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Critique de film
Le film

L'Homme des vallées perdues

(Shane)

L'histoire

Un cavalier solitaire, Shane (Alan Ladd), arrive dans une petite vallée du Wyoming. Il fait halte dans une ferme où vit paisiblement la famille Starrett, Joe (Van Heflin), Marian, son épouse (Jean Arthur) et leur petit garçon de 10 ans, Joey (Brandon De Wilde). Marian n’est pas insensible au charme mystérieux du nouveau venu ; quant au jeune Joey il est tout simplement subjugué et fasciné par cet homme, d’une habileté remarquable au pistolet, qu’il vénère comme un héros. Shane partage alors quelques temps la vie des Starrett, les aidant dans leurs tâches quotidiennes, jusqu’au jour où il doit reprendre les armes pour défendre ses hôtes. En effet, dans ce petit coin de paradis, les fermiers se heurtent à l’hostilité des éleveurs qui veulent garder les grands espaces libres de toute clôture pour en rester les maîtres. Pour arriver à ses fins et faire capituler les cultivateurs, Ryker (Emile Meyer), le chef des éleveurs, en vient même à engager un tueur, tout de noir vêtu, le terrifiant Wilson (Jack Palance). La lutte s’annonce terrible…

Analyse et critique

Shane a été le western au plus grand succès commercial des années 50 : 9 millions de dollars en Amérique seulement et 6 nominations aux Oscars, succès bien plus grand que les désormais classiques par excellence que sont La Prisonnière du désert de John Ford ou Rio Bravo de Howard Hawks. Il a même longtemps été considéré aux Etats-Unis comme le plus grand western hollywoodien. On ne peut pas dire que sa cote d’amour en France ait été la même : une partie de la critique française en a même fait l’archétype du faux bon western et cette réputation lui colle encore aujourd’hui à la peau ; Yves Kovacs dans son ouvrage intitulé "Le western" résume assez bien la pensée d’un grand nombre à son propos en le qualifiant de "film pesant et compassé devenu le prototype du western académique." Objectivement, force est de constater que, des deux côtés de l’Atlantique, on a beaucoup exagéré ! Shane n’est ni un chef-d’œuvre ni encore moins un mauvais film ; il ne méritait pas un tel mépris et aujourd’hui un tel purgatoire, loin s’en faut.

Un an avant Shane, Fred Zinnemann réalisait avec Le Train sifflera trois fois le premier "sur-western" comme l’a surnommé la critique, tentative d’intellectualisation du western traditionnel visant surtout à approfondir la psychologie des personnages. Belle et louable initiative de faire entrer un genre considéré comme peu sérieux dans son âge adulte. Mais souvent à cette occasion, une certaine pesanteur de la mise en scène ou un ton sentencieux sont venus gâcher en partie ce que le western possédait de plus important, le rythme, la vigueur et surtout la spontanéité. High Noon en est un parfait exemple car sa trop grande austérité et le message un peu trop appuyé ont fait de lui un film décharné, sec et en fin de compte assez ennuyeux (sans pour autant être honteux, attention !). Il n’en est pas de même pour cet western unique qu’est L’Homme des vallées perdues. Unique par le fait qu’il mélange simplicité du ton et subtilité psychologique, qu’il oscille constamment entre d’une part, une naïveté et un manichéisme assumés, et d’autre part une violence et un réalisme qui ont clairement influencé Sam Peckinpah, Sergio Leone et Clint Eastwood, ça ne fait aucun doute.

Le fait que le film soit vu à hauteur d’un enfant de 10 ans justifie le côté "bigger than life" de l’intrigue et des personnages, cette vision quelque peu idéalisée de l’Ouest. Joey, à cet âge, a besoin de se représenter et de croire en des héros purs et durs ; d’un autre côté, "les méchants" doivent aussi l’être de la tête aux pieds. Son regard porté sur le monde nous donne donc à voir des personnages archétypiques mais cette approche mythique que l’on pourrait effectivement trouver simplificatrice ou caricaturale, est amplement légitimée par l’idée qu’ont eue Stevens et ses scénaristes de mettre leur caméra à hauteur de Joey (de nombreuses contre-plongées sont utilisées en cours de film). Par la suite, nombre de chefs-d’œuvre divers et variés que seront La Nuit du chasseur de Charles Laughton, Les Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang ou Du silence et des ombres de Richard Mulligan, exploiteront cette vision mais avec encore plus de maîtrise et un peu moins de schématisme. Mais n’accablons pas plus George Stevens avec de telles comparaisons, il ne le mérite pas surtout que son western reste néanmoins de haute volée. Revenons-y et tentons de faire ressentir au lecteur le ton tout à fait original qui parcourt ce film.

