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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Voie Lactée

L'histoire

Sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, deux vagabonds rencontrent d’illustres représentants de l’Eglise à travers son histoire et de la Bible.

Analyse et critique

« Je voudrais qu’après avoir vu ce film, sept athées trouvent la foi et que sept croyants la perdent. »
Luis Buñuel

La grande comédie traite de questions de vie ou de mort. Si Le Fantôme de la Liberté (qu’un dialogue de ce film annonce) questionne l’hésitation philosophique entre libre-arbitre et déterminisme, La Voie Lactée est un récapitulé en un peu plus d’une heure et demie de deux millénaires de querelles théologiques. Soigneusement documenté, le film présente un exposé des dogmes de l’Eglise catholique et de ses hérésies, le débat (en effet de vie ou de mort) entre autorités et excommuniés, canonisés et anathèmes. Sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle (qu’ils font pour l’aumône), deux vagabonds, un jeune incroyant, Jean (Laurent Terzieff), et un vieux croyant, Pierre (Paul Frankeur), sont confrontés aux manifestations de la grâce, du monde, du démon, aux querelles de chapelles. Mystère de la dualité du Christ, de la transsubstantiation, de la nature de la Trinité, discutés par des hôteliers, des curés. Apparitions également de Marie (Edith Scob), qui fait remarquer à son fils qu’il est beaucoup mieux avec sa barbe, du Christ (Bernard Verley) et ses disciples, de représentants historiques de l’Eglise. Buñuel ne se content plus ici de mêler le rêve et la réalité, mais les époques, les lieux, le mental et le physique (à son voisin de pique-nique qui croit avoir entendu un coup de feu, l’un de répondre que ce n’est que lui qui s’imaginait qu’on fusillait un pape). Les prophéties d’Osée s’incarnent sur la route (Delpine Seyrig interprète au bord du chemin la grande prostituée de Babylone), les paraboles sont illustrées littéralement, des jansénistes à Sade tout un vivier historique est convoqué. En plaçant dans la bouche de ses personnages des propos vérifiés (telle la thèse dite des pâteliers : « Le corps du Christ est dans l’hostie comme le lièvre est dans le pâté. »), en reprenant des morceaux exacts des Ecritures ou de conciles (certains étant cités en latin), le film opère une démonstration par l’absurde, d’autant plus redoutable qu’elle n’est pas réfutable concernant les sources utilisées.

La Voie Lactée s’inspire de la forme des récits picaresques espagnols. Deux larrons, rarement très surpris (ils en ont vu d’autres), entendent des querelles de prêtres, de croyants et d’incroyants, rencontrent de grandes figures bibliques, pour arriver inchangés à leur destination qu’ils découvrent vidée de ses pèlerins (Saint-Jacques est désormais considéré comme une imposture). Le Christ avait bien prévenu qu’il était venu, non apporter la paix mais le glaive, et le premier effet de la religion sur Terre n’est pas ici une amélioration pour l’humanité (en fait, plus ceux qu’ils rencontrent ont de théologie moins ils ont de charité), mais des massacres, des mises au ban et au bûcher. C’est le fanatisme de deux millénaires de guerres religieuses internes au christianisme, de l’Inquisition à la Contre-Réforme, qui est déroulé. Jean-Claude Carrière peut cependant bien affirmer que l’œuvre n’est pas blasphématoire. Si elle n’est pas prosélyte, qu’elle exprime inversement un instinct anticlérical, laisse cours à un mépris cinglant pour la bêtise, l’usage éhonté d’arguments d’autorité (à celui qui demande s’il existe une preuve de l’existence divine, son interlocuteur, aubergiste théologien du dimanche, estime suffisant de répondre par les Psaumes : - « Seul l’insensé dit en son cœur, il n’y a point de Dieu. » - « Ah oui, c’est très convaincant. »), fait preuve d'un amusement irrévérent devant les raisonnements spécieux, l’œuvre exprime également un intérêt réel pour la foi, le mystère de la révélation et de la grâce.

