitudes russes sont cruelles : les physiques des actrices et des acteurs font l'objet d'une classification rigide dot il est difficile de sortir. La jeune Tchourikova, qui est pourtant charmante, devient préposée aux rôles de nourrice, de sorcière, de vieille, d'acariâtre ou... de « laideron ». Ce n'est pas lui faire injure que de dire qu'elle a eu de la chance d'être remarqué par un jeune homme aussi doué et ambitieux que Gleb Panfilov. Tous deux ont connu une certaine gloire et vivent encore ensemble, multipliant les productions communes ou, chacun dans sa partie, apparaissant ici et là au cinéma ou sur les planches.


Mais Panfilov ne se contente pas d'adapter simplement une très bonne nouvelle (selon les canons littéraire de l'époque) : il va utiliser les possibilités techniques et, surtout, esthétiques du cinéma pour susciter chez le spectateur une véritable expérience. Le thème du film, le thème de Pas de gué dans le feu, est donc l'éveil d'une sensibilité. Comment une personne donnée, dans une situation historique donnée, devient une artiste ? Une fois posé cela, Panfilov expose la situation : le monde est violent, et nous assistons, dans une scène aux mille figurants, et sous une pluie battante, à l'extraction de plusieurs dizaines de corps blessés par une équipe médicale choquée et mal formée. Personne n'était préparé à un tel déferlement de violence et à un tel déchirement : devoir soigner d'une façon procédurale des « camarades » qui sont accessoirement, et on aurait tendance à l'oublier tant l'héroïsation est présente à cette époque, de très jeunes hommes. Voilà la situation historique, et Panfilov accomplit sa part de reconstitution historique. À côté de cela, nous avons le droit à quelques scènes d'inspiration champêtre où, grâce à une luminosité quasiment surnaturelle, caractéristique des grands espaces russes, notre héroïne batifole avec son soldat d'amoureux. Elle prend tout cela à la légère, lui prend tout cela trop au sérieux. Il l'embrasse dans le cou, elle regarde autour d'elle. « Regarde comme c'est beau ! », s'exclame-t-elle. Et alors la caméra filme la nature : les bosquets, l'herbe jaunie, un cours d'eau, un chien qui passe et les regarde... Tout le génie de Panfilov est ici : l'espace d'un instant, nous comprenons pourquoi Tania s'extasie. Elle prend le temps de regarder parce qu'elle est perméable aux beautés de ce monde. Cette manière d'aborder l'éveil d'une sensibilité, le besoin de retranscrire par n'importe quel moyen un ensemble d'émotions, sera reproduite plusieurs fois tout au long du film : nous aurons par exemple un plan magnifique où, dans une nuit qui commence à tomber, se découpent l'image d'un train et plusieurs volutes aux origines tant humaines que naturelles. Panfilov reprendra aussi la trame du livre, qui est moins intéressante, mais reste chaleureuse : l'amitié toute professionnelle qui se noue entre Tania et l'artiste-peintre chargé de la réfection des trains de l'Armée rouge (9).


Et comment ne pas être étonné par les apparitions soudaines et répétées de gros plans sur les tableaux qu'auraient peint Tania Tiotkina ? Elle remarque quelque chose, son visage se fige, dans une expression de félicité ou d'horreur, et voilà que le montage nous permet de contempler, une minute durant, de véritables compositions naïve (10). Car, et c'est un élément subversif, nous n'avons pas affaire à de sempiternelles toiles dites de « réalisme soviétique » : ce sont des sortes de variations faisant penser à du Douanier Rousseau ou, par leur aspect torturé, à de l'art brut (11).