Shane fait irruption au moment opportun dans la vie de cette famille ; cavalier solitaire et las, venant de nulle part, habillé d’un vêtement de daim clair et immaculé et portant des armes scintillantes. Il représente le modèle parfait du héros rêvé par les petits garçons. Ce "chevalier rédempteur" repartira d’ailleurs tel qu’il était venu après s’être acquitté de sa tâche "divine" : "l’homme sans nom"’ de Leone et "l’étranger" de Pale Rider ne sont pas bien loin. Sur un très beau thème de Victor Young (peut-être le plus beau de sa carrière au milieu d’une partition tout de même inégale), le générique le voit arriver sur son cheval par la gauche de l’écran et, devançant de 15 ans le cinéma de Leone, en immense plan d’ensemble, sa minuscule silhouette traverse doucement l’écran de part en part la caméra fixant sans bouger cette vaste étendue, Shane n’étant qu’un minuscule point au milieu de cette immensité. Puis, par la saveur poétique toute particulière de la somptueuse et saisissante photographie de Loyal Griggs (qui remporta à juste titre un Oscar), nous avons l’impression de nous retrouver à voir l’un de ses films pour enfants de Clarence Brown, tel que Jody et le faon. En effet, comme dans ce chef-d’œuvre, un technicolor lumineux et magnifique nous laisse stupéfait : la beauté fulgurante de ces premiers plans de paysages aux cieux immenses et bleus, un élan venant s’abreuver dans une rivière limpide, est indiscutable. Un romantisme, un "rousseauisme" même, faussement naïf puisqu’il sera plus tard battu en brèche. Comme dans le magnifique film de Clarence Brown cité ci-dessus, l’enfant va devoir maintenant être confronté à la violence et à la mort.

Mort représentée par le personnage du tueur joué par Jack Palance, Wilson, le double maléfique de Shane ; d’ailleurs Morris ne s’y est pas trompé car pour l’inspiration de son personnage de Phil Defer, il n’a pas eu à forcer le trait, Wilson étant déjà un cliché parfait du "bad guy". Il est inoubliable dans sa façon d’être habillé, de se déplacer, de se tenir à cheval, de parler, de sourire et même de tuer : la scène du meurtre de Elisha Cook est d’ailleurs impressionnante pour l’époque, d’une violence radicale et d’un réalisme qui jure avec ce que nous avions vu auparavant : en découvrant cette scène aujourd’hui, on comprend mieux quand Peckinpah disait que Shane était son film préféré. Pour cette scène, George Stevens a tenu a conserver des variations de luminosité spectaculaires qui n’auraient pas été gardées en temps normal car peu tolérables. La rue est détrempée par la pluie et boueuse au point que l’on vient à s’y enfoncer. Et quand Elisha Cook fait mine de mettre en joue Jack Palance, celui-ci l’envoie Ad patres sans réfléchir : un coup de revolver et l’impact de la balle de 45 fait voler avec une force peu commune le malheureux qui s’effondre au milieu de la rue. Cette scène et le décor de la ville à l’intérieur de laquelle les maisons sont rangées sur une seule ligne font encore une fois penser aux westerns des années 70, de Clint Eastwood en particulier. Mais attention, aucune complaisance dans la violence : le réalisateur, depuis son retour de la Seconde Guerre Mondiale, ne pouvait plus la supporter et il essayait ici de la stigmatiser en la rendant la plus réaliste, la moins héroïque possible.

