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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Souris qui rugissait

(The Mouse That Roared)

L'histoire

Le Duché du Grand Fenwick, minuscule Etat européen, est au bord de la banqueroute. Jusqu’ici, la fortune du Duché reposait sur l’exportation de son vin local aux Etat-Unis. Mais la concurrence déloyale d’un nouveau cru californien met fin à sa prospérité. Le Premier ministre, le comte Mountjoy (Peter Sellers), décide de déclarer la guerre aux Etats-Unis... dans le but de la perdre. Il espère ainsi profiter de l’aide financière de la première puissance mondiale, réputée pour sa générosité envers les pays vaincus.

La Grande Duchesse Gloriana XII, souveraine de Fenwick (Peter Sellers), soutient ce plan trop bien pensé. Mountjoy choisit Tully Bascombe (encore Peter Sellers), réputé imbécile, pour mener l’invasion des Etats-Unis. Leur mission : se faire arrêter et perdre la guerre.  Une vingtaine de soldats armés de flèches forment le bataillon de Fenwick. Aidé par le sergent Will Buckley (William Hartnell), Tully Bascombe débarque à New-York. Mais la ville entière est vidée de ses habitants à cause d’un exercice d’alerte aérienne...

Pris pour des Martiens, les soldats de Fenwick sont poursuivis par l’incompétent Général Snippet. Tully Bascombe capture le Dr. Alfred Kokintz (David Kossoff), l’inventeur de la terrible bombe Q, capable à elle seule de réduire un continent à l’état de cendres, et sa fille Helen (Jean Seberg). La bombe Q en sa possession, Tully fait prisonnier le Général Snippet et ses hommes, et retourne victorieux au Duché du Grand Fenwick, au grand désarroi du conte Mountjoy...

Analyse et critique

De tous ses films, Jack Arnold faisait de La Souris qui rugissait son favori. Pour lui, cette comédie était plus qu’un divertissement populaire. Il voulait faire réfléchir le spectateur sur les enjeux géopolitiques de la guerre froide et les dangers de la bombe atomique. Le film sort sur les écrans en 1959, soit quatorze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Depuis, l’Europe s’est reconstruite grâce au Plan Marshall, la République populaire de Chine a été proclamée en 1949, la crise du Canal du Suez a démontré l’autorité de l’URSS et des Etats-Unis, la course à l’armement obsède les grandes nations de chaque bloc et l’acquisition de la bombe H devient prioritaire pour espérer peser dans le grand Monopoly diplomatique. Et c’est bien là le sujet de La Souris qui rugissait. Derrière ses allures de cartoon, son ton farceur et les clowneries de Peter Sellers se dessine avec intelligence la satire de l’irresponsabilité des dirigeants politiques, présentés comme de grands enfants. Celui qui possède la bombe atomique bâtit sa puissance sur la peur que celle-ci inspire à ses potentiels ennemis. Mais qui peut bien vouloir gagner ce jeu dangereux ?

Le producteur Walter Shenson a très vite acheté les droits du roman de l’écrivain Leonard Wibberley, publié en 1955 sous la forme d’un feuilleton dans le Saturday Evening Post. Doté d’un budget minuscule de 450 000 dollars, le projet est confié à un réalisateur spécialiste des tournages rapides et bon marché. Effectivement, Jack Arnold fait partie de ces quelques réalisateurs de série B à la réputation excellente. Au cours d’une première partie de carrière foisonnante, il a abordé des genres variés, la science-fiction, le fantastique, le western, et a fait forte impression sur les spectateurs avec le désormais classique L'Homme qui rétrécit. La Souris qui rugissait marque en quelque sorte la fin d’un âge d’or pour ce réalisateur attachant. Le film est produit au Royaume-Uni et bénéficie d’un casting d’acteurs britanniques, talentueux et moins chers qu’à Hollywood. Encore relativement méconnu, Peter Sellers monopolise l’attention des spectateurs grâce aux trois rôles qu’il interprète de manière jubilatoire. La Columbia n’impose à Jack Arnold qu’une tête d’affiche, Jean Seberg, qui vient d’achever deux tournages éprouvants avec Otto Preminger.

Dans L’Homme qui rétrécit, Jack Arnold montrait sa fascination pour le minuscule et sa dextérité à représenter la vie des petits êtres, qui doivent redoubler d’ingéniosité pour survivre dans un monde où tout semble gigantesque et menaçant. Cet intérêt pour les minorités prend un tour satirique avec La Souris qui rugissait. En effet, le pittoresque Duché du Grand Fenwick est décrit comme l’Etat le plus petit au monde, à peine visible sur une carte. Cette nation microscopique, moyenâgeuse, déclare la guerre à la première puissance mondiale, les Etats-Unis, avec pour objectif de la perdre, car l’Amérique est toujours généreuse avec les pays qu’elle défait. Jack Arnold construit tout un discours critique autour du Plan Marshall. Lorsque les habitants attendent avec espoir l’arrivée des Américains, il parodie la Libération. L’aide américaine est perçue comme une occupation consentie et une mise sous tutelle économique et culturelle, souhaitée par les dirigeants de Fenwick pour sauver leur pays de la banqueroute.

