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Critique de film
Le film

La Vie privée d'un sénateur

(The Seduction of Joe Tynan)

L'histoire

Le respectable sénateur démocrate Joe Tynan (Alan Alda) est sollicité de toute part pour s’opposer à la nomination d’un homme politique raciste à la Cour Suprême. Ce qui reviendrait pour lui à trahir son mentor (Melvyn Douglas) et à risquer sa carrière si la réussite n’était pas au rendez-vous. Quoi qu’il en soit, afin d’être en phase avec ses opinions et principes et empêcher une honteuse investiture ségrégationniste, il décide de se lancer dans le combat, aidé par la fille d’un sénateur de la Louisiane, Karen Traynor (Meryl Streep), qui devient par la même occasion sa maitresse. Cette "mission" va mettre à mal sa vie de famille : il ne rentre presque plus jamais à sa maison de New York et délaisse à la fois son épouse aimante (Barbara Harris) et ses deux enfants, dont l’ainée (Blanche Baker) est en pleine crise d’adolescence...

Analyse et critique

Avant d’entrer dans le monde du cinéma à l’âge de 43 ans, Jerry Schatzberg aura été l’un des plus célèbres photographes de mode new-yorkais durant les années 60, travaillant pour des magazines comme Vogue, Cosmopolitan ou Life. Sa filmographie sera finalement assez "frugale", ne comptant en trente ans, entre 1970 et 2000, que dix films pour le cinéma. Hormis ses trois premiers qui scrutent la détresse humaine dans l’Amérique des seventies, Portrait d’une enfant déchue (Puzzle of a Dowfall Child) avec Faye Dunaway, Panique à Needle Park (The Panic in Needle Park) avec Al Pacino et enfin L’Epouvantail (Scarecrow) avec Gene Hackman - qui remporte d’ailleurs la Palme d’Or à Cannes en 1973 -, tous les suivants sont encore aujourd’hui quasiment inconnus dans l’Hexagone. Au vu de la grande réussite que se révèle être La Vie privée d’un sénateur, cette méconnaissance est bien dommage ! Il serait donc temps de se pencher plus avant sur son cas.


Bien avant l’inoubliable série créée par Aaron Sorkin, The West Wing (A la Maison Blanche), dans laquelle avec le personnage d'Arnold Vinick Alan Alda rendossera avec autant de talent et de charisme l’habit de sénateur, Jerry Schatzberg et son scénariste - qui n’est autre qu'Alda himself - dépeignaient déjà avec acuité les coulisses de la politique américaine à travers les portraits de différents sénateurs démocrates et notamment celui de Joe Tynan, formidablement campé par un Alda séduisant à souhait. Pour une fois, que ce soit le titre original ou le titre français, ils sont tous deux aussi bien adaptés au film : Tynan réussit un parcours presque sans faute non seulement par ses idées et ses convictions mais aussi beaucoup grâce à son pouvoir de séduction. Et si le film de Schatzberg arpente les arrière-cours de la Maison Blanche, du Congrès ou du Sénat, il entre également à l’intérieur de la maison familiale de cet homme politique, nous faisant connaitre sa vie privée auprès de sa femme psychologue et de ses deux enfants dont la plus grande est en pleine crise d’adolescence.

Avec une belle rigueur d’écriture le scénariste parvient en à peine cinq minutes à nous faire entrevoir quels seront tous les aspects de sa chronique. Sur un thème musical à la fois modeste et guilleret composé par Bill Conti, qui nous livre à l’occasion peut-être sa plus jolie mélodie, le générique se déroule sur des images d’un car de jeunes élèves noirs se rendant probablement visiter les bâtiments importants à l’intérieur desquels se déroule la vie politique américaine, tel le Capitole. Puis l’on assiste à une séance au cours de laquelle le sénateur Tynan défend une loi destinée aux défavorisés et qui permettra de créer au moins un million d’emplois. La séquence suivante se déroule le soir dans le lit conjugal : le sénateur se félicite de sa réussite d'avoir fait voter cette loi alors que son épouse tente d’attirer son attention, se plaignant avec humour d’être délaissée au profit de la politique ; tout cela se terminera par un câlin sur la moquette. La complicité entre les deux comédiens est telle que nous avons l’impression qu’il s’agit d’une scène filmée à l’improviste chez un véritable couple, un peu dans le style de la fameuse séquence du petit-déjeuner entre Marilyn Monroe et Clark Gable dans le sublime The Misfits de John Huston. Puis, dans une scène réunissant Alan Alda et Melvyn Douglas, on apprend sans plus tarder les principaux enjeux de l'intrigue purement politique qui sera le fil conducteur de l'ensemble du récit.


