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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Disparus de St. Agil

L'histoire

Au pensionnat de Saint-Agil, les élèves Beaume, Sorgue et Macroix ont fondé une société secrète, les « Chiche-Capon », dans le but de partir pour l’Amérique. Une nuit, Sorgue aperçoit un étrange personnage qui traverse le mur de la salle de sciences naturelles. Le lendemain, il va brusquement disparaître, ouvrant une série d’événements mystérieux au pensionnat.

Analyse et critique

La carrière au cinéma de Christian-Jaque impressionne par sa longévité et sa productivité : 45 années séparent Le Bidon d’or, premier long métrage qu’il met en scène en 1932, et La Vie parisienne qu’il tourne en 1977. Entre les deux, une soixantaine de films de qualité variable constitue une riche filmographie qui pourrait constituer une illustration parfaite de l’expression « qualité française » dans son acceptation la plus noble mais aussi dans celle plus négative que lui donnaient les jeunes turcs des Cahiers du Cinéma. Tourné en 1938, Les Disparus de Saint-Agil est déjà le vingtième film du réalisateur. Pendant les six années précédentes, Christian-Jaque a fait ses armes sans tourner de films véritablement mémorables, même si nous pouvons relever quelques sympathiques comédies mettant en scène un jeune Fernandel avec par exemple l’amusant François Premier. La rencontre de Christian-Jaque avec l’œuvre de Pierre Very va lui permettre de tourner son premier grand film. Le romancier est alors un auteur à succès dont l’œuvre, des « romans de mystères » comme il les qualifie lui-même, est reconnue par le public comme par la critique. Il offre à Christian-Jaque le matériau idéal pour tourner un film passionnant, à l’esthétique remarquable.


Avec une histoire policière riche d’éléments fantastiques et située dans l’univers de l’enfance et de l’adolescence, Christian-Jaque a l’opportunité de créer un récit d’aventure qui enchantera les petits comme les grands. Mais l’essai n’est pas forcément facile à transformer, les films mettant en scène des enfants pouvant facilement sombrer dans l’excès de naïveté et d’infantilisme. Le talent du réalisateur des Disparus de Saint-Agil est d’éviter tous les écueils du genre, notamment la simplification à outrance de la narration et l’aseptisation de l’esthétique. Au contraire, c’est dans une atmosphère très adulte que s’ouvre Les Disparus de Saint-Agil. Dès le générique, trois silhouettes dont nous décelons sans en être certains qu’il s’agit de jeunes adolescents s’éloignent dans la brume sur une musique inquiétante. En un instant, le spectateur est alors transporté dans un univers qui lui rappellera plus les films les plus noirs de Fritz Lang que l’univers aseptisé de La Guerre des boutons. Une sensation qui se prolonge durant la scène d’ouverture, dans le dortoir, constellée de jeux d’ombres expressionnistes et qui met en scène les trois jeunes Chiche-Capon agissant comme les protagonistes d’un film criminel. Christian-Jaque a installé l’ambiance de son film, elle sera constamment proche de celle du film noir ou du film d’horreur subtil. Jamais le réalisateur ne cède à la tentation de transformer son film en un jeu d’enfant, et parvient ainsi à conserver d’un bout à l’autre la crédibilité de son récit : le spectateur adulte est confronté à un film d’adultes, les plus jeunes à un sujet traité avec tout le sérieux qui habille les rêves et les cauchemars dans l’esprit enfantin. En réussissant le défi de faire d’un film adulte sur l’enfance, le cinéaste parvient à tourner une œuvre qui touche les petits et les grands, permettant à chacun de se projeter dans les actes et les émotions des principaux protagonistes.


