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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Roman d'un tricheur

L'histoire

En terrasse d'un café, un homme rédige ses mémoires : depuis sa plus tendre enfance, les circonstances de sa vie n'ont eu de cesse de l'attirer, presque malgré lui, vers la malhonnêteté. Ce sont les succès flamboyants et les quelques échecs d'un tricheur professionnel qu'il va nous raconter par le détail.

Analyse et critique

Bourreau de travail (on raconte qu’il lui arrivait d’écrire jusqu’à quinze heures par jour), Sacha Guitry a rédigé plus de 120 pièces de théâtre, tourné une trentaine de films, établi de multiples correspondances et publié son avis sur à peu près tout... mais il n’est à créditer que d’un unique roman, Mémoires d’un tricheur, paru en feuilleton à partir du 24 octobre 1935 dans l’hebdomadaire Marianne (créé par Gaston Gallimard mais dont le rédacteur en chef est alors le brillant Emmanuel Berl). Une certaine frange de la critique, notamment celle associée à la Nouvelle Revue Française, en profite pour régler ses comptes avec Guitry, qui lui rend un mépris parfaitement réciproque. Mais Serge Sandberg, qui produit les films de Guitry depuis Le Nouveau testament, encourage le cinéaste à tourner très vite une adaptation cinématographique de son œuvre. Le tournage aura lieu à la fin du printemps 1936, et Guitry opèrera une première modification de taille en passant d’un support à un autre : les « mémoires » littéraires deviennent ainsi un « roman » filmique, ce qui pourrait a priori sembler paradoxal, mais confirme l’approche spécifique du support cinématographique par Sacha Guitry. Si l’œuvre littéraire, narrée à la première personne, prenait bien la forme de mémoires - à tel point qu’un journaliste anglais du Daily Mirror publia un article en pensant que Guitry avait réellement écrit une autobiographie -, le film, narré par un protagoniste qui modifie la réalité à sa guise et sous les yeux du spectateur, assume sa nature fictionnelle et parfaitement factice. Dans ce Roman, il ne s’agit jamais de prétendre que ce que l’on nous raconte est vrai, il s’agit de jouer à y croire.

Le prologue du film, l’un de ces génériques extraordinaires tout à fait spécifiques à Guitry, agit d’emblée en ce sens : on y voit Sacha Guitry biffer sa célèbre signature sur un tableau blanc, puis la bobine repart en sens inverse et - comme par magie - la signature s’efface : pourquoi ? simplement parce que c’est le genre de choses que le cinéma permet. Guitry nous montre ensuite les opérateurs à côté de leur caméra, tour de passe-passe plus vertigineux qu’il n’y paraît dans la mesure où la caméra montrée n’est précisément pas celle qui nous permet de voir ces images... Ensuite, on voit un décor se monter, puis deux comédiennes (Marguerite Moreno et Jacqueline Delubac) discuter, tandis que la voix de Sacha Guitry assure : « Marguerite Moreno fait semblant de lui montrer quelque chose, mais elles auront bien de la peine à nous faire croire qu’elles ne savaient pas qu’on les cinématographiait. » La voix off appelle ensuite le jeune Serge Grave puis Pauline Carton, qui accourt comme si cette voix était réellement entendue sur le plateau (il nous faudra reparler très vite du travail sur le son dans le film, tout simplement un des plus étonnants de l’histoire du cinéma français). Lorsque le film débute enfin, le spectateur a été scrupuleusement prévenu que le film qu’il allait voir n’allait jamais prétendre à une quelconque réalité, mais qu’il s’agissait d’un récit fictionnel (un roman, donc) que Sacha Guitry lui-même allait nous conter, voire écrire sous nos yeux.

Le dispositif qui soutient structurellement Le Roman d’un tricheur est ainsi celui d’un homme installé à une terrasse de café, qui entreprend d’écrire le mouvementé roman de sa vie. Le fil chronologique de ses souvenirs sera parfois interrompu par son goût de la digression ou par l’irruption d’une personne extérieure (le serveur du café, un voisin de table), mais la temporalité du film correspond peu ou prou à sa durée, c'est-à-dire que le film s’offre au spectateur, pour résumer, comme l’illustration mentale d’un auditeur qui écouterait, en temps réel, le récit en train d’être rédigé à cette terrasse. On est déjà au cœur de la nature même du septième art tel qu’il intéressait Guitry : qu’est-ce qu’un film sinon une succession d’images offertes à l’imagination de tous ses spectateurs-récepteurs alors qu’elles ne proviennent que du cerveau d’un unique créateur-émetteur ? Autrement formulé, en voyant un film, le spectateur s’approprie une représentation des choses qui n’est en réalité conditionnée qu’à une vision individuelle. On accepte de croire que ce que l’on voit est ce que l’on a imaginé (un peu comme quand on lit une fiction littéraire) alors que c’est ce que quelqu’un d’autre a imaginé pour nous. En quelque sorte, par ce dispositif, Guitry éduque le spectateur à l’image, en l’invitant à ne jamais être dupe ; puis, partant de là, il l’invite tout simplement à venir jouer avec lui, dans une logique du plaisir enfantin du type « On dirait que ceci » ou « Si on faisait cela ? ».