Dans une construction en saynètes comiques (selon un modèle préparé pour le scénariste durant son travail avec Pierre Etaix), tout un pan du cinéma français de l’époque défile, donne vie aux Evangiles, aux miracles et apparitions reconnus par l’Eglise catholique, exprime à tour de rôle la tension propre au catholicisme entre tradition (incluse dans le canon, dès lors sujette à de vives discussions) et Ecritures, que parfois les dogmatiques revendiquent contre les hérétiques, quand ce ne sont pas les hérétiques qui les réclament contre les dogmatiques. Ayant connu les querelles internes au mouvement surréaliste, Buñuel comprend les difficultés qui vont avec l’établissement d’un canon, la lutte entre orthodoxie et hétérodoxie, le principe des excommunications, les appels de retour aux principes. De son éducation catholique il conserve le sens du liturgique, la capacité à filmer le sacré. Réalisée en 68, La Voie Lactée évoque certes l’état de tension de la société française, bientôt clivée par les révoltes étudiantes et ouvrières, mais surtout le changement advenu durant la décennie avec Vatican II, le bouleversement contemporain d’une Eglise qui se réforme à nouveau, dans un geste de révision qui est autant une tentative de modernisation œcuménique qu’un retour souhaité aux textes. Les tensions entre modernité et tradition, modernisme rationaliste et anti-modernisme dévot, sont au cœur de ce film montrant deux marcheurs sur un illustre parcours, à deux pas pourtant d'une autoroute.

Les Ecritures ont souvent de quoi laisser perplexe et le film ne se prive pas de jouer des Evangiles en les reprenant à la lettre, pour en déplacer la perception critique. Exprimées littéralement, les paraboles retrouvent leur choquant, leur éventuelle trivialité (« On ne met pas une lampe sous un boisseau, mais au milieu de la pièce pour qu’elle éclaire toute la maison ! »), leur flagrante injustice (« Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a. »). Jésus raconte l’une d’elles comme un gag pour égayer la compagnie de ses disciples, rendant saillante l’affinité profonde entre parabole et plaisanterie, selon un principe commun de chute surprise et d’hyperbole (il n'est pas surprenant qu'un cinéaste hyperbolique, au demeurant assez buñuelien, comme Paul Verhoeven soit passionné par les Evangiles). Par effet d'addition, de juxtaposition, des contradictions sont révélées (ainsi de l'ordre de ne pas divulguer les miracles quand nombre d'entre eux étaient, en d'autres occasions, effectués devant un large public). Le recours littéral, l’illustration (volontairement trop) fidèle crée son propre commentaire, selon une logique qu’Anna Biller reprendra, avec une iconographie profane, pour son travail critique dans Viva. Ce que Buñuel donne à voir, c’est qu’il n’est de texte qui ne soit soumis à interprétation, de parole (même révélée) qui ne demande la médiation d’une compréhension... et que le dogmatisme quant au sens à entériner, à l’interprétation valide, est dès lors une entreprise aussi désespérée que néfaste, non plus un enjeu de vérité mais de pouvoir, permettant du reste tous les revirements (l’aliéné qui, d’opposé corps et âme à une thèse, se range avec ferveur à celle-ci l’instant d’après). Amour d’entités abstraites qui ne motive que la haine d’être concrets, instrument de contrôle par la croyance imposée.

Le catholicisme se fait une conception de l’iconographie religieuse bien différente du protestantisme (iconoclaste en cela qu’il renvoie la foi à une affirmation intérieure). Quoi que Buñuel pense lui-même de la liturgie catholique, sa recréation littéralement respectueuse (bien que spirituellement farouche) de celle-ci lui fait participer d’elle, d'une tradition qu’il récapitule méticuleusement. L’art n’est pas tant une affaire d’opinion que de sensibilité. Celle du cinéaste est informée par sa mémoire d’enfant profondément marqué par une éducation jésuite "athée grâce à Dieu", selon l'oxymore qu'il affectionnait, il a fait de cette contradiction le socle de son esthétique furieusement sacrée (et sacrément furieuse). Quel ne dût pas être son dépit que le Vatican accueille favorablement son film.  Manoel de Oliveira, se revendiquant cinéaste catholique, n’avait pas tort de réclamer Buñuel comme l’un des siens. Il y a de même, dans la sensibilité grotesque et sauvage du génie surréaliste, le choc ressenti par l’enfant de lumière devant ceux du monde, cette stupéfaction face aux manifestations de la bêtise humaine qui fait également la satire janséniste parfois impitoyable d’un Eugène Greene. Œuvre sauvage, corrosive, synthétisant les séditions, La Voie Lactée porte d’un bout à l’autre de son aberrant trajet le rire, spirituellement inspiré, qui libère des chimères.

DANS LES SALLES

Luis Buñuel, un souffle de liberté 

6 Films de Luis Buñuel

DISTRIBUTEUR : CARLOTTA
DATE DE SORTIE : 2 AOÛT 2017

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 2 août 2017