Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Nightfall

L'histoire

James Vanning (Aldo Ray) est un homme en fuite. Soupçonné par deux malfrats d'avoir volé leur butin, il est également suivi par un enquêteur au service d'une compagnie d'assurance. Dans un bar de Los Angeles, il rencontre Marie Gardner (Anne Bancroft), jeune mannequin en quête de célébrité. Alors que les deux truands le rattrapent, Vanning s'enfuit et emmène Marie vers les montagnes enneigées du Wyoming...

Analyse et critique

En 1946, David Goodis se fait remarquer avec Dark Passage, un roman noir, adapté l’année suivante par Delmer Daves pour la Warner. A l'instar du roman, le film est un succès et ne laisse pas les studios insensibles au travail du jeune écrivain. La société de production Copa, dirigée par Tyrone Power et Ted Richmond, achète les droits de Nightfall (le troisième roman de Goodis) en 1949 et planche sur son adaptation pour le cinéma.

Il faudra cependant attendre quelques années avant que le projet ne voit le jour. En 1956, le scénario, rédigé par Sterling Silliphant, est envoyé à Jacques Tourneur. Le cinéaste d'origine française vient de signer un triptyque de westerns (Stranger on Horseback, Un Jeu risqué et L'Or et l'amour) et accepte de revenir au Film noir, un genre dont il a signé l'un des chefs-d'oeuvre : La Griffe du passé (1947).

Rares sont les témoignages concernant le tournage de Nightfall, mais si l’on en croit celui de Stirling Silliphant (1), Jacques Tourneur est resté fidèle à ses habitudes : il a fait le job dans la plus grande discrétion et s’est comporté en véritable gentleman. Lorsque le film sort sur les écrans américains le 23 janvier 1957, son accueil est discret. Tourné en noir et blanc et se revendiquant du Film noir, un genre ayant connu son apogée dix ans auparavant, Nightfall ne pouvait évidemment pas rivaliser avec les grandes productions de l’époque. Aujourd’hui, Nightfall bénéficie d’une solide réputation. La fascination portée par de nombreux cinéphiles à l’égard de ce genre cinématographique y est pour beaucoup. Mais grâce au style de Tourneur, Nightfall offre bien d'autres qualités...

Victime d’un passé auquel il ne peut échapper, James Vanning campe l'archétype du héros du Film noir. On retrouvait déjà ce type de protagoniste (Jeff Bailey) dans La Griffe du passé. Les deux films ont également en commun une autre figure de style narrative classique du genre : l’utilisation du flash-back, un procédé qui renforce le sentiment de fatalité indispensable à tout récit noir. Jacques Tourneur l’utilise ici à plusieurs reprises lorsque James Vanning évoque les évènements à l’origine de sa fuite.

Au début de Nightfall, le récit se déroule de nuit à Los Angeles et adopte les codes urbains du Film noir. Tournés en noir et blanc, les plans sont composés avec les lumières, les ombres et les bruits de la ville. Et lorsque le héros pénètre dans un bar enfumé - où il va rencontrer un jeune mannequin (Anne Bancroft) - l’impression d’avoir assisté à cette scène un nombre incalculable de fois est évidente ! Cependant, lorsque Vanning fait son entrée dans ce bar, nous commençons à remarquer quelques éléments qui détonnent dans le cadre du Film noir...

D’entrée, Nightfall surprend par son format : filmé en 35 mm au format 1.37, le négatif a ensuite été développé en 1.85. Jacques Tourneur s’éloigne ainsi du format carré, typique du Film noir, pour un format large, alors en vogue dans les salles de cinéma. Après réflexion, il est difficile de savoir si le cinéaste avait fait le choix de ce format large. A cette époque il était fréquent que les films soient tournés en format carré (pour une diffusion TV) et développés en format large (pour une projection cinéma). Nous ne pouvons donc pas nous prononcer sur ce choix artistique et affirmer qu’il s’agit d’une rupture volontaire de Tourneur avec les codes du genre. C’est donc à partir de la séquence du bar que le parti pris esthétique de Jacques Tourneur se démarque du Film noir. Dans cette scène, l’atmosphère est douce, les sources de lumière sont multiples et chaque plan de l’image est éclairé. Le réalisateur et son directeur de la photographie (Burnett Guffey) ont fait le choix d’une photographie relativement lisse. En complète opposition avec le travail, tout en contraste, de John Alton (Marché de brutes, La Brigade du suicide), Nicolas Musuraca (La Griffe du passé, La Féline) ou George E. Diskant (Desperate, L'Énigme du Chicago Express), les deux hommes ont une approche naturaliste et s’éloignent radicalement des influences de l’Expressionnisme allemand si prégnant dans les grands classiques 'noirs' des années 40. Rappelons que Burnettt Guffey était un des meilleurs directeurs de la photographie du studio Universal, où il a officié pendant plus de vingt ans (de 1944 à 1965). Malgré son style partculier, il a composé l'éclairage de quelques Films noirs remarquables. Nous lui devons notamment Le Violent (Nicholas Ray), Les Désemparés (Max Ophuls), Désirs humains (Fritz Lang) et donc Nightfall.