Ce faisant, Guitry prolonge l’approche qui était déjà la sienne dans Bonne chance ! (son premier long-métrage écrit spécifiquement pour le cinéma, tourné l’année précédente, et qui contenait déjà plusieurs idées présentes dans Le Roman d’un tricheur) mais il l’étoffe, la consolide et la sublime. Le Roman d’un tricheur est ainsi un film d’une inventivité et d’une vivacité folles, qui contient à peu près tout ce qui rend le travail de Sacha Guitry si particulièrement insolite.

Déjà, et avant tout, c’est un film qui ne s’embarrasse pas de morale, voire qui s’en joue (là encore) avec insolence. L’histoire est donc celle d’un garçon « vivant parce qu’il avait volé... de là à en conclure que les autres étaient morts parce qu’ils avaient été honnêtes... » qui se découvre une vocation de tricheur. « Voler, c’est prendre à des personnes foncièrement honnêtes de l’argent qu’elles n’avaient pas exposé, et c’est très mal. Tandis que tricher, c’est contrecarrer les intentions du hasard et s’approprier des sommes que des gens avaient eu l’imprudence ou la présomption d’engager dans un but répréhensible de lucre. » Armé de sa logique propre, le « tricheur » partage ainsi avec son auditoire d’occasion (ou à son lectorat putatif) ses théories sur toutes sortes de choses, écornant au passage certaines des cibles favorites de l’auteur, comme le mariage (le narrateur se marie pour pouvoir faire fructifier ses talents de tricheur, mais les perd comme surnaturellement une fois le mariage prononcé) ou la cupidité (« Le chèque sans provision est une opération bancaire prévue au Code d’instruction criminelle, et c’est justice qu’il soit sévèrement puni, mais je serais volontiers partisan d’une identique sévérité à l’égard des provisions sans chèques. L’homme qui thésaurise brise la cadence de la vie en interrompant la circulation monétaire. Il n’en a pas le droit. »). Là où Guitry fait souvent mouche de façon irrésistible (et où il dépasse très largement la question finalement très secondaire de l’adhésion éventuelle du spectateur à son propos), c’est dans sa manière de cultiver le sens de l’esquive, de la pirouette ou du paradoxe : ainsi, si le tricheur arpente les casinos monégasques en se déguisant, changeant cinq fois de nationalité, quatorze fois de nom et neuf fois de visage (dans un numéro de transformisme qui annonce presque ceux d’Alec Guinness dans certaines comédies anglaises), c’est armé de la conviction suprême qu’il ne peut tricher que sous sa véritable identité. De même, après sept années de gains conséquents, le tricheur sombre et perd tout son capital en devenant... un joueur. Tout l’argent ainsi gagné en trichant, il va ainsi - et méthodiquement - le perdre avec honnêteté.


Sacha Guitry prendra d’ailleurs, dans son accompagnement du film, un malin plaisir à abonder en ce sens, évoquant sa propre passion (trop belle pour être vraie, mais là encore, peu importe) pour le jeu. Ainsi, le 9 août 1936, lors de la présentation du film au casino de Biarritz, il prononcera ce discours devenu célèbre : « Quant à moi, j’ai peut-être des défauts, mais il est une qualité que l’on ne peut pas me contester, c’est la fidélité : depuis trente ans que je joue à la roulette, je joue toujours les mêmes numéros : le 35, le 3, le 26, le 0 et le 32. On appelle ça "jouer les voisins du zéro". Et je les joue pour deux raisons : ou bien parce que l’un d’entre eux vient de sortir, ou bien parce qu’aucun des cinq ne vient de sortir. Oui, ou bien je me dis : "Puisque l’un d’entre eux vient de sortir, c’est qu’ils sont en train de sortir, profitons-en !", ou bien je me dis : "Ils ne sont pas encore sortis, donc cela va être à eux maintenant de sortir, profitons-en !". Et voilà trente ans que je me tiens à ce raisonnement stupide. [...] Je ne partage pas l’opinion de ceux qui disent que le jeu est un vice abominable. Seulement je trouve que l’excès en tout est un défaut. Il ne faut pas trop jouer. Seulement, ne pas jouer du tout est un défaut aussi, puisque c’est excessif. [...] Lorsque, il y a deux ans, j’ai constaté que mon système avait entraîné des pertes assez importantes, j’ai voulu remédier à cet ennui qui m’arrivait - et je me suis fourré dans la tête cette idée que je devais, sinon gagner au jeu, au moins ne pas y perdre. J’y suis arrivé : j’ai fait un film sur le sujet, et si ce film a du succès, je finirai par considérer que toutes les heures que j’ai passées autour du tapis vert, je les consacrais au travail, à la documentation qui m’est nécessaire. Je vais même plus loin encore : tout cet argent que j’ai perdu, je vais avoir le droit de le soustraire de ma déclaration d’impôts en le faisant figurer à la rubrique "Frais professionnels" ! »

