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Critique de film
Le film

Le Vagabond et les lutins

(Saddle Tramp)

L'histoire

Chuck Conner (Joel McCrea) aime se sentir un homme libre et ne veut surtout pas s’encombrer de quelconques responsabilités. Il se rend en Californie où il pense pouvoir couler des jours heureux, le Nevada étant une région bien trop sauvage et violente à son goût. Avant de passer la frontière, il s’arrête néanmoins pour saluer Slim (John Ridgely), un ami veuf et père de quatre jeunes garçons. Cette nuit-là, après une mauvaise chute de cheval, Slim se tue. Chuck se sent un peu responsable de cette tragédie puisqu’il s’agissait de sa monture, une bête de rodéo aux réactions imprévisibles. Il décide de prendre les enfants sous sa protection le temps de les "caser". Pour les nourrir et rembourser les dettes de leur père, il cherche du travail et en trouve comme homme de main dans le ranch de Jess Higgins (John McIntire). Ce dernier, suite à une brouille avec son fils, ne supporte plus les enfants. Chuck est alors obligé de lui cacher ceux qu’il a sur les bras ; il installe ces derniers dans un campement de fortune au milieu de la forêt alentour. Profitant de leur aide, il lui faudra leur trouver en retour de quoi se nourrir sans se faire pincer par son patron à qui il subtilise les victuailles à la nuit tombée. Un jour, les quatre garçons sont rejoints par Della (Wanda Hendrix), une jeune orpheline qui s’est échappée de chez son oncle (Ed Begley), un peu trop empressé. En plus de toutes ces nouvelles responsabilités, Chuck se retrouve au centre d’un conflit entre deux ranchers (dont Higgins) qui s’accusent mutuellement de vol de bétail...

Analyse et critique

Saddle Tramp est le deuxième film américain du cinéaste argentin Hugo Fregonese et sa première incursion dans l’univers du western, genre auquel il donnera ensuite au moins deux véritables petites pépites : Quand les tambours s’arrêteront (Apache Drums) en 1951 ainsi que, peut-être encore meilleur malgré sa moindre réputation, The Raid en 1954 avec Van Heflin et Anne Bancroft en têtes d’affiche. Saddle Tramp, plus modeste dans son traitement et ses intentions, n’en est pas moins un western familial assez savoureux et jamais infantile, qui vaut avant tout pour la délicieuse prestation de son acteur principal, Joel McCrea. Il interprète ici un cowboy vagabond qui n'a qu’une seule idée en tête : se trouver une "terre promise" où il pourra préserver coûte que coûte sa quiétude, ne souhaitant surtout pas prendre quelconque responsabilité, pas plus de travail sédentaire que de femme ou d’enfants. Suite à un malheureux concours de circonstances, cet aventurier qui souhaitait vivre sans entraves va se retrouver dans une position qui va non seulement lui mettre quatre enfants sur les bras mais également une jeune fille pas insensible à son charme, et enfin un travail qu’il va devoir accepter pour pouvoir sustenter les cinq nouvelles bouches à nourrir qui lui sont d’un coup tombées dessus. Autant dire qu'il s'agit d'une situation assez cocasse (plus pour le spectateur que pour le protagoniste) dans laquelle Joel McCrea baigne comme un poisson dans l’eau. Son charme, son affabilité, son indolence et son fort capital de sympathie font qu’il s’avère tout à fait à son aise dans ce rôle d’homme dépassé par les évènements mais qui va néanmoins se sortir des situations les plus inextricables avec élégance, malice, douceur et habileté, des traits de caractères qui le rendront encore plus attachants. Chuck va surtout jouer sur les croyances de l’épouse de son patron pour les légendes de son enfance irlandaise et, tablant sur la crédulité de la sympathique veille femme (formidable Jeanette Nolan), faire passer ses "enfants" pour des lutins (d’où le titre belge Le Vagabond et les lutins). Car Chuck se doit de cacher sa marmaille, son nouveau boss (parfait John McIntire, l’une des figures les plus emblématiques du western) lui avouant d’emblée ne pas supporter les enfants depuis que son propre fils s’est fait la malle sans le prévenir suite à une dispute.