A la lecture de ces lignes, vous vous êtes sûrement dits qu’effectivement ce film était bien simpliste, mais nous sommes encore loin de la vérité. Le manichéisme n’est qu’apparent puisque la perception de l’enfant est bien entendu faussée. A côté de ces paysages lyriquement magnifiés par l’utilisation quasi constante du téléobjectif qui rapproche encore plus les majestueuses montagnes de Teton Valley, les décors et les costumes des personnages principaux, du père en particulier, sont très réalistes, élimés et sales (fait rarissime à l’époque dans le western), les rues sont boueuses et Stevens accorde une attention réaliste aux objets de l’époque (Van Heflin feuillète un catalogue de vêtements) et aux travaux quotidiens de la ferme. Les personnages sont eux aussi bien plus complexes que veut bien les voir Joey. Shane, le "modèle parfait", est un personnage finalement assez trouble et secret, on ne connaît rien de lui ni de son passé mystérieux et ses sursauts de défiance lorsqu’il entend un bruit quelconque peuvent faire penser qu’il n’a pas la conscience tranquille ou qu’il est poursuivi. La sobriété (ou l’inexpressivité) de Alan Ladd colle ici assez bien au personnage mais l’acteur demeure quand même assez fade. Marian, l’épouse aimante et dévouée, est pourtant attirée par cet homme mystérieux qui lui fait rêver à de lointains horizons : son personnage donnera naissance à ceux encore plus fouillés et émouvants que jouera par deux fois Vera Miles dans La Prisonnière du désert et L’Homme qui tua Liberty Valance ; même liens complexes et affectifs plein de sous entendus qui se tisseront entre elle et John Wayne dans les deux films de Ford. Dommage seulement que Jean Arthur, pour son dernier rôle au cinéma à 48 ans, paraisse trop âgée pour le personnage et que Stevens soit obligé de la filtrer à outrance lors des gros plans sur son visage. Van Heflin, avec sa rudesse habituelle, ne doit pas être oublié : c’est à travers le personnage de Joe, le brave fermier laborieux que, pour Joey et le spectateur, la réflexion sur l’héroïsme va se faire ; la violence est-elle nécessaire, doit-on se servir des armes pour que votre enfant vous considère comme un héros… ?

Le scénariste A.B. Guthrie Jr (auteur entre autres de La Captive aux yeux clairs) prend encore plus de risque avec Ryker, le chef des éleveurs, car, le temps d’une scène, il nous ferait presque croire que c’est lui qui a raison de vouloir chasser les fermiers des terres avoisinantes. Son ressentiment et son exaspération offrent un point de vue historique assez juste puisque juridiquement, il avait tous les droits pour lui. La séquence de sa venue à la ferme des Starrett pour faire valoir ses prérogatives nous fait alors entrevoir un personnage assez convaincant et qui, lui aussi, se bat pour ses idées, pas si mauvaises que ça. Nous nous mettons à douter un instant mais la présence de Jack Palance à ses côtés nous rappelle à l’ordre et nous fait en fin de compte choisir le bon camp). Quant au revirement de Ben Johnson, il est lui aussi très bien vu : alors que Stevens nous l’avait montré comme une grosse brute dans la spectaculaire scène du pugilat, nous ne nous attendions absolument pas à ce qu’il vienne prévenir les fermiers après une prise de conscience douloureuse. Nous sommes donc bien assez loin de la simplicité apparente des données de départ.

Une oeuvre charnière, "l’aboutissement du western romantique" selon Christian Viviani, un film qui va ouvrir la voie à un plus grand réalisme et une plus grande violence et qui influencera dans le genre toute la génération de cinéastes des années 60 : il se serviront de cette trame à des fins de variations toutefois plus ironiques. Cependant, Shane n’est pas entièrement satisfaisant ; la faute en incombe d’une part au scénario qui fait retomber la tension vers le milieu du film, de l’autre au réalisateur qui se fait parfois trop solennel et un peu pompeux. Si à certains moments, il prend majestueusement son temps (trop quelquefois), à d’autres il nous étonne par le nombre de plans et la diversité des angles utilisés : les deux scènes homériques de bagarres sont d’une grande modernité à ce niveau là mais cette différence de style d’une scène à l’autre gâche un peu le plaisir total que l’on aurait pu ressentir si le film avait été plus cohérent dans ces effets, donc plus harmonieux. Mais ne boudons pas notre plaisir, les éléments incriminés sont loin de prendre toute la place et l’Ouest boueux, sanglant et violent de George Stevens reste gravé dans la mémoire de l’amateur de western tout comme le poignant "Shane ! Come back" résonnant sur le fondu final et qui nous laisse les larmes aux yeux : une sorte d’adieu à une certaine innocence désormais perdue du western en même temps que du petit garçon.

Dans les salles


DISTRIBUTEUR : SWASHBUCKLER

DATE DE SORTIE : 27 mars 2013

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Par Erick Maurel - le 24 novembre 2003