Une projection d’autant plus aisée que nous avons affaire à un casting d’exception. Les Disparus de Saint-Agil pourrait presque être qualifié de film choral, donnant la parole à une petite dizaine de personnages majeurs. En premier lieu nous trouvons les trois Chiche-Capon, dont la qualité de l’interprétation concourt à la crédibilité du film. Il faut dire que les trois jeunes acteurs offraient certaines garanties, ou au moins de grands espoirs : Serge Grave d’abord, enfant acteur déjà vu chez Sacha Guitry dans Le Roman d’un tricheur et Mon père avait raison, qui lors du tournage était déjà un comédien confirmé malgré sa jeunesse, Jean Claudio ensuite, moins expérimenté mais qui fera par la suite au cinéma et à la télévision une longue carrière qui confirmera ses prédispositions, Marcel Mouloudji enfin, lui aussi déjà habitué du cinéma, et qui se destine à la riche carrière que l’on connaît. Ces trois artistes en herbe tiennent leur rôle avec justesse, montrant assez de solidité pour donner la réplique aux stars adultes qui leur font face. Nous ne dresserons pas ici la longue liste d’acteurs talentueux qui donnent vie au pensionnat de Saint-Agil, mais il semble indispensable de dire au moins un mot de deux d’entre eux. C’est l’immense Michel Simon que nous évoquerons en premier lieu, à nouveau superbe dans le rôle très ambigu du professeur de dessin, artiste raté et alcoolique, personnage lâche mais toujours touchant grâce à l’immense humanité que lui offre son interprète. Puis il nous faut inévitablement parler d’Erich von Stroheim, l’immense réalisateur maudit alors reconverti en acteur. Il vient quelques mois plus tôt d’offrir une performance exceptionnelle dans La Grande illusion et trouve dans le film de Christian-Jaque un rôle d’une belle richesse, qu’il interprète avec une grande subtilité et qui lui permet de nous offrir une très belle scène finale, que nous ne dévoilerons évidemment pas mais qui se révèle particulièrement touchante.


Von Stroheim est le professeur d’anglais du pensionnat, mais il figure de manière générale l’étranger et plus précisément, c’est évident compte tenu du contexte politique de l’époque et surtout du nom de l'acteur, l’Allemand. Les Disparus de Saint-Agil, au premier abord un simple polar fantastique, n’est pas totalement déconnecté de la situation du monde de son époque. On y évoque très ouvertement la guerre qui s’annonce, et nous pouvons voir dans l’attitude des personnages adultes comme une critique d’une société française endormie - l’un des professeurs, insomniaque, parait toujours à moitié assoupi - devant le péril qui se fait inévitable. Nous pouvons y voir aussi une dénonciation d’une certaine peur de l’étranger, la plupart des professeurs étant ouvertement hostiles au professeur Walter qui s’avèrera pourtant bien plus sympathique qu’il n’y parait. Nous pouvons y voir enfin un message d’espoir en la jeunesse, qui triomphe des dangers là où les adultes sont corrompus ou passifs. Il est difficile de définir clairement où se situe le film, quel est son message. La situation géopolitique y est trop présente pour n’être qu’une toile de fond, mais la prise de position n’est pas franche. Appel au réveil de la France ? Appel au pacifisme et à l’union entre les peuples ? Dédiabolisation du peuple allemand ? Constat d’un avenir immédiat noir mais espoir d’un futur radieux ? Le film ne tranche jamais franchement, c’est sa force mais aussi sa limite de notre point de vue contemporain, la situation de 1938 appelant à un engagement plus net.


Les Disparus de Saint-Agil est le premier grand film de Christian-Jaque. La force de son scénario, la qualité de sa mise en scène et la réussite de son casting en font un classique indémodable et les quelques réserves que nous exprimons sont mineures devant le plaisir qu’il nous procure et la véritable richesse de son propos. Trois ans plus tard, Christian-Jaque retrouvera Pierre Very pour L'Assassinat du Père Noël, autre classique évident même s’il nous semble légèrement inférieur. Il faudra attendre deux années supplémentaires, et l’intervention de l’un des plus grands cinéastes français, pour que l’œuvre de Véry se transforme en véritable chef-d’œuvre du septième art. Le réalisateur s’appellera Jacques Becker, et le film s'intitulera Goupi Mains Rouges.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 11 février 2016