Si les contrastes sont peu présents dans la photographie de Nightfall, Jacques Tourneur va les chercher ailleurs. L’une des grandes idées du film est de transposer le récit original de David Goodis (l’histoire se déroulait à New York) dans Los Angeles et la région du Lac Tahoe (à Bridgeport exactement). Stirling Silliphant connaissait bien cette contrée sauvage du Wyoming (il avait écrit le scénario de 5 Against the House - Phil Karlson, 1955 - qui s’y déroulait), mais Jacques Tourneur appréciait également la région. Le cinéaste y avait filmé quelques scènes de La Griffe du passé et aimait s’y rendre en vacances avec sa famille et ses amis. Le contraste ainsi créé entre une ville nocturne et la pureté des montagnes enneigées peut être vu comme une métaphore de l’évolution du personnage : au début de son histoire, James Vanning vit des moments de quiétude avec son ami et partenaire de pêche, le Docteur Edward Gurston. Après avoir rencontré les deux gangsters, il doit fuir et se cacher dans l'obscurité de la ville. C’est au contact de Marie et en retournant dans les "High Sierra" du Wyoming que Vanning retrouvera la lumière et dénouera les fils de son destin. Dans la blancheur éclatante d’une étendue de neige, il prendra sa revanche sur les deux malfrats... A la fois urbain et sauvage, Nightfall n’est pas sans rappeler un autre Film noir atypique des années 50 : La Maison dans l’ombre réalisé par Nicholas Ray en 1952.

La pure tradition du Film noir impose des récits complexes où l’intrigue se perd pour créer une sensation de vertige chez le spectateur. A travers ces récits, qualifiés de labyrinthiques, le héros doit démêler les fils de l’intrigue et révéler la vérité afin de se libérer des "griffes du passé". Le Faucon maltais (John Huston), Le Grand sommeil (Howard Hawks) et La Griffe du passé en sont les plus célèbres exemples. Mais un autre courant du genre (que l’on pourrait qualifier de "polar noir") ne s’embarrasse pas de cette contrainte. Des films comme Le Démon des armes (Joseph H. Lewis, 1950), L’Énigme du Chicago-Express (Richard Fleischer, 1952) ou L’Enfer est à lui (Raoul Walsh, 1949) s’appuient sur des récits extrêmement condensés dans lesquels les réalisateurs optent pour une mise en scène nerveuse. Avec Nightfall, Jacques Tourneur se situe à mi-chemin de ces deux courants : en 78 minutes, il livre un film sans temps morts et servi par une intrigue sans la moindre fausse piste. Cependant, il ne signe pas une mise en scène tout en énergie comme aimait le faire Raoul Walsh. Sans remettre en cause l’immense talent de ce dernier, il est évident que Jacques Tourneur est un cinéaste beaucoup plus subtil. S’il a œuvré dans le domaine de la série B fantastique (La Féline, Vaudou), du western (Le Passage du canyon) ou du film d’aventure (La Flibustière des Antilles, La Flèche et le flambeau), Tourneur a presque toujours réussi à insuffler un style très personnel à ses films. Cette caractéristique en fait, selon Martin Scorsese, un véritable « contrebandier » du cinéma. Nightfall n’échappe pas à la règle : grâce à quelques artifices et à une caractérisation très particulière de son héros, Tourneur crée une ambiance à la fois feutrée et inquiétante...

On parle souvent de "l’art de la suggestion" dans le cinéma de Jacques Tourneur, autrement dit cette manière avec laquelle il évoque le danger sans jamais le montrer. La flaque de sang qui coule derrière une porte dans L’Homme-léopard ou les ombres du monstre autour de la piscine dans La Féline en sont les images les plus emblématiques... Tourneur utilise cette technique à plusieurs reprises dans Nightfall (dans la scène des puits de pétrole où la menace est suggérée avec une poutre brisée par le marteau de métal, dans le final avec le chasse-neige…). Si le pouvoir évocateur de ses images frappe les esprits, sa mise en scène peut être encore plus subtile. Notamment lorsqu’elle joue avec la profondeur de champ. Un exemple est donné avec l'une des premières scènes : Vanning sort du bar, deux hommes arrivent à l'arrière-plan. A contre-jour, on ne devine que leurs silhouettes. Pourtant, si la menace n'est pas clairement définie, elle est immédiatement ressentie. Le danger rôde partout et renforce ce sentiment d’inquiétude de Vanning, et par extension celui du spectateur. Nous ne parlerons pas ici de peur, mais plutôt d’une forme de malaise, une inquiétude latente ! Dans la séquence finale, le cinéaste joue également sur ce registre avec originalité : lorsque Vanning et Fraser arrivent près de la cabane, la caméra les cadre de dos. Soudain, un court travelling latéral dévoile la présence des deux truands dans l’embrasure d’une fenêtre. L’image s’enrichit ainsi d’un arrière-plan où règne le danger. L’utilisation de ce type de procédé est fréquente dans Nightfall (les chaises vides lors du défilé de mode) et prédispose le spectateur à une irruption potentielle du danger à chaque instant. Tourneur n’utilise ni la violence, ni l’action, ni le charisme de ses comédiens pour insuffler de la tension dans son film, mais il fait preuve d’une délicatesse et d’une ingéniosité visuelle qui ne sont pas sans rappeler le style d'Alfred Hitchcock (sur bien des points Nightfall évoque La Mort aux trousses).

