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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Roi et quatre reines

(The King and Four Queens)

L'histoire

Dan Kehoe, un aventurier, fait halte à Wagon Mound où vit une vieille femme qui chasse à coups de fusil quiconque s’approche de son ranch. Une bonne raison à son hostilité : elle monte la garde autour des 100 000 dollars cachés par ses quatre fils, des pilleurs de diligences sur lesquels ne reste plus qu’un seul survivant. Si, fraîchement accueilli, Kehoe ne rencontre aucun des bandits dans le ranch, il y trouve leurs femmes, quatre beautés.  Toutes prêtes à se sauver avec lui, du moins s’il trouve le magot. Quatre candidates, mais une seule élue en perspective...

Analyse et critique

Le Roi et quatre reines est sans doute un peu trop nonchalant pour être un très grand film. Mais, à défaut de rechercher la perfection, il a deux atouts importants : c’est à la fois un film qui concentre plusieurs thématiques très classiques du cinéma de Raoul Walsh, et c’est une œuvre très originale dans la filmographie de son auteur. Cette originalité fait ressortir plusieurs grandes lignes qui permettent d’affirmer clairement quelques points forts propres au cinéma de Raoul Walsh.

Présentation du Roi et quatre reines

On s’étonne souvent de ce que Raoul Walsh n’ait tourné que trois films avec Clark Gable alors que leurs carrières étaient parallèles dans le temps, et leurs caractères si proches. L’acteur dont Doris Day disait avec tendresse qu' « Il était aussi masculin que tous les hommes que j'ai connus, autant qu'un petit garçon ou un homme puisse l'être - c'est là la combinaison de son effet dévastateur sur les femmes » ne pouvait, en effet, n’être qu’un grand acteur pour Raoul Walsh qui lui rendra ainsi hommage, par la voix de Robert Ryan dans The Tall Men : « Il est ce que chaque garçon pense qu’il sera quand il aura grandi et espère avoir été quand il est devenu un vieil homme. » Si les deux hommes ne se sont croisés que pour trois films en fin de carrière, c’est tout simplement parce qu’ils n’étaient pas rattachés aux mêmes studios. Les années 50 ont été celles des premières difficultés de la MGM, studio emblématique d’Hollywood dont Clark Gable était membre. La MGM prendra en 1954 la décision de ne pas renouveler le contrat de celui qui était alors l’acteur le mieux payé d’Hollywood :

Le 22 juin 1951, Dore Schary, scénariste engagé à la Metro en 1933 puis nommé chef de la production en 1948, remplace Louis B. Mayer à la tête de la MGM. Schary est confronté à deux problèmes : réduire les frais de fonctionnements des studios et produire de meilleurs films. La solution choisie ? Rendre leur liberté aux membres de la Metro. Les premiers à partir sont des gens comme Mickey Rooney ou Judy Garland, connus pour leur mauvais caractère. Aussi, le contrat de Clark s'achevant en 1954 ne sera pas renouvelé. Bien que toujours adulé du public, son salaire de 520 000 dollars par an est jugé trop élevé. Ce non renouvellement de contrat n'est pas plus mal pour Clark, la MGM a tellement changé qu'il ne s'y sent plus à sa place. Après son départ, ses deux derniers films pour la Metro : Mogambo (1953) et Betrayed (Voyage au-delà des vivants, 1954) sont distribués. Mogambo, remake de Red Dust avec Ava Gardner et Grace Kelly, rapporte de telles recettes que la Metro tente de faire revenir Clark mais c'est hors de question. On dit qu'il envoie son agent sonder la Metro pour voir ce qu'elle est prête à offrir pour qu'il tourne un film et ce, dans l'unique but, de décliner ensuite la proposition.

Du jour au lendemain, Clark se retrouve donc acteur indépendant et quel acteur indépendant : il est le plus cher de toute l'industrie cinématographique. La 20th Century Fox est la première à lui faire signer un contrat. Moyennant un pourcentage sur les recettes brutes, il tourne deux films pour cette firme en 1955 : Soldier in Fortune (Le Rendez-vous de Hong-Kong) avec Susan Hayward et The Tall Men (Les Implacables) avec Jane Russell. Ces deux films d'actions bien rythmés contribuent à rétablir son image de marque. Après son expérience bénéfique à la 20th Century Fox, Clark décide de produire lui-même ses films afin d'augmenter sa part de profit. Il fonde la compagnie GABCO et tourne The King and Four Queens (Le Roi et quatre reines, 1956) avec Eleanor Parker. Le film, un western, ne remplit pas les espoirs que Clark avait placés en lui. Aussi, guéri de jouer les producteurs, il signe avec la Warner pour Band of Angels (L'Esclave libre, 1957) avec Yvonne de Carlo et Sydney Poitier. (1)

Cette rupture entre la MGM et son acteur le plus prestigieux est une évolution importante dans la vie d’Hollywood. Raoul Walsh n’était pas un réalisateur MGM mais, à la fin de sa biographie, il indique avec une certaine poésie que la fermeture de ce studio, dans les années 60, sonna vraiment la fin d’une époque :

« La fermeture des studios de la MGM porta un coup fatal au cinéma ; le lion ne rugirait plus. Il ne restait plus qu’une ville fantôme : Hollywood était mort. Comme le disait James Fitzpatrick à la fin de ses conférences : « Ainsi, tandis que le soleil décline doucement à l’ouest, nous quittons ce merveilleux pays de rêveurs. » Ce pays appelé Hollywood était une abstraction mythique sans frontières ; c’était tout à la fois Manhattan, une prairie du Nouveau-Mexique, la Sierra, Paris, Londres, les Alpes ou une orangerie aménagée à Los Angeles.
Je fus le témoin de sa naissance, de son âge d’or et de son déclin. Nous n’avions jamais été des rêveurs ; nous n’avions pas cessé de travailler dur sous les projecteurs, sous le soleil brûlant, dans la neige et la pluie, allant même jusqu’à placer une caméra sur une banquise. » (2)

Une autre personne allait quitter très anonymement la MGM en 1954, il s’agit de la scénariste du Roi et quatre reines, Margaret Fitts. Cette dernière avait été recrutée en 1947, et, en l’espace de sept ans, avait fait une petite carrière en travaillant sur six longs métrages, avant de passer à la télévision pour quelques années de plus. Oubliée aujourd’hui, Margaret Fitts est la scénariste qui avait fait le script de Stars in My Crown (1950) de Jacques Tourneur. Elle avait ensuite adapté le roman Moonfleet de l’écrivain anglais John Meade Falkner (1858-1932), dont elle changera l’intrigue tout en sachant préserver l’atmosphère baroque et mystérieuse qui s’inspirait de Stevenson, afin de donner naissance au scénario du chef-d’œuvre Moonfleet(1955) de Fritz Lang. Le Roi et quatre reines est le premier scénario original de Margaret Fitts et sa dernière contribution au cinéma : carrière courte, donc, mais notable.

