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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Temps de l'espadon

(Lu tempu di li pisci spata)

L'histoire

A l'arrivée des beaux jours, les hommes partent à la pêche dans le détroit de Messine, entre la Sicile et la Calabre, là où l’espadon vient déposer ses œufs. Les femmes restent au village et le soir, au retour des hommes, on se rassemble pour célébrer par des chants et des danses la pêche de la journée.

Analyse et critique


Pour ses premiers essais, Vittorio De Seta se tourne d'abord vers le territoire qu'il connaît le mieux, réalisant en Sicile et dans les proches îles Éoliennes une série de sept films entre 1954 et 1958. Le carton qui ouvre Le Temps de l’espadon indique que « les origines de cette pêche remontent à la fin des temps. » C'est ce qui intéresse d’abord De Seta, cette idée qu'il est encore possible de conserver les traces d'une culture ancestrale avant que celle-ci ne disparaisse complètement. Il utilise le cinéma documentaire non pas pour témoigner de la société contemporaine, mais comme une machine à remonter le temps. Il sent que des cultures, des rites, des techniques, des dialectes sont menacés par les progrès de la mécanisation, par les innovations techniques, et qu'il a tout juste le temps d'enregistrer ce qui appartient déjà au passé. Il choisit ainsi délibérément de s’écarter des villes pour s’enfoncer dans l’Italie du sud, cherchant des lieux qui n’ont pas encore été touchés par l'industrialisation et le monde moderne. Il y a bien sûr chez De Seta un fort romantisme, mais ses choix de cinéastes sont aussi politiques. En effet ces paysans, ces pêcheurs qu’il décide de filmer, vivent dans le mépris des « élites du nord » ou, au mieux, dans l’oubli. Lorsqu’il arrive sur les lieux de tournage, les habitants ne comprennent même pas qu’ils ont quelque chose à raconter, à apporter, et c’est en découvrant les films qu’ils prennent conscience qu’ils possèdent une culture.

Pour apprécier Vittorio De Seta, il faut accepter son romantisme, sa vision idéalisée de la vie de ces hommes et de ces femmes vivant du travail de la terre et de la mer. Il montre bien sûr combien leur labeur est dur, combien leurs conditions de vie sont spartiates, mais toujours avec un regard exaltant cette existence, ce monde. Il entend redonner une fierté à ces paysans, ces pêcheurs, ces bergers oubliés, méprisés et voués à la disparition par le monde moderne.

Cette pensée de Vittorio De Seta, cette vision du monde, passe par la mise en scène et non par un discours. En rejetant l’usage de la voix off didactique, emphatique ou poétique - un gimmick du cinéma documentaire - et en réfléchissant uniquement en terme de montage (son et image) et de cadrage, De Seta l’autodidacte démontre dès ce premier film une incroyable maîtrise de l’art cinématographique et s’impose comme l’un des grands du cinéma documentaire. Déjà, découvrir ce monde des années 1950 en couleur, dans un format large, avec des couleurs éclatantes et des images toutes plus soignées les unes que les autres, est un éblouissement. Ce choix de la couleur et du format panoramique constitue une déclaration de foi pour le cinéaste : il s'agit bien pour lui de magnifier la vie de ces hommes, de leur rendre leur fierté. Mais l'image seule ne suffit pas à faire passer ce message, et De Seta va utiliser pour ce faire toute une grammaire héritée du cinéma classique. Qu’il filme la nature ou les hommes, la mise en scène de ses premiers films se fait ainsi très lyrique. Le vent couchant les herbes hautes, la mer déchaînée, les orages sur l’horizon… autant d’images porteuses de la puissance de la nature qui reviennent régulièrement dans ses premières oeuvres. De Seta s’attache de la même manière à grandir les hommes, filmant leurs visages burinés en contre-plongée, travaillant les lumières ou les contre-jours pour les transformer en statues vivantes. De Seta apporte le même soin aux cadres et aux éclairages, qu’il s’agisse d’un visage, de la mer, d’un geste ou des nuages dans le ciel. Il évacue la parole, se contentant de chants qui possèdent la même matière que le souffle du vent. Il place ainsi la nature et l’homme sur le même plan, cherchant à retranscrire cette harmonie qu’il perçoit dans ce monde.

De Seta se glisse dans la méthode Flaherty, n'hésitant pas à reconstituer les scènes, à faire jouer les sujets de ses films. Pour atteindre un maximum d'efficacité au moment du montage, il lui faut multiplier les angles de prise de vues, les échelles de plan, ce qui l'oblige au moment du tournage à travailler comme un cinéaste de fiction. Il n'a aucunement l'intention de capter les événements en direct mais bien d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour les restituer dans toute leur splendeur, leur force, sur l'écran. Comme chez Robert Flaherty, ses films sont le fruit d'une longue immersion dans le quotidien des gens qu'il filme puis, dans un deuxième temps, d’un travail de mise en scène avec la participation des protagonistes devenus acteur. A la différence de Flaherty, Vittorio De Seta est un formaliste (du moins au départ, le cinéaste tendant ensuite vers l’épure) et ses films lui demandent une longue période de montage (trois mois pour ces dix minutes). C’est à ce moment-là que De Seta s’évertue à retranscrire en langage cinématographique les sensations et les émotions qu'il a eues sur le tournage.

Dans Le Temps de l’espadon, le réalisateur donne ainsi à ressentir l'attente des pêcheurs puis la ferveur qui les prend au moment où le poisson arrive, et ce par la précision et l'efficacité de son montage. La première partie, l'attente, est ainsi composée d'une succession de plans larges et de gros plans sur les visages. Les plans longs et les chants des marins traduisent ce moment de la pêche où le temps est comme suspendu. Puis l'espadon surgit et c'est la curée : le montage devient vif, les plans très courts. De Seta multiplie les échelles de plan, intercale de nombreux plans de coupe, use des plongées et des contre-plongées et accélère l’enchaînement des images. La bande-son devient un maelström de cris, d'ordres, de battements de rames. Ce passage admirable montre que de Seta possède une maîtrise parfaite de la syntaxe cinématographique. Il nous fait totalement partager le rythme de la pêche : attente, action, apaisement. Et la pêche étant au coeur de la vie de cette communauté, en nous donnant à ressentir son essence, De Seta nous fait approcher au plus près de la réalité de ce monde, nous fait saisir son rythme propre. Ces quelques précieuses minutes nous plongent complètement dans un monde inconnu, non par un travail d’ethnologue, mais par celui d'un cinéaste.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Introduction à l'oeuvre de Vittorio De Seta

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Par Olivier Bitoun - le 4 septembre 2010