En réalité, ce qui pourrait sembler n’être qu’une posture provocatrice, vaguement puérile, est - comme souvent chez Guitry - plus profond que cela : en décrivant un personnage dont les mauvaises actions rencontrent le succès et dont les bonnes actions échouent systématiquement, l’auteur règle son compte à la prétendue morale sociale, et dénonce l’hypocrisie et l’injustice d’une société de masques et de faux-semblants. Comme l’explique Jacques Lourcelles dans son article sur le film (1), Guitry opère cette dénonciation « avec plus d’allégresse que de férocité (la férocité viendra plus tard) » mais sa satire n’en demeure pas moins d’une certaine virulence : « La principale tricherie » du personnage est d’arriver à évoluer avec autant d’aisance dans une société aussi critiquable, à l’intérieur de laquelle il navigue insolemment, « en touriste, en comédien, en homme libre, en inlassable ironiste ». Comme souvent, Guitry offre donc une leçon autour non tant du bonheur que de la succession des plaisirs, probablement la seule manière selon lui dont la vie vaille le coup d’être vécue. À cet égard - comme souvent chez Guitry - il faut dépasser la première réception « idéologique » du film pour en percevoir le sens véritable : Guitry ne prône jamais véritablement la tricherie, la dissimulation, la malhonnêteté, l’adultère ou le mensonge ; il défend la sincérité de l’homme libre en chacune de ses actions.

Et cette philosophie de vie, Sacha Guitry se l’applique, en toutes circonstances, y compris dans sa manière de faire du cinéma : libre il est, libre il reste. Pas question pour lui de se soumettre aux canons esthétiques de son époque, pas question d’user des « procédés » de mise en scène pour le seul prétexte de montrer un quelconque savoir-faire, sa seule barrière est celle de son imagination, qui l’incite à faire ce qu’il pense, et non ce qu’il faudrait faire (selon qui, d’ailleurs ?). Nous avons déjà parlé de ce générique qui brise délibérément la convention réaliste du récit cinématographique pour révéler "l’envers du décor". On pourrait énumérer d’autres effets, audacieux à défaut d’être toujours fulgurants, comme cette danse militaire menée par la relève de la garde princière à Monaco, façon là encore de souligner les libertés prises par l’auteur vis-à-vis et du réalisme et de la cérémonie d’usage (la voix du narrateur ne décrit-elle pas Monaco comme un « décor d’opérette » ?).

Il faudrait également, ici, mentionner le brio des procédés elliptiques, chez Guitry, qui en fera par la suite presque une marque de fabrique dans ses fantaisies historiques : à l'aide souvent d'une idée formelle d'une grande simplicité et de la plus parfaite évidence, il stimule le spectateur en l'invitant à combler les béances autant qu'il dynamise son récit. Prenons deux exemples : au tout début du film, ainsi, toute la famille meurt en mangeant des champignons, et le narrateur survit parce qu'il en a été privé. Visuellement, la tragédie prend corps par un jump-cut fulgurant entre une tablée pleine et une tablée vide.

Plus tard, parce que son personnage vieillit, il lui faut changer d'acteur (et on peut ici penser à la transition située à mi-film du Destin fabuleux de Désirée Clary, en 1942, dans lequel des comédiens viendront se passer littéralement le relais) : Guitry montre alors son personnage occupé à lire Balzac pendant ses années militaires. Les feuilles du calendrier défilent, les livres s'empilent et la barbe du personnage pousse, quand soudain, dans l'enchaînement vif des plans suggérant le temps qui passe, un acteur (en l'occurrence le réalisateur lui-même) prend  la place d'un autre, sans que le personnage ne change même de position. Se dirigeant vers un miroir, le personnage rase sa barbe, et alors qu'apparaît le visage (bien connu du public) de Sacha Guitry lui-même, le commentaire assure : « Je redeviens tel que j'étais, et alors je m'aperçois que je suis bien plus méconnaissable encore. »