Le Roi et quatre reines s’appuie sur une histoire qui respecte les normes du western mais en détourne quelques caractéristiques. Au final, le film appartient au genre assez restreint de la comédie-western. Une comédie qui semble aller parfaitement de soi, comme la plupart des derniers films de Raoul Walsh, où la nervosité et le rythme qui qualifiaient si bien la mise en scène de ses œuvres de la décennie précédente semblent céder la place à un épanouissement artistique nonchalant et serein. C’est un drôle de western, en effet, que ce film qui se déroule presque intégralement dans le huit clos d’un ranch isolé où le viril cow-boy Clark Gable se retrouve otage d’une vieille veuve et de quatre jeunes femmes plus sensuelles les unes que les autres. L’excellent scénario du Roi et quatre reines est bâti à partir d’un souhait de la MGM qui voulait tester trois jeunes actrices, Jean Willes, Barbara Nichols et Sara Shane, en leur confiant trois rôles relativement importants dans le même film. Eleanor Parker, actrice déjà chevronnée, devient l’aînée des trois jeunes actrices avec qui elle forme le quatuor des belle-sœurs McDade. A partir de ce quatuor de jeunes femmes séduisantes, Margaret Fitts a construit une histoire solide tout en manipulant avec plaisir les codes du western classique.

Si Raoul Walsh a la réputation méritée d’être un réalisateur viril, cela ne signifie absolument pas qu’il faille chercher chez lui une quelconque misogynie, bien au contraire. Son amitié avec Ida Lupino donne une bonne idée du type de femmes qu’il appréciait : volontaires, indépendantes, dotées d’un caractère fort et d’un humour permettant d’envisager les épreuves avec recul.

Ce type de femme se retrouve dans un grand nombre de ses films et dans Le Roi et quatre reines, c’est Eleanor Parker, ainée des quatre « veuves » McDade, qui remporte la mise grâce à ces qualités. La filmographie de Walsh ne manque pas de belles amoureuses entièrement dévouées à l’homme de leur vie. On peut citer ainsi, de façon non exhaustive Elizabeth Custer (Olivia de Havilland dans They Died With Their Boots On), Barbara Wellesey (Virginia Mayo dans Capitaine sans peur) ou Kathy Forrester (Mona Freeman dans Battle Cry).

Mais, ainsi qu’il le précise dans ses écrits, Raoul Walsh a une admiration certaine pour les femmes qui ne craignent pas de se confronter aux hommes. Elles peuvent le faire par désir d’indépendance comme Thorley Callum (Teresa Wright dans Pursued, même si la volonté de vengeance s’en mêle) ou Colorado Carson (Virginia Mayo dans Colorado Territory) ou même parce que ce sont elles qui mènent l’action, comme Droucette (Yvonne de Carlo) dans Sea Devils. On voit même dans ce film Yvonne de Carlo séduire un Rock Hudson pieds et poings liés dans une posture peu virile.

Elles peuvent aussi se montrer dures en affaires et âpres au gain, non par vice, mais par souci d’assurer leur sécurité dans un monde violent. Raoul Walsh s’approprie alors l’archétype féminin de la femme à la moralité douteuse mais au grand cœur, pour en faire une businesswoman, avec Mamie Stover (Jane Russell) dans The Revolt of Mamie Stover : très riche et curieux personnage qui sacrifie son amour pour la puissance financière et perd tout pour ne pas avoir cessé de jouer à temps. Si les personnages féminins ont souvent, dans les films de Walsh, une grande latitude d’action, le péril les guette lorsqu’elles tentent de rompre l’équilibre avec leurs alter egos masculins. Le Roi et quatre reines, de ce point de vue, est la recherche d’un équilibre entre un aventurier, libre mais solitaire, et un véritable gynécée - prison à l’intérieur duquel il devra se trouver une alliée.

Le cœur de l’intrigue de ce film est assurément artificiel : dans le ranch de Wagon Mound vivent une reine douairière, Ma McDade (Jo Van Fleet), et ses quatre belles-filles. Les quatre fils McDade, après avoir caché un butin de 100 000 dollars en un lieu tenu secret de leur ranch, se sont retrouvés encerclés par les hommes du shérif dans une grange qui a pris feu. Seul l’un d’entre eux est parvenu à s’échapper. Il est toujours en fuite et tout le monde ignore lequel des fils McDade a survécu. Dans l’attente du retour de cet unique survivant, Ma McDade veille sur la vertu de ses quatre belles-filles tandis que ces dernières se résignent à rester dans le ranch, dans l’espoir de toucher une part du considérable butin lorsque le mari de l’une d’elles, mais on ne sait laquelle, sera de retour. L’attente se fait longue et, lorsque l’aventurier Dan Kehoe parvient par ruse à s’établir dans le ranch, les appétits s’aiguisent, tant pour l’or que ce dernier pourrait bien savoir dénicher, que pour le mâle, si longtemps absent dans ce ranch de femmes.