Parmi les critiques adressées à Nightfall, la performance d’Aldo Ray est souvent mentionnée. On reproche au comédien un manque de charisme, d’énergie. Au fond, on lui reproche presque de ne pas être Humphrey Bogart ! Pourtant, son jeu est en phase avec celui de la plupart des interprètes masculins des films de Jacques Tourneur : Robert Ryan (Berlin Express), Robert Mitchum (La Griffe du passé) ou George Brent (Angoisse) offrent une performance assez proche de celle d’Aldo Ray. A l'opposé de l'over acting d'un James Cagney, les comédiens de Tourneur travaillent d'avantage dans le "non jeu" : ils murmurent leur texte, leur gestuelle est réduite. Ils incitent ainsi le spectateur à se concentrer sur les dialogues pour mieux s’immerger dans l’atmosphère du film. Il suffit d’observer Aldo Ray dans la scène du bar : monolithique et avec un timbre de voix extrêmement bas, il répond en tous points aux exigences du cinéaste. Le personnage de Vanning n’a qu’un objectif : rester caché en attendant de retourner dans le Wyoming. Cette discrétion du héros est une figure récurrente dans l’œuvre de Tourneur. A titre d’anecdote et pour confirmer la performance d'Aldo Ray, rappelons que Quentin Tarantino a montré Nightfall à Bruce Willis, lui demandant de s’inspirer d’Aldo Ray pour composer son personnage de Pulp Fiction.

La carrure inquiète et discrète de James Vanning sert également à Tourneur dans sa quête de contrastes. En l’opposant à des personnages radicalement différents, le cinéaste crée des décalages et donne de la matière à son film. Si Marie, interprétée par Anne Bancroft, n’a rien à voir avec les inoubliables "femmes fatales" du Film noir, elle n’en demeure pas moins intéressante. A l’instar de James Vanning, c’est une jeune femme assez discrète. Mais elle évolue dans la lumière : mannequin, elle cherche une renommée (qu’elle ne trouve pas). Elle va aider Vanning à s’extirper de l’ombre pour atteindre sa liberté. Anne Bancroft croisée dans Troublez-moi ce soir (Roy Ward Baker, 1952) et La Charge des tuniques bleues (Anthony Mann, 1955), réalise ici une belle prestation. Et quand on sait que sa carrière atteindra son point culminant avec le rôle de Miss Robinson dans Le Lauréat (Mike Nichols, 1967), il est assez amusant de l’entendre murmurer à Aldo Ray : « Look for me at Robinson's » !

Jacques Tourneur oppose également James Vanning aux deux malfrats. Le premier d’entre eux, John, est interprété sans véritable relief par Brian Keith. Il sert surtout de faire-valoir à Red, une terrifiante brute sadique. Pour incarner ce tueur psychopathe, le cinéaste a fait appel à Rudy Bond. Le futur interprète de Cuneo (Le Parrain de F.F. Coppola), signe ici une performance électrisante. Avec ce personnage violent et impulsif, Tourneur fait encore apparaître une des figures récurrentes de son cinéma (on se souvient notamment de Ward Bond dans Doctor's Don't Tell ou dans Le Passage du canyon) et impose définitivement sa griffe sur Nightfall.

Dans le registre du Film noir Nightfall n’atteint évidemment pas la perfection de La Griffe du passé et il est fréquent de lire que l’absence d’un dialoguiste de la trempe de Daniel Mainwaring explique cette relative faiblesse. Mais ce jugement me paraît injuste car il ne fallait tout simplement pas attendre de Nightfall un pur exercice de style noir. Avec ce film, Jacques Tourneur a adopté certains codes du genre mais il a surtout chercher à développer une approche personnelle en s'affranchissant des grandes figures du style 'noir' et du roman de David Goodis. Le cinéaste signe ici un film tout en finesse et dôté d'une atmosphère inquiétante qui n'est pas sans rappeler un autre de ses chefs d'oeuvre, lui aussi rattaché à un genre, Le Passage du canyon. A l'instar de ce sublime western, Nightfall doit être considéré comme un film profondément marqué de l'empreinte de Jacques Tourneur, cet immense contrebandier de l'histoire des studios hollywoodiens !

(1) Backstory 3: Interviews With Screenwriters of the 1960s - Page 335 - Stirling Silliphant à propos de Jacques Tourneur :
« All I remember of this gentleman was that he seemed much to gentlemanly to be a director. He flits elusively in the remote back country of my recall as a courteous person. He simply showed up on time at Columbia, took my script - which incidentally had Anne Bancroft in it - and went out and metodically shot it. If he was distracted - prepping Curse of the demon - I was never aware of. »

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 4 juin 2012