Mais le point sur lequel il faut absolument insister, et qui rend Le Roman d’un tricheur si atypique (au sein du cinéma français, d’évidence, mais même au sein de la filmographie de Sacha Guitry) réside indubitablement dans l’utilisation unique qu’il est fait du son à l’intérieur même du récit. Pour décrire les choses le plus simplement possible, disons donc qu’à l’exception de trois répliques prononcées par la Comtesse incarnée par Marguerite Moreno à la terrasse du café et d'une chanson de Fréhel, la seule voix entendue de tout le film est celle de Sacha Guitry (pour en avoir fait l’expérience, on peut d’ailleurs assurer que cela est chose difficile à croire pour certains spectateurs, convaincus au terme du film d’avoir entendu d’autres voix). La chose, anecdotique et amusante lorsqu’il s’agit du personnage du serveur, assez présent à l’écran mais qui n’a rien d’autre à jouer que l’écoute attentive du monologue ininterrompu du « tricheur », devient passionnante quand elle s’applique à toutes ces fameuses images relatant le parcours du personnage principal : la vocation de récit (subjectif) prend alors tout son sens, puisque même les paroles attribuées aux personnages à l’écran passent par l’intermédiaire de la restitution du narrateur. La plupart du temps, les propos collent parfaitement aux mouvements des lèvres (2) (ce qui donne un effet comique quand il s’agit d’un enfant ou d’une femme) mais on sent parfois des trahisons plus ou moins appuyées, avec l’image qui vient à l’occasion partiellement contredire la voix off. À vrai dire, le procédé est aussi fluide et naturel à l’écran qu’il est déstabilisant quand il s’agit de l’analyser, notamment de savoir si, à l’intérieur du flux de l’histoire du cinéma, il s’agit d’un effet rétrograde ou au contraire d’un sidérant avant-gardisme. Car, alors que le parlant n’en est encore qu’à ses balbutiements (moins de dix ans depuis les premières projections américaines, encore moins pour ce qui est du cinéma français), on pourrait d’un côté affirmer (comme le fait par exemple Jacques Lourcelles) que ce que propose Sacha Guitry n’est rien d’autre qu’un film muet dans lequel les intertitres auraient été remplacés par un commentaire off. Mais, dans Le Roman d’un tricheur, l’image ne se suffit que rarement à elle-même, et sans même évoquer encore la charge ironique du commentaire, on ne comprend ce qui se passe à l’écran que parce que le narrateur nous l’explique. D’un autre côté, ce qu’établit Sacha Guitry ici est en quelque sorte un détournement de l’image par le son, et que la nature même du film serait profondément différente si un autre type de commentaire venait s’y poser (pensons, par exemple, aux minutes consacrées à Monaco) : sans exagérer, ce que fait Sacha Guitry dans Le Roman d’un tricheur n’est pas si éloigné de ce que feront des années plus tard Woody Allen (What’s Up Tiger Lily en 1966), René Vienet (La Dialectique peut-elle casser des briques ? en 1973) ou Michel Hazanavicius et Dominique Mézerette (La Classe américaine, en 1993)... sauf que les images qu’il détourne, la plupart du temps, sont les siennes. Ou comment le « tricheur » se dépouille lui-même...

Dès sa sortie, le film s’est trouvé des détracteurs, notamment à cause de ce procédé particulier, souvent sous l’accusation (pas infondée dans l’absolu, mais en l’occurrence fallacieuse) du narcissisme guitryesque. Mais le temps aura joué en faveur du film, notamment défendu avec ardeur par François Truffaut ou par Orson Welles (l’un des rares cinéastes ayant lui aussi entrepris de présenter, en son propre nom, ses collaborateurs à l’intérieur de ses génériques - pensons par exemple à la fin de La Splendeur des Amberson). Aujourd’hui, il est communément reconnu, sinon comme un des chefs-d’œuvre de l’histoire du cinéma français (Guitry demeure encore trop polémique pour atteindre une telle unanimité), au moins comme le sommet de la carrière de Sacha Guitry. Au risque, parfois, d’estomper les mérites des autres merveilles d’une filmographie dans laquelle il s’inscrit certes avec cohérence, mais dont il n’est pour autant pas absolument représentatif. Nous ne sommes qu’en 1936, Sacha Guitry n’a concrètement débuté la mise en scène de cinéma que l'année précédente, il a encore beaucoup de choses à nous montrer, et à nous raconter.

(1) Dictionnaire du cinéma, ed. Robert Laffont
(2) Rappelons que lorsque Guitry tourna Ceux de chez nous en 1915, alors que le cinéma était encore muet, il accompagnait autant que possible lui-même les projections en récitant, au mot près, le texte prononcé par les personnalités filmées lors des prises de vue, pour une sorte de doublage en direct avant l’heure.

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Par Antoine Royer - le 22 octobre 2018