Des personnages au caractère tranché dès l’entrée en scène

Raoul Walsh, homme des grands espaces, aurait pu se trouver bien à l’étroit dans ce huit clos théâtral si ce dernier n’avait pas, sa vie durant, aimé le théâtre et celui de Shakespeare en particulier. Il aime avant tout l’entrée en scène, les rôles bien définis qui permettent de croquer rapidement les principaux traits de caractères forts, et l’adaptation de ces rôles aux différentes scènes de la pièce. Dans son unique  roman La Colère des justes (1972), le héros déclame ainsi l’un des passages préférés de Walsh :

« Ne vous en faites pas, mes bons amis, nous serons accueillis au mieux par mon vieil oncle qui est un homme adorable et bon. Il insistera pour que je récite des passages de Shakespeare. Par exemple, celui-ci, qui est son préféré :

« Le monde entier est un théâtre,
Et tous, hommes, femmes ne sont que des acteurs ;
Ils ont leurs entrées, ils ont leurs sorties,
Et chaque homme y voit maint rôle lui échoir :
Les actes font sept âges. D’abord l’enfant
Rotaillant et braillant dans les bras de sa nourrice ;
Puis l’écolier geignard, la face luisante,
Sur le matin, gibecière au dos,
Qui se traîne comme un escargot,
A regret, à l’école. Et puis l’amoureux,
Soupire comme un grand four, lamentable ballade
Aux sourcils de sa maîtresse ; le soldat, maintenant,
Plein de bizarres jurons, et barbu
Comme un léopard ; jaloux de son honneur ;
Fort soudain en colères, et qui court
Jusque dans la bouche du canon
Attraper la bulle de renom.
Et puis le juge de paix,
En bon ventre bien rond de chapon bien doublé,
Œil sévère, barbe bien taillée,
Plein de sages dictons, d’exemples rebattus,
Et c’est ainsi qu’il vous joue son propre rôle. Le sixième âge
Tourne au Pantalon, maigre, en pantoufles,
Bourse au côté, lunettes au nez,
Et hauts-de-chausses qu’on a gardés
Du jeune temps, qui flottent à plaisir
Sur ce mollet vidé ; et la grave voix d’homme,
Revenue au fausset enfantin,
Chuinte et chevrote en siflaillant. Ultime scène,
Qui finit cette étrange, frappante histoire,
Sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien du tout »*
*Comme il vous plaira, Acte II, scène 7 » (3)

Très souvent cité par Walsh, cet extrait peut être considéré comme une clé de sa mise en scène et, même plus, de sa vision du monde. Plutôt que de se torturer l’esprit à savoir ce qu’il fait sur Terre, l’être humain doit accepter sa condition, s’adapter avec aisance au milieu environnant, et tenir ainsi son rôle dans la pièce, en faisant évoluer ce rôle en fonction des évènements.  Le véritable naturel n’est atteint que lorsque l’homme / l’acteur se fond parfaitement dans son rôle et son milieu. Si le scénario du Roi et quatre reines est de Margaret Fitts, on peut reconnaître plusieurs scènes typiquement walshiennes qui montrent le soin avec lequel le réalisateur a  apporté sa touche personnelle à une bonne histoire, tout en mettant en valeur le héros de son film, Clark Gable, the King of Hollywood.

L’une de ces scènes se situe au début du film, lorsque Dan Kehoe arrive dans la ville de Touchstone. Le film a démarré à toute vitesse, par une scène de poursuite qui s’amorce dès le générique et se termine quand le héros échappe à ses poursuivants. Le suspense retombe d’un coup quand il entre en ville, attache son cheval et pénètre dans le saloon. Un dialogue amical débute avec le barman (Jay. C. Flippen) grâce auquel Dan Kehoe apprend l’histoire de la famille McDade. Tout en discutant, Clark Gable, après en avoir demandé l’autorisation, se rase devant le miroir du saloon. Il empoigne ensuite une bouteille de whisky et, tout en discutant, s’en sert comme d’un aftershave. En une demi-minute, avec ce geste simple et pourtant unique, Walsh nous présente les multiples facettes du personnage joué par Gable : nonchalance, rapidité de décision et d’action, courtoisie mêlée de truculence, ruse (tout en se rasant, il fait parler le barman), force voire dureté, et enfin une certaine forme d’élégance sauvage et « easy-speaking » tout à la fois. En un instant et un geste, Clark Gable fait la démonstration de toutes les qualités qui, dans les séquences suivantes, lui permettront de s’introduire naturellement au sein du ranch.

Plus que par la maîtrise absolue du cadrage et du montage, le réalisateur parvient, avec de telles scènes, à caractériser ses personnages et donc son film d’une manière toute personnelle. On peut rappeler ce que disait Louis Skorecki à propos des maîtres du cinéma d’Hollywood et des studios :

« Comment, en ne donnant ni direction d’acteur ni conseils de cadrage (quant à l’absence de Howard Hawks ou de Raoul Walsh en salle de montage, elle se trouve, comme chez presque tous les grands hollywoodiens, largement confirmée), réussir une œuvre aussi personnelle ? Je n’ai jamais été témoin chez ces deux grands artistes que de la distance hautaine qu’ils entretenaient avec leur propre tournage, avec leur propre film. Personnellement, je n’ai aucune théorie sur le rapport entre cette « absence » du cinéaste et sa « présence » à l’intérieur de son propre film. Je me doute bien un peu que cela a à voir avec le système des Grands Studios. C’est tout. » (4)

A noter cependant que, à l’instar d’un John Ford, Raoul Walsh sait aussi quand il le souhaite, ne tourner que le nécessaire afin que son film soit du premier au dernier plan ce qu’il avait souhaité. En témoignent des splendeurs visuelles comme They Died With Their Boots On, Objective, Burma ! ou Pursued pour le noir et blanc, Capitaine sans peur ou Distant Drums pour la couleur. Nous sommes ici dans un film fait pour le plaisir et la citation de Louis Skorecki est très juste. On peut se féliciter, par exemple, de la présence à la photographie de Lucien Ballard, qui réalisait ici son premier film en Cinémascope. Ce directeur de la photographie avait fait ses classes avec Sternberg (Morocco, La Femme et le pantin, Crime et châtiment) avant de participer à deux grands films d’atmosphère au noir et blanc tout en délicatesse (Laura de Preminger et Berlin Express de Tourneur). Dans les années cinquante, il accompagne Henry Hathaway, Stanley Kubrick, Budd Boetticher, Raoul Walsh (Le Roi et quatre reines mais aussi le somptueux Band of Angels l’année suivante), et terminera sa carrière comme chef opérateur attitré de Sam Peckinpah. Dans Le Roi et quatre reines, ce très grand directeur photo démontre, avec ce nouveau format, sa maîtrise des paysages d’extérieur (splendide introduction avec une scène de poursuite), comme du cadrage et des éclairages dans les scènes d’intérieur (scène de la danse). La période du grand Hollywood doit beaucoup à ses producteurs, ses stars, ses réalisateurs, ses scénaristes, mais aussi à quelques uns de ses très grands directeurs de la photographie.