On se déplacera ensuite sans cesse de la vie privée du sénateur aux affaires politiciennes sur un rythme parfaitement bien tenu et surtout sans dramatisme outrancier, hormis une scène de ménage assez violente mais tout à fait plausible. Et le film de Schatzberg s'avère ainsi une réussite à tous les niveaux, dans toutes ses ruptures de ton. L'oeuvre est modeste, à la fois pudique et grivoise (les superbes scènes de lit entre Meryl Streep et Alan Alda), douce et acerbe. Il faut avoir vu cette séquence grinçante de la soirée de réception qui ne donne pas vraiment une bonne image de ces hommes qui dans l’hémicycle tiennent de grands discours en totale opposition avec leurs comportements lors de ces moments de "détente". A ce propos, le personnage interprété par Rip Torn résume ici l’obsession sexuelle et la beauferie de certains ; Tynan lui-même, sous le regard désabusé de son mentor (excellent Melvyn Douglas - l’un des grands comédiens d’Ernst Lubitsch - dans l’une de ses dernières apparitions à l’écran) s’abaisse à participer à un "concours" d’engloutissement d’un ragout louisianais jusqu’à en vomir. On retrouve un peu ici le style de l’auteur de très nombreux épisodes de la série M.A.S.H., qui y tenait d’ailleurs le rôle de Hawkeye, probablement son personnage le plus célèbre.

Si Alan Alda est plus que crédible dans la peau de ce charismatique sénateur d’une grande noblesse de cœur mais qui doit cependant pour arriver à ses fins faire parfois des choix pas toujours honnêtes ni agréables, comme celui de trahir son ami et mentor en train de devenir sénile, Meryl Streep - qui aura rarement été aussi séduisante - ne démérite pas dans celui de la femme forte qui va l’aider à destituer le sénateur ségrégationniste et qui par la même occasion va devenir sa maîtresse. Entre Voyage au bout de l’enfer et Kramer contre Kramer, l’actrice trouvait encore un rôle à la hauteur de son talent même si le tournage fut pour elle très difficile, encore submergée par le chagrin causé par la perte de son grand amour de l’époque et partenaire dans le film de Michael Cimino, John Cazale. Mais celle dont on se souviendra le plus est sans conteste Barbara Harris, grande actrice de théâtre mésestimée qui trouve peut-être ici son plus beau rôle au cinéma ; les autres films les plus célèbres auxquels elle avait auparavant participé étant Complot de famille d'Alfred Hitchcock et Nashville de Robert Altman. En femme qui rêve juste de vivre dans la quiétude malgré les responsabilités de son époux, elle est ici époustouflante, sachant aussi bien jouer de la voix que des regards : la dernière image sur son visage est bouleversante. [SPOILER] Cette femme admirable décide in fine de rester loyale à son époux adultérin afin de favoriser la carrière de ce dernier qui reste, malgré le fait qu'il l'ait déçue, le père de ses enfants et l’amour de sa vie [FIN DU SPOILER].


Pour résumer, un film subtil, tout en demi-teinte et parfaitement bien rythmé sur les mécanismes de la politique menée à Washington, ses répercussions sur la vie familiale, son opportunisme, ses compromissions, la fragilité de ses alliances pas toujours glorieuses, la corruption, l’importance du sexe et du pouvoir, la cruauté de certaines décisions prises derrière des sourires de façade, le questionnement sur les barrières à franchir ou non pour gagner la faveur des électeurs... Tour à tour feutrée et culottée (pour l'époque), une œuvre certes modeste et sans grandes montées dramatiques mais pas moins captivante pour autant, superbement dialoguée et surtout formidablement attachante lorsqu’elle aborde les thèmes de l’adultère ou de la difficulté à être heureuse pour la femme d’un politicien qui doit faire attention à tout ce qu’elle dit et fait. A ce propos, la séquence où le sénateur reproche à son épouse de s'être trop dévoilée à un journaliste s'avère passionnante, l'épouse s'amusant à compter le nombre d'électeurs perdus à chacun de ses "aveux" privés.

Même si la réalisation n’a pas à rougir non plus (le film est truffé de très belles séquences, qui malgré la faiblesse du budget n’en sont pas moins amples comme celle du voyage en avion de tourisme), le succès escompté ne fut pas au rendez-vous et le film tomba vite dans l’oubli ; il est toujours le temps de corriger cette injustice en découvrant cette œuvre juste, cruelle et touchante ! Son faux happy end précédé d’un stressant suspense amoureux lors du discours à la Democratic National Convention devrait longtemps vous hanter. Tout comme pour The West Wing, le travail d’écriture est tel que le film de Schatzberg devrait plaire même à ceux que la politique américaine indiffère !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 23 janvier 2018