Cependant, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, Saddle Tramp ne se limite pas prioritairement à un récit d’initiation des enfants par un père de fortune, auquel cas il aurait facilement pu tomber dans la mièvrerie ; ce qui n’est pas le cas d’autant que les acteurs-enfants sont d’une (trop) grande sobriété et en fin de compte relativement peu présents à l’écran. Il ne s’agit pas non plus d’une comédie comme la lecture du pitch aurait pu nous le laisser penser mais - la nuance est de taille - d’un western avec pas mal d’humour. Ce n’aurait pas pu être une histoire d’apprentissage puisque Chuck ne s’avère pas forcément un bon exemple pour la jeunesse qu’il a prise en charge ; dans le fond il est assez égoïste et plus préoccupé de sa tranquillité et de son indépendance que du bien-être d’autrui. C’est au contraire lui qui va être initié à une vie de responsabilité, y trouvant en fin de compte un certain plaisir, celui de donner aux autres par son travail, celui de construire une cellule stable, en l’occurrence une famille. Il s’agit d’ailleurs de la "morale" que tiennent à délivrer les auteurs, celle qui consiste à dire qu’il est important de faire quelque chose de sa vie autre que de se préoccuper uniquement de sa propre carcasse, qu’élever une famille peut se révéler aussi héroïque et important pour le pays que le défrichage du territoire. Et pourtant, par leur lyrisme, leur douceur et leur poésie, les premières minutes sur la voix-off du personnage de Chuck laissaient à penser que Hugo Fregonese et Harold Shumate étaient envieux d’une telle vie de bohème. Grâce à son talent d’aquarelliste, le cinéaste n’a effectivement pas son pareil pour nous rendre idylliques les paysages traversés en début de film ; celane nous aurait d’ailleurs pas déplu de suivre les pérégrinations nonchalantes de Joel McCrea jusqu’en Californie. Et comme Chuck, le spectateur est alors déçu de devoir s’arrêter en cours de route. Mais Fregonese, aidé par Charles P. Boyle (qui n’en est pas à une magnifique photographie près), continue néanmoins à nous enchanter sur le plan formel : sa manière de filmer les nuages, les orages, les couchers de soleil, les vols de canards, la pluie battante, les sous-bois obscurs, les vastes prairies verdoyantes n’ont pas grand-chose à envier aux films de Delmer Daves ou d’Anthony Mann.

Hormis l'importance dévolue aux enfants, l’intrigue principale du film reste assez classique et reprend beaucoup des ingrédients traditionnels du genre, principalement un conflit entre ranchers voisins ; sauf qu’en l’occurrence, ceux-ci s’accusent mutuellement de vol de bétail, ce fait donnant à cette histoire un autre aspect cocasse, chacun attaquant l’autre pour la même raison. C’est d’ailleurs cette perpétuelle violence qui au début du film avait fait prendre à Chuck la décision de quitter le Nevada (trop mouvementé à son goût) pour la Californie. Cette autre facette du film n’apporte donc guère de surprises, John Russell avec son air de bad guy étant immédiatement reconnu par le spectateur comme l’un des probables coupables de l’instigation de ces rivalités (faire s'entretuer les ennemis pour rafler ensuite la mise ; encore un thème souvent abordé dans le genre et qui trouvera son apogée avec la premier opus westernien de Sergio Leone). Le personnage de Joel McCrea, avec l’aide des orphelins, règlera tous ces problèmes avec une savoureuse nonchalance non sans en être passé par de vigoureux coups de poing ; car Chuck a pour règle de ne pas utiliser d’armes (comme dans la plupart des westerns avec McCrea, les personnages qu'il interprète auront souvent été des non-violents tout comme il l’était lui-même dans la vie civile). Nous avons ainsi droit à quelques scènes d’action correctement réalisées même si le premier combat à mains nues fait un peu cheap. Outre Joel McCrea, le reste de l’interprétation est assez délectable à commencer par celle de Russell Simpson (le père dans les Les Raisins de la colère de John Ford), des toujours excellents John McIntire et Jeanette Nolan, d'Ed Begley dans le rôle de l’oncle concupiscent ou encore de la charmante Wanda Hendrix. Cette dernière passe en quelques minutes du garçon manqué à la délicieuse jeune femme, cependant deux fois moins âgée que son partenaire, ce qui confère une note d’ambigüité au film : voir la femme-enfant jambe nue en train de nettoyer un point d’eau s’avère assez équivoque et d’une puissante sensualité.

Universal oblige, pour notre plus grand plaisir, tout est quasiment tourné en extérieurs naturels et sans transparences lors des séquences d’action. Les quelques toiles peintes (lors notamment de l’arrivée de Chuck au ranch de Slim) sont néanmoins splendides et la photo de Charles P. Boyle est une nouvelle fois mémorable, le chef-opérateur utilisant le Technicolor avec un goût toujours très sûr. Quant à la musique, elle n’est quasiment composée que d’un seul thème sacrément entêtant (Cry of the Wild Goose) d’autant qu’il est souvent repris par Joel McCrea qui ne cesse de le siffloter. Saddle Tramp est donc un western bon enfant, certes mineur et parfois routinier, mais qui par sa chaleur, sa sensibilité, son ton apaisé, son charme poétique et sa décontraction apporte une bouffée d’air frais dans le paysage westernien. Une galette numérique de ce très beau film ne serait pas de refus !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 20 juillet 2018