Cette mise en place virile de Dan Kehoe / Clark Gable peut être mise en parallèle avec une autre scène du film, à priori moins valorisante. Il s’agit d’un amusant contrepied d’une scène classique de western, celle où une femme se baigne dans une rivière et se retrouve sous le regard concupiscent d’un homme. Dan Kehoe, maintenant  installé dans le ranch McDade, est en train de se baigner dans une rivière quand il est surpris par Birdie (Barbara Nichols), la plus aguicheuse des quatre filles.  Clark Gable se retrouve dans le rôle de la personne pudique demandant à ce qu’on le laisse seul tandis que Barbara Nichols décide rapidement de venir le rejoindre dans l’eau. Il ne devra son salut qu’à un coup de fusil tiré par l’une des autres sœurs

Poursuite, danse et mouvement à l’état naissant

Si Walsh aime les personnages fortement caractérisés, il apprécie aussi les scènes anthologiques. Siegfried Kracauer, grand historien et analyste du cinéma, voyait dans la poursuite, la danse et le « mouvement à l’état naissant » trois des expressions les plus caractéristiques du mouvement cinématographique pur. Raoul Walsh fait partie des fondateurs du cinéma, ceux qui avaient déjà réalisé une part importante de leur œuvre avant le cinéma parlant. La plupart de ces réalisateurs ont su s’adapter aux possibilités offertes par l’arrivée du son dans leur métier, mais il reste souvent chez eux quelque chose de la longue période durant laquelle ils ont déployé leur talent en utilisant principalement deux grandes forces du cinéma muet : l’expressivité et le mouvement. Grand artiste du mouvement et excellent rythmeur de l’image, Walsh utilise souvent des scènes de poursuites et quelquefois des scènes de danse. Il est aussi un grand metteur en scène de bagarres, autre forme de rencontre des corps dans un cadre.  On trouve à ce propos une excellente anecdote dans le Tavernier-Coursodon :

« L’un de nous avait assisté à une passionnante rencontre entre Alexandre Astruc et Raoul Walsh. Astruc, qui avait vu plus de dix fois The Naked and the Dead avant de commencer La longue marche, voulait à tout prix savoir comment il arrivait à obtenir ce rapport au paysage, cette vérité dans les scènes d’action. On sentait Walsh étonné qu’un réalisateur visionne plusieurs fois le film d’un autre avant de tourner le sien, mais après avoir remercié Astruc, il avait répondu qu’il ne faisait aucune répétition. Après avoir donné ses indications aux acteurs et aux figurants, il tournait immédiatement "afin qu’il n’y ait rien de mécanique. On ne recommençait que si tout le plan était raté. Sinon, je gardais ce qu’il y avait de bon, je montais dans ma tête et je repartais de là." Il appliqua la même méthode dans White Heat pour la séquence prodigieuse de la crise de nerfs de James Cagney lorsqu’il apprend la mort de sa mère. Il dissimula aux cascadeurs ce qu’allait faire Cagney et vice-versa, se contentant de dire à ce dernier : " Tu gagnes la porte à tout prix. " Avec cinq caméras (admirablement placées), la totalité de la scène fut tournée en un plan et en une demi-journée. »  (5)

Pas de bagarres dans Le Roi et quatre reines, mais deux belles poursuites, l’une au début, l’autre à la fin du film. « La poursuite me paraît l’expression ultime du medium filmique » disait Alfred Hitchcock. Cette citation s’applique aussi bien à Walsh qu’à Hitchcock mais cependant, la façon de traiter la poursuite me paraît très différente chez les deux cinéastes. Raoul Walsh n’est pas un maître du suspense et joue rarement de cette corde. Chez lui, les poursuites ne sont pas particulièrement nerveuses ou palpitantes, on pourrait même dire que Walsh prend son temps quand il les filme. Celle qui se trouve au début du Roi et quatre reines m’en paraît être un parfait exemple.

Les mouvements de caméra sont amples, le découpage n’est pas accéléré : nous ne sommes pas chez Sam Fuller, pour prendre un autre exemple de réalisateur de poursuites à suspense. Loin d’être anxieux, de regarder en arrière de façon frénétique, le personnage de Clark Gable, poursuivi par toute une troupe, est sûr de lui et sait où il va. Ce calme est même souligné par plusieurs plans où la caméra se rapproche et filme en contre-plongée le cavalier qui prend le temps de s’arrêter pour vérifier l’horizon, rectifier son parcours et, éventuellement, jeter un regard rapide vers ses poursuivants. On peut remarquer que le paysage traversé n’est pas de tout repos. Raoul Walsh était grand connaisseur en chevaux, et l’amateur saura reconnaître dans ses films la différence entre un cinéaste qui utilise une cavalerie et un réalisateur qui a fait sélectionner avec soins les chevaux qui apparaissent dans son film, qui sait les mettre en scène et les faire monter avec talent. Ceci n’est probablement pas la dernière des raisons pour lesquelles les poursuites cavalières de Walsh sont rarement précipitées : ce sont des moments de bravoure et le mouvement cinématographique peut aussi rechercher la beauté, l’ampleur et la démonstration.

La première poursuite du Roi et quatre reines s’achève justement sur un morceau de bravoure. Dan Kehoe / Clark Gable choisit un parcours périlleux qui se termine par une descente particulièrement raide.  Je ne saurai dire si Clark Gable est doublé pour cette scène, il avait appris à monter avec le cow-boy Art Wilson qui disait de lui qu’il avait du courage et une excellente tenue en selle. Une chose est certaine : il y a bien un excellent cavalier en train de descendre une pente très raide, Walsh ne fait pas du chiqué. Le néophyte l’apprendra par la voix du shérif qui arrête sa troupe en haut de la pente et qui déclare que la poursuite devient trop dangereuse ; ils ne sont pas aussi doués que cet homme et il est temps de faire demi-tour. Pour l’anecdote on peut signaler que Sam Peckinpah, autre grand cinéaste et amateur de chevaux ayant passé une bonne partie de sa jeunesse dans le ranch de son grand-père, utilisera lui aussi une pente très raide dans une séquence de La Horde sauvage. Mais cette fois, toute la troupe roule dans le sable. L’excellente connaissance des chevaux se remarque autant dans les films de Walsh que dans ceux de Peckinpah.