Cette première incursion dans l'univers visuel et idéologique de Gleb Panfilov est donc fascinant : c'est un film vital. Profondément humain. Il nous est proposé de réfléchir sur les rapports entre art et politique. Le point de vue est particulier : les jeunes auteurs communistes des années soixante veulent saisir l'occasion historique de surmonter le traumatisme du stalinisme pour en revenir aux valeurs et aux idéaux de la révolution russe. Cela passe par une vision magnifiée du léninisme, certes, mais cela a le mérite de se demander comment un mouvement humaniste et égalitariste a pu dégénérer. Les causes sont discutées, des pistes sont données (12) : une certaine honnêteté intellectuelle réapparaît. Mais il faut toujours avoir à l'esprit que Gleb Panfilov est un véritable communiste : au-delà du fait que cela lui aurait été tout bonnement interdit, il ne remet pas en cause l'idéal communiste en tant que tel (le système soviétique, quant à lui, sera critiqué plus sévèrement dans ses films suivants). Il veut seulement s'interroger, et interroger, sur les causes d'un échec collectif. Une piste de réponse nous est apportée par le titre du film : «Pas de gué dans le feu sous-entend qu'une période de tension, de troubles, d'affrontement et de guerre, ne peut qu'éliminer les personnes raisonnables, sensibles, naïves ou simplement passionnées. Elles seront brûlées. Et l'image de Tania, fusillée par un officier tsariste, qui écarquille monstrueusement les yeux et fixe son bourreau, ne cessera jamais de nous hanter. D'ailleurs, quelle toile aurait-elle pu peindre dans ses derniers instants ?


(1) Gleb Panfilov, le 21 mai 1934, naît soviétique. Seulement, avec la chute de l'URSS, il devient russe. Étant toujours vivant, et encore actif, nous prenons logiquement le parti de le considérer comme un réalisateur russe... bien que ses plus films les plus marquants soient soviétiques.
(2) Toutes ces informations nous viennent de Françoise Navailh, historienne du cinéma russe et soviétique, qui présente chacun des films du coffret.
(3) La VGIK, basée à Moscou, acronyme d'Institut supérieur cinématographique d'État, fut l'école de cinéma soviétique la plus célèbre. Bien que sa notoriété ait grandement périclité depuis la fin de l'URSS, elle accueille encore un grand nombre d'étudiants.>
(4) Le sous-titre « Au sujet de Tania Tiotkina et de ses dessins » est justement là pour distinguer la nouvelle du long-métrage.
(5) L'origine sociale, bien que prolétaire, de Tania Tiotkina, n'est pas précisée. Sûrement pour dépasser la tragique et cynique opposition entre ces deux catégories prolétariennes que sont la paysannerie et la classe ouvrière.
(6) Notamment dans Le Début (1970) et Le Thème (1979).
(7) Au Théâtre du jeune spectateur de Moscou (MTUZ).
(8) Baba Yaga est une figure féminine surnaturelle présente dans le folklore russe et slave. Elle est toujours représentée d'une manière repoussante, semblant très vieille, mais revêt, selon les folklores et les pièces, des aspects et des fonctions différentes.
(9) Il faut savoir que les campagnes d'agitation et de propagande mises en place durant la guerre civile incluaient la décoration des trains et des tramways : de fascinantes fresques futuristes, cubistes, cubo-futuristes, et bientôt constructivistes, se déploieront autour de millions de drapeaux rouges. Dans le film, nous avons un aperçu de la fulgurance de ces compositions magnifiant l'ouvrier, le paysan, l'outil, l'infrastructure et les rassemblements de masse, avec un alphabet cyrillique annonçant les usages de l'onomatopée dans la bande dessinée états-unienne.
(10) Ce procédé n'est pas sans rappeler l'époustouflant épilogue du monumental et inoubliable Andreï Roublev de Tarkovski.
(11) La question de la santé mentale de Tania Tiotkina est abordée, sur le ton de l'humour, avec beaucoup de maladresse et de gêne.
(12) Tout cela, bien sûr, est limité par une contrôle étatique et de multiples formes de censure... et donc d'auto-censure.

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Par Florian Bezaud - le 24 octobre 2014