Les quelques bonshommes qui constituent l’armée de Fenwick, avec leur côte de maille et leurs flèches, forment une petite colonie de fourmis dans l’immensité des tours new-yorkaises. Jack Arnold sait créer des images improbables et poétiques. Il dévoile les paradoxes par des jeux de renversement et de décalages habiles. Pendant que les habitants de New York dansent avec insouciance dans les abris souterrains, les soldats de Fenwick paradent dans des rues vides, pris pour des Martiens par les agents de la sécurité. Les citoyens américains se révèlent plus paniqués par les rumeurs d’invasion extraterrestre que par la menace de la Bombe H, pardon la bombe Q, nouveau prototype dévastateur, construite par un savant aux faux airs d’Einstein qui s’amuse à essayer de la désamorcer avec sa fille pour seule compagnie. Fort de son expérience dans la science-fiction, Jack Arnold joue avec les codes du genre et les psychoses contemporaines des Etats-Unis.

Evidemment, tout cela ressemble à une blague. Jack Arnold distille un certain humour burlesque, qui rappelle un peu Soupe de Canard des Marx Brothers. Mais il construit aussi des métaphores d’une grande force. Aux portes du Duché, devenu désormais une puissance majeure grâce à la bombe Q, le secrétaire de la Défense des Etats-Unis joue au Diplomacy avec un Russe et un Anglais. Le Diplomacy n’est ni plus ni moins qu’un jeu de Monopoly : à la place de rues et de maisons, les joueurs font l’acquisition de nouvelles armes et de nouveaux pays. Il y a aussi cette métaphore de la bombe comme ballon de rugby (elle en a d’ailleurs la forme) : les protagonistes se l’envoient, comme une patate chaude, de peur qu’elle n’explose dans leurs mains. En définitive, c’est Peter Sellers (dans son rôle de Tully) qui marque l’essai. Celui qui passait pour l’imbécile du Duché se révèle, dans un énième renversement, le grand vainqueur  de cette histoire : devenu Premier ministre, il se marie avec la fille du scientifique, jouée par la séduisante Jean Seberg.

Jack Arnold rappelle quand il le faut la réalité de la bombe atomique. Au milieu d’une course-poursuite, il glisse les images, marquantes, réalistes, d’un champignon atomique, avec l’avertissement suivant : « Rassurez-vous ,le film ne se termine pas ainsi. Nous voulions vous montrer ce qui pourrait arriver. Cela vous aidera à vous mettre dans l’ambiance. » Ici, l’humour est grinçant, hautement satirique, plus que comique. Cet avertissement caractérise l’originalité du film, qui s’intéresse davantage à la possibilité d’une guerre nucléaire qu’à ses conséquences post-apocalyptiques. La destruction de la planète ne tient qu’à un fil, qu’un faux mouvement ou une erreur de compréhension pourraient aisément rompre. Comme l’analyse Jean-Baptiste Thoret, Jack Arnold joue beaucoup sur les incompréhensions de langage et le détournement des mots, révélateurs de la "surdité" générale et de la cacophonie du concert des nations.

A travers un fourmillement de détails, le metteur en scène esquisse d’innombrables pistes de réflexion. Le  manque de moyens ne bride jamais son imagination : le détournement du logo de la Columbia, allégorie des Etats-Unis, en est la preuve liminaire. Il n’hésite pas non plus à improviser sur le tournage et à laisser Peter Sellers en faire de même. Le triple rôle joué par Peter Sellers, dans la lignée de Noblesse oblige, est l’un des ressorts comiques du film et annonce bien évidemment la performance de l’acteur dans Docteur Folamour de Stanley Kubrick, qui a forcément regardé La Souris qui rugissait tant les ponts entre les deux films sont nombreux.

Cependant, s’il lui confère une certaine liberté vis-à-vis des hautes instances de la Columbia, le budget oblige Jack Arnold à utiliser des détours qui affaiblissent quelque peu la facture formelle de l’oeuvre. Toute la dimension explicative du film se fait par l’entremise de procédés narratifs basiques. Par exemple, le film commence par une introduction narrée par une voix off , illustrée par des plans utilisés plus tard dans le long métrage (rappelons que Jack Arnold a fait ses débuts dans le film institutionnel). Les unes des journaux ou le bulletin d’informations de la BBC ponctuent aussi l’histoire afin de résumer les conséquences internationales de la guerre entre le Duché du Grand Fenwick et les Etats-Unis. Des illustrations, lors de la traversée en bateau, soulignent enfin le style cartoon de cette Souris. Tous ces procédés, compréhensibles compte tenu des moyens limités, cassent quelque peu le rythme du film.

A sa sortie, le film a été salué par les critiques pour son humour britannique féroce, oubliant la nationalité américaine du producteur et du réalisateur. De même, bien que d’origine irlandaise, Leonard Wibberley, l’auteur du livre adapté, a vécu la plus grande partie de sa vie aux Etats-Unis. Le film a été un immense succès et a suscité l’hilarité dans les salles de cinéma. Aujourd’hui, avec le recul historique que nous avons, il marque moins par son humour que par la force de ses métaphores. La fin de La Souris qui rugissait ne possède en tout cas pas la noirceur de Docteur Folamour et sauvegarde, derrière ses piques satiriques, une certaine naïveté propre à la comédie burlesque. Après tout, le film se termine à la manière d’un conte : Peter Sellers et Jean Seberg se marièrent et (on le suppose) eurent beaucoup d’enfant.

Dans les années soixante, alors qu’il produisait et réalisait de nombreux pilotes de séries télévisées pour CBS, Jack Arnold a tenté de renouer avec le succès de La Souris qui rugissait. En 1964, il obtint les droits d’adaptation pour la télévision du roman de Leonard Wibberley. Sid Caesar remplaça Peter Sellers dans ses trois rôles. Malheureusement, le projet tomba à l’eau.

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La fiche IMDb du film

Par François Giraud - le 24 septembre 2014