Pour qui penserait qu’il s’agit peut-être ici d’un détail du scénario, ou d’une scène quelconque que Walsh aurait filmée sans y avoir porté plus d’attention que cela, il est amusant de préciser que cette scène est exactement reproduite dans son roman La Colère des justes.  Chez Walsh, le héros ne se caractérise pas par de hautes valeurs morales et des prises de position téméraires : le héros est celui qui maîtrise la situation mieux que les autres. Dans son cinéma, les poursuites, comme ici ou dans Distant Drums, se terminent bien. Elles peuvent aussi avoir une issue tragique comme dans Colorado Territory. Mais il n’y a pas de hasard : le résultat est connu à l’avance, souvent du protagoniste lui-même. Le héros peut être dépassé par les événements et condamné d’avance mais il reste celui qui se distingue des autres par son talent et, si nécessaire, son impassibilité devant l’adversité. Nous reviendrons plus loin sur la poursuite qui conclue le film. Rappelons juste, pour terminer sur ce point, que Walsh n’excellait pas seulement dans les belles scènes de poursuites à cheval. Ses films de mer, comme Capitaine sans peur, Barbe Noire le pirate ou The World in His Arms  comportent tous de très belles séquences de courses de navires.

Les scènes de danse sont plus rares dans la filmographie de Walsh que dans celle de John Ford, mais la séquence qui se trouve au milieu du Roi et quatre reines est une excellente illustration de ce que disait Fred Astaire de la particularité d’une bonne scène de danse au cinéma : « Chaque danse devrait naître spontanément d’une situation ou d’un personnage, sinon ce n’est que du music-hall. » Ici, Dan Kehoe joue de l’harmonium le soir pendant la veillée et distraie ainsi les filles McDade. Il en avait fait de même le soir précédent, mais Ma McDade avait surgi et envoyé les filles se coucher en les menaçant des foudres du ciel.

Après le départ des filles, Dan Kehoe avait entrepris d’amadouer la mère en lui racontant qu’il était fils de pasteur et avait ainsi appris à jouer de l’harmonium. Le lendemain, donc, Dan se remet à l’harmonium et joue un chant religieux repris en chœur par les filles.

L’ambiance est sympathique mais on se croirait au temple. Puis, Birdie, la plus aguicheuse des filles, s’assoie à côté de lui un moment, se lève ensuite et l’invite à danser, tandis qu’une autre fille reprend l’harmonium. Dans un charmant et dynamique mouvement effectivement né à la fois d’une situation et d’un personnage, Walsh lance une très belle séquence de danse durant laquelle Dan Kehoe fait valser toutes les filles McDade. La confiance s’est installée et Dan peut maintenant commencer à rechercher plus activement le trésor.

Siegfried Kracauer définit ainsi le troisième type de mouvement qu’il considère comme typiquement cinématographique, le mouvement à l’état naissant : « Le troisième type de mouvement qui présente un intérêt cinématographique spécifique n’est pas, comme les deux précédents, un enchaînement de mouvements, mais le mouvement contrastant avec l’immobilité. En mettant en relief ce contraste, le cinéma démontre que le mouvement objectif - c’est-à-dire tout mouvement - est l’un de ses motifs de prédilection. » (6) Pour illustrer sa démonstration, Kracauer utilise les arrêts sur images des films de Dovjenko, un cinéma très différent de celui de Walsh. Raoul Walsh n’est jamais contemplatif et, si l’image est belle, elle est destinée à supporter une action, pas à suggérer une pensée ou une réflexion. En revanche, la notion de mouvement qui s’immobilise puis repart est très typique de nombreuses séquences des films de Walsh durant lesquelles, comme s’il utilisait un ressort, le réalisateur tend l’action jusqu’à l’immobiliser, puis fait repartir le mouvement avec un regain d’énergie. Il est malheureux qu’il n’y ait aucune scène le représentant dans Le Roi et quatre reines, qui est un film au rythme justement nonchalant et toujours égal. Mais, afin de l’illustrer, j’emprunterai une citation à la critique Sylvie Pierre qui décrit admirablement une telle scène :

« Dans Battle Cry, je suis toujours saisie par la chute de la séquence dont je te parlais plus haut, où Spanish Joe mime son soi-disant comportement héroïque à Guadalcanal. A la fin du récit selon lequel il se serait trouvé seul face à l’ennemi, encerclé par des mitrailleurs japonais, les trois Néo-Zélandais sidérés, suspendus à ses lèvres, lui demandent : « Et alors, qu’avez-vous fait ? » Il répond « Je suis mort ! », et ce en hurlant d’une joie démente qu’il ponctue d’un saut en hauteur où toute l’énergie de son corps se noue et dénoue à la fois. C’est ce qui s’appelle « avoir » le spectateur, mais pas, comme on l’a trop dit à propos de Walsh, du fameux coup de poing à l’estomac qui serait caractéristique des « bêtes de cinéma » même si, aussi, il s’agit bien de cela. Pour moi, ce saut est poème parce qu’il relève avant tout, avec l’aide de l’acteur, bien sûr, d’une sorte de génie pneumatique de la versification. Spanish Joe a déjà balancé des coups de poings à l’estomac dans le film, c’est même sa miteuse spécialité de latino-frimeur sournois qui frappe par surprise et guère à la loyale (tu le rappelais à propos de son dialogue à propos de « Sister Mary »). Dans ce saut en chute fulgurante de strophe, tout à coup Spanish Joe se rachète de toute sa pesanteur trouble : un coup de grâce le saisit, en rime renversée. Il ne casse plus, ne se courbe ni ne rampe plus, il se déploie en une fulgurante détente, comme un danseur. C’est une poésie d’énergie, dirait-on rapidement. Je préférerais de maîtrise ou d’efficacité de l’énergie : on en libère juste ce qu’il faut au moment où il faut, et la même qui a été par ailleurs économiquement produite et stockée.» (7)

Cette notion de mouvement à l’état naissant de Kracauer est un peu le pendant inverse de celle d’ « arrêt sur image » développée par Serge Daney. Ce dernier utilisait d’ailleurs un film de Walsh pour souligner la différence entre le cinéma classique où le générique  de fin défile sur des hommes en mouvement, et un certain cinéma moderne, comme celui de François Truffaut dans Les Quatre cents coups, qui utilise l’arrêt sur image, pour, en quelque sorte, figer momentanément la vie.

Raoul Walsh et la vie

On raconte souvent les premières aventures de jeunesse de Walsh, comme son épopée avec Sancho Panza, en oubliant qu’il était certes le fils d’un immigrant irlandais, mais que ce dernier avait fait fortune à New York. Dans sa jeunesse, Raoul Walsh a eu une vie aisée, il a reçu une culture classique et son attrait pour le théâtre vient en partie de ce que sa famille était liée avec celle des Barrymore. Après des débuts d’acteur, il rejoint Hollywood, assiste D.W. Griffith et réalise son premier film en 1914. Le goût pour l’aventure et les grands espaces est à l’origine de sa carrière dans le cinéma. Il n’est pas arrivé en Californie poussé par le hasard ou la recherche d’un travail alimentaire. Il aurait aussi bien pu avoir une carrière d’acteur de théâtre new-yorkais, ou devenir négociant comme son père. Mais toute sa vie, Raoul Walsh a recherché l’action et c’est le cinéma qui la lui a apportée.

A la fin de sa carrière, après la réalisation de son dernier film, Raoul Walsh écrit un roman, La Colère des justes, que j’ai déjà cité plus haut. Ce roman est peu connu, je crois même qu’il n’a pas été publié en anglais. Il a été traduit en français par son admirateur Jacques Lourcelles et édité en France. On dit que Walsh voulait l’utiliser comme scénario d’un dernier film mais j’en doute un peu tant le livre est un excellent roman et ne ressemble en rien à une ébauche de scénario.  Ce livre se révèle être un condensé du cinéma de Raoul Walsh. On y retrouve d’ailleurs plusieurs scènes très particulières de ses films - bagarres, poursuites, fêtes… - dont les détails permettent d’être certain que Walsh avait élaboré quelques mises en scènes qu’il aimait retraiter indéfiniment. S’agissant de son dernier travail, et d’un roman qui ne nécessite ni budget ni acteurs, on peut y voir, à mon avis, le dernier testament professionnel de Raoul Walsh, une sorte de morale de sa vie résumée en un western.

La première règle de vie et de travail de Raoul Walsh, c’est sa devise : « Action, action, action. Que l'écran soit sans cesse rempli d'événements. Des choses logiques dans une séquence logique. Cela a toujours été ma règle - une règle que je n'ai jamais eu à changer… On appelle le cinéma "Motion Picture". Ce n'est pas pour rien. Il faut que ça bouge. » (2)  Ce roman n’est qu’action et si Walsh a souvent témoigné de son admiration pour William Shakespeare,on peut douter qu’il se soit souvent posé les interrogations de Macbeth.  Il y a des discussions, des prises de décision, mais jamais d’errances intellectuelles ou de réflexions. Quand Walsh dit que la vie, c’est jouer un rôle, il ne veut pas en dire plus que ses propres mots : être dans le moment, dans le paysage, avec une faculté d’adaptation totale. Le destin peut être cruel mais s’arrêter, c’est se laisser mourir avant que le sort en ait décidé. La carrière d’acteur de Raoul Walsh a été courte mais sa vie, son travail de réalisateur, il l’a pensé avec la morale d’un acteur.

L’image bien connue, tirée du film Naissance d’une nation de D.W. Griffith, où Walsh, dans le rôle de l’assassin de Lincoln, saute par-dessus la balustrade de la loge présidentielle pour s’enfuir est peut-être celle qui symbolise le mieux cet homme : « Action ».  Raoul Walsh ne pense pas les héros de ses films, il les vit, et ce faisant, nous donne sa vision du monde qui ressemble à celle des plus grands acteurs, ceux qui ont dévoué leur vie à l’incarnation de leurs rôles. Une morale que Michel Bouquet résume ainsi en conclusion de son livre d’entretien, La Leçon de comédie : « Finalement mon rôle ici est simple. Il consiste simplement à éveiller les consciences à l’aspect prodigieux de ce qu’est un acteur : un homme qui fait tourner le monde selon son orbite. Il est lui-même l’astre et il fait tourner le monde autour de sa vision. Il a cette prétention sublime d’être lui-même une parcelle de vérité totale. » (8)  Cette définition de l’acteur pourrait convenir aussi à certains grands auteurs-réalisateurs ; mais seulement parmi les plus grands.

La seconde règle walshienne, c’est que le bonheur est dans l’instant, dans une perfection artisanale et modeste. A rebours de la croyance protestante et américaine dans la réussite par le capitalisme, Walsh défend la liberté mais avec la vision de l’émigrant, du cow-boy ou du fermier. Dans La Colère des justes, Walsh décrit la fuite de quatre joyeux lurons qui sont pris dans les filets d’un très grand propriétaire qui construit une ligne de chemin de fer en usant de ses relations politiques pour exproprier à bon compte. Nos Robin des Bois en costume de cow-boys finiront mal parce qu’ils avaient voulu la fortune, et que la fortune ne peut se construire qu’au sein d’un système corrompu. Ainsi que l’un des protagonistes le découvre avant la fin, pour réussir sa vie, il vaut mieux être discret et se contenter d’un bien suffisamment raisonnable pour ne pas attirer la convoitise.

Cette morale est très exactement celle du Roi et quatre reines. Le trésor enfoui dans le ranch McDade n’apporte à cette famille que des désagréments. Les filles perdent leur jeunesse auprès d’une marâtre, et ne peuvent la quitter sous peine de perdre définitivement leur part du magot. La vieille Ma McDade se défraîchit d’amertume pour conserver l’argent que ses quatre fils avaient volé, alors même qu’elle n’espère plus en voir revenir qu’un. J’en profite pour souligner ici la remarquable prestation de l’actrice Jo Van Fleet dont le rôle le plus connu est celui de la mère fantomatique de Cal dans A l’est d’Eden d’Elia Kazan. Le héros, Dan Kehoe, parviendra à s’emparer du trésor. Il est cependant assez rusé pour ne pas vouloir tout prendre, ne réussir ainsi qu’à devenir la proie de la convoitise de tous et terminer sa vie poursuivi comme un chacal ou pendu à un arbre. Il a pris garde de s’assurer à l’avance la complicité du shérif : l’essentiel du bien devra revenir à la communauté qui avait été volée par les fils McDade. Sur les 100 000 dollars du trésor, il s’est octroyé une récompense de 10 000 dollars, somme qui lui paraît suffisante pour s’établir.

Ayant réussi à découvrir le secret de la cache du trésor, Dan Kehoe s’assure la complicité de la plus intelligente des belles-filles McDade, Sabina (Eleanor Parker) afin de le faire sortir du ranch.

C’est alors que commence la seconde poursuite, le shérif et ses hommes ayant été avertis de la fuite de Dan Kehoe, en possession des 100 000 dollars. Cette poursuite est moins dangereuse que la première : Dan Kehoe et Sabina, en chariot, ont une bonne avance sur le shérif et ses hommes. Assez d’avance pour que Kehoe soit tenté de garder la totalité du magot, d’autant qu’il n’a pas prévenu Sabina de son pacte avec le shérif. Puis, sans dialogues véritables, dans une prise de décision qui s’effectue dans l’instant, Kehoe stoppe le chariot, jette les sacs d’or à terre tout en confiant une part de 10 000 dollars à Sabina qui reprend la route. Il attend le shérif qui, surpris de voir Kehoe respecter leur accord, salue son élégance et le laisse repartir à son tour.

C’est la fin du film mais la dernière séquence entretient le suspense. Sabina a révélé auparavant sa duplicité à Dan Kehoe : elle n’a jamais été mariée à l’un des fils McDade, elle a prétendue avoir épousé l’un d’eux afin de s’introduire dans le ranch et toucher un quart du trésor. Dan cherche à la rejoindre mais rien ne prouve qu’elle l’attende pour partager les 10 000 dollars qu’il lui a confiés. Lorsque Dan Kehoe rejoint Sabina qui l’attend finalement sous un arbre, l’originalité de la scène qui clôture le film vient de ce qu’on imagine une déclaration amoureuse. Nous aurons en fait droit à un nouveau pacte, les deux aventuriers décidant de mettre leur part en commun afin de s’établir. C’est sans même un baiser que Dan prend les rênes du chariot et repart en mouvement sous le générique final.


Un peu comme le héros de The World in His Arms reprend la course et l’aventure plutôt que de s’établir en pseudo roi de l’Alaska, Dan Kehoe a trouvé le bonheur et ne lâche pas la proie pour l’ombre. Une femme qui est une associée avant d’être l’objet d’une passion, un gain raisonnable qui permet de voir l’avenir avec le sourire, valent mieux qu’une fortune qui corrompt le cœur et attire les convoitises.

C’est une morale toute simple et naturelle que celle de Walsh dans ce film, mais Hollywood et le cinéma ont détruit tant de vies dans l’excès, comme celle de son ami Errol Flynn, ou vu tant de réalisateurs et de producteurs dégringoler de piédestaux pharaoniques, qu’on peut apprécier la modeste ambition de Raoul Walsh qui lui permit de s’éteindre à93 ans dans son ranch de la Simi Valley, à l’issue d’une carrière de géant constituée de plus de cent trente films. Avec Walsh, la modestie n’interdit pas la grandeur, c’est un des chemins qui y mène.

Raoul Walsh et l’art

Considéré sans conteste comme l’un des grands maîtres du cinéma américain, Raoul Walsh a posé problème à la critique, notamment celle de la « politique des auteurs », car il est assez difficile de trouver les grandes lignes directrices de son œuvre. Nombreux sont les réalisateurs américains de l’Hollywood historique qui, contrairement à Alfred Hitchcock, ont refusé d’entrer dans le jeu de la critique française des années 50 et 60 et s’étonnaient qu’on cherche à intellectualiser leur travail et à y  voir plus que de simples films. Développée à la même époque, la distinction entre auteurs et artisans était censé se faire sur la qualité de la mise en scène des réalisateurs. Mais cette théorie est vite devenue une exigence, celle de vouloir trouver chez les auteurs une unicité dans la totalité de l’œuvre, des points permettant de dire que le film d’un auteur n’aurait pu être réalisé par un autre réalisateur, tandis que les artisans mettaient en scène avec professionnalisme des films impersonnels.

A l’aune de cette doxa, Raoul Walsh est longtemps resté entre les deux rives. Trop talentueuse pour ne pas être considérée comme celle d’un auteur, son œuvre vaste et multiple résistait aux tentatives de synthèse trop rigoureuses.  Amateur de littérature classique, Walsh n’était en rien un intellectuel, comme le prouvent ses films et ses livres. Il n’a cependant jamais renié la qualité d’artiste, contrairement à d’autres réalisateurs  de sa génération qui refusaient de se voir autrement que comme des professionnels de l’industrie du cinéma. Même si le terme d’artiste est à prendre au sens large, Walsh avait trop de culture pour se considérer comme un amuseur public quand il parlait de l’art du divertissement, surtout quand il fait référence à Aristophane juste auparavant, dans la même citation :

« Je suis convaincu que le déclin de Hollywood n’est pas le résultat de la sénilité, mais qu’au contraire il est un retour (temporaire, je l’espère) à l’immaturité de l’adolescence. Il y a des exceptions, bien sûr, et quelques hommes de valeur comme Peter Bogdanovitch. Mais les professionnels de la névrose ont envahi  le cinéma, non point pour en extraire de l’or mais des montagnes d’ordures. Leur production nauséabonde a découragé des millions de spectateurs qui ne reviendront dans les salles, j’en suis sûr, que lorsque nous leur donnerons de bons films. J’ai moi-même filmé ma part de scènes de meurtre, de viols et d’incendies ; mais quelle différence avec la sodomie, le sadisme et la scatologie d’aujourd’hui ! Mes héros n’ont jamais douté de leur virilité et un amant n’avait pas besoin de se déshabiller pour prouver qu’il était un homme ; il lui arrivait même parfois de ne pas ôter son chapeau. Et soit dit en passant, le déshabillage de plus en plus fréquent à l’écran risque de briser certaines carrières. Que d’illusions perdues lorsque les fans découvrent que le tigre que leur héros a dans son moteur n’est qu’une souris ! Il veut évidemment être pris sous le meilleur angle, mais même Max Factor ne peut pas transformer un petit cornichon en banane géante !

D’un autre côté, peut-être y a-t-il un nouvel humour à découvrir - ou plutôt à redécouvrir - dans ces situations délicates. Pour les antihéros de Au service de la gloire et autres films du même genre, le sexe était drôle. Il y a deux millénaires et demi, Aristophane nous apprenait à rire du sexe et les Français ont fait une industrie nationale de l’amour « frustré ». Nos néophytes, pourtant, considérèrent  trop souvent le sexe comme quelque chose de sinistre. Après tout, les garçons seront toujours des garçons et parfois les garçons seront des filles… Je m’élève seulement contre l’infantilisme quand il se donne de grands airs. Je forme le vœu quelque peu optimiste qu’une nouvelle génération de cinéastes dépassera ces obsessions qui relèvent du « graffiti filmé » et apprendra les règles élémentaires du divertissement, lequel est à la base de cette denrée somme toute assez rare : l’art. Je crois vraiment qu’il y a une bonne chance pour que ces jeunes se forment à l’école de la vie et à celle de l’art, car chaque homme durant le temps que dure son existence joue de multiples rôles. » (2)

La conclusion des mémoires de Raoul Walsh, Un demi-siècle à Hollywood, résume probablement le message que le cinéaste souhaitait laisser, comme auteur. Savoir jouir de la vie avec mesure en s’adaptant, au fur et à mesure du temps qui passe aux différentes opportunités que l’existence présente. L’art, dont il revendique le nom pour qualifier son œuvre, est un artisanat qui se résume avant tout dans la forme, quelquefois transcendée par le génie. Et le reste est littérature.

Mais justement, puisque Raoul Walsh aimait la littérature, les notions de destin, de chance à saisir, et surtout cette religion de l’Action par laquelle il résumait l’œuvre de sa vie, n’y a-t-il vraiment pas une profondeur réelle et constante, non pas tant dans les sujets de ses films, mais chez les héros de ses films ? Ici, il faudrait oublier la notion grecque du héros pour en revenir à celle plus prosaïque et aussi plus universelle du héros de roman, comme ceux de Stendhal que Walsh affectionnait : le héros - acteur de l’univers qui l’entoure, créé par le romancier. Une valeur me paraît commune à tous les héros walshiens, qu’ils soient positifs comme souvent, ou négatifs comme dans White Heat ; que leur destin soit heureux ou tragique, comme dans Colorado Territory ou, exemple encore plus représentatif, comme le Custer de They Died With Their Boots On. Cette valeur, c’est celle du courage. Non pas le faux courage, la témérité qui n’est qu’ignorance de la peur, la témérité qui est celle de Custer au début du film, durant la guerre de Sécession. Le vrai courage, comme le définit le philosophe Vladimir Jankelevitch, c’est le choix de l’action fait en connaissance du risque et de la peur que la prise de risque engendre. Le choix de la vie et du mouvement : « Etre brave, au contraire, c’est avoir le dessus, même s’il faut finalement succomber. La menace terrifiante est ici prise à la gorge, sommée de se découvrir et de dire son vrai nom. Le diable ne peut pas nous faire mal, mais il peut nous faire peur. Le brave conjure par sa bravoure cet envoûtement de la frayeur : comme lui, gardons-nous simples, pauvres, nus et sans arrière-pensées, indifférents aux détails mesquins, pour que le diable crève de notre innocence et de notre courage. » (9) Cette définition correspond parfaitement à la dernière action de Custer, faite en connaissance des risques, non pas comme un geste téméraire et glorieux, mais comme un geste utile à la communauté. Il ne s’agit pas d’un sacrifice, mais d’un rempart humain devant la barbarie, et bien sûr pas devant la barbarie des Indiens, mais celle de la lâcheté et du profit matériel qui gouvernent le monde qui vient. Bien plus qu’un portrait glorieux et historiquement faux du général Custer, Raoul Walsh, dans ce qui est peut-être son plus beau film, nous donnait le portrait de l’idéal du héros selon son cœur : un homme simple mais brave.

A la fin de sa carrière, le héros de Walsh a vieilli et peut être tenté de se laisser couler dans la douce corruption du monde qui l’entoure. Mais les trois héros campés par Clark Gable dans Le Roi et quatre reines, The Tall Men et surtout Band of Angels sont l’illustration que la vie d’un homme courageux sera peut-être plus solitaire que par le passé, plus isolée comme celle de Dan Kehoe qui a malgré tout la chance de s’être trouvé une compagne, mais que le renoncement n’y a pas de place possible. Parce que le courage n’est pas un principe, une religion ni même une morale, on ne peut y renoncer. Le courage, c’est la volonté naturelle de l’action chez celui qui ne peut accepter de ne pas tenir les rênes de sa propre vie, « car chaque homme durant le temps que dure son existence, joue de multiples rôles. »


1 : Extrait de la biographie de Clark Gable sur Cinemaclassic.free.fr
2 : Each Man in his Time, Un demi-siècle à Hollywood (1974), Raoul Walsh
3 : La Colère des justes, Raoul Walsh, traduit par Jacques Lourcelles
4 : Louis Skorecki, Raoul Walsh et moi, Trafic No 28 - Hiver 1998
5 : 50 ans de cinéma américain, Jean-Pierre Coursodon & Bertrand Tavernier, Omnibus
6 : Théorie du film, La rédemption de la réalité matérielle, Siegfried Kracauer, Flammarion
7 : Sylvie Pierre, Correspondants de guerre, Trafic No 28 - Hiver 1998
8 : Michel Bouquet, La leçon de comédie, entretiens avec Jean-Jacques Vincensini, éd. Klincksieck
9 : Vladimir Jankelevitch, Les Vertus et l’amour. Traité des vertus II, op. cité, I, « Du courage »

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Par Paul Fléchère - le 1 mars 2011