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Critique de film
Le film

L'Appât

(The Naked Spur)

L'histoire

Trois hommes se rencontrent fortuitement au sein d’une nature verdoyante et rocailleuse : Howard Kemp (James Stewart), un fermier taciturne dépossédé de son ranch par sa femme alors qu'il était parti à la guerre, et qui souhaite désormais se refaire un petit pactole par tous les moyens pour récupérer son bien ; Roy Anderson (Ralph Meeker), un ex-officier nordiste à la moralité douteuse, déchu pour avoir violé une jeune Indienne et du coup recherché par la tribu qui veut lui faire payer cet affront ; enfin Jesse Tate (Millard Mitchell), un vieux prospecteur à la perpétuelle recherche d'un bon filon. Les voilà réunis pour aider Kemp à appréhender Ben Vandergroat (Robert Ryan), un hors-la-loi dont la tête est mise à prix pour 5 000 dollars. Ils réussissent d’autant plus vite à s’en emparer que Ben était tombé à cours de munitions. Ce dernier est accompagné de Lina (Janet Leigh), la fille d’un de ses complices qu’il a prise sous son aile suite à la mort de ce dernier ; paraissant amoureuse de son "tuteur", elle croit en tout cas dur comme fer à son innocence. Nos trois "chasseurs de primes" improvisés doivent maintenant conduire leur captif vers une ville lointaine du Kansas pour toucher la récompense mais le voyage sera parsemé d’embûches, d’autant plus que les tensions sont palpables entre les membres de cet improbable quintet. Il faut dire que le prisonnier fait tout pour instiller la jalousie et la méfiance dans les esprits, espérant ainsi semer la discorde entre ses trois geôliers...

Analyse et critique

Winchester 73, La Porte du diable (Devil’s Doorway), Les Furies (The Furies) et Les Affameurs (Bend of the River) : déjà quatre westerns à l’actif d’Anthony Mann et déjà quatre éclatantes réussites ! Eh bien, les fans ont dû être rassurés en ce mois de février 1953 puisqu’ils purent constater avec contentement que le suivant n’allait pas démériter. Cependant, si tout le monde s'accorde pour dire que le niveau de ce corpus westernien (James Stewart inclus ou non) côtoie les sommets, chacun en fonction de ses goûts ou de ses attentes est néanmoins en droit de préférer tel film à tel autre. Si The Naked Spur fait partie du fameux cycle de westerns que le réalisateur a tournés avec comme acteur principal James Stewart, il a toutefois également un point commun avec le précédent western MGM d’Anthony Mann, La Porte du diable : tous deux sont de parfaites épures en ce sens qu’ils ne dévient à aucun moment de leur sujet principal et foncent droit au but jusqu’au finale, sans quasiment s’arrêter sur une quelconque romance, sans en passer par une quelconque digression. Dans The Naked Spur, pas de ville, pas de ranch, aucun intérieur (saloon ou autres), pas de seconds rôles ni d'intrigues secondaires ; nous assistons à un véritable huis clos en plein air avec seulement cinq personnages, trois des cinq se trouvant devoir en convoyer un quatrième pour toucher la prime prévue pour son arrestation. L’intrigue ne consistera qu’en un seul noeud dramatique : pour le prisonnier à monter ses trois geôliers les uns contre les autres, et pour ces derniers à ramener le bandit en prison, le cinquième protagoniste n’étant autre qu’une jeune femme qui accompagne le hors-la-loi (elle n’en aura pas moins une importance capitale dans le récit puisqu'elle se révèlera être la force rédemptrice de Kemp).

Rien que par l’intermédiaire du générique et de sa musique, on pouvait pressentir que L’Appât ne serait pas dans la même lignée que le précédent western d'Anthony Mann, le sublime Les Affameurs. A la majesté et à la sérénité du thème principal de Hans J. Salter se substitue un score de Bronislau Kaper d’un tout autre style [il est dommage que le thème attribué à Lina soit aussi peu raccord avec ce dernier et mal choisi]. Alors que les noms des cinq acteurs défilent sur fond de vastes paysages montagneux, c’est tout juste si l’on entend la musique, les premières mesures presque imperceptibles se révélant d’une "douce austérité". Puis, de ce très large plan d’ensemble, un violent et très rapide panoramique nous fait passer à un très gros plan sur les éperons d’un cavalier, la partition devenant à la même seconde stridente et torturée. Ce n’est plus comme le somptueux thème de Bend of the River une invitation sans grandiloquence au voyage, à l'aventure et aux grands espaces, mais ce qui ressemblerait plus à une plongée vertigineuse au sein des cerveaux tourmentés des protagonistes de cette œuvre amère et sombre, plus proche du Film noir que les précédents westerns de Mann et qui, de ce fait, devrait mieux convenir à ceux que le western classique de ces années-là rebute habituellement. Mais laissons plutôt parler le réalisateur qui explique l'origine du titre de son western lors d’un entretien paru dans Les Cahiers du Cinéma : « Nous étions dans une région magnifique, Durango, et tout se prêtait à l'improvisation. J'ai voulu montrer la montagne et les torrents, les sous-bois et les cimes, bref, retrouver tout un climat "Daniel Boone" : les personnages en sortent grandis. En ce sens, le tournage m'a donné de réelles satisfactions. Le piton rocheux sur lequel ont été tournées les dernières séquences s'appelle effectivement "The Naked Spur" [l'éperon nu]. Je me suis dit : "Un éperon doit être l'arme décisive qui ponctuera le drame." C'est là toute l'origine du combat final entre Robert Ryan et James Stewart. »

Dans l'ordre d'apparition à l'écran, nous rencontrons en premier lieu Howard Kemp (James Stewart). Taciturne, pas spécialement sympathique, il pourrait s'agir d'un des premiers bounty hunter de l'histoire du western, l'un de ces fameux chasseurs de primes immortalisés la décennie suivante par Sergio Leone. Comme il en sera pour tous les autres protagonistes, nous n'apprendrons des bribes de son passé et nous ne connaitrons ses motivations que de manière très parcellaire, l'ambigüité du personnage (comme celle de tous les autres) n'étant jamais vraiment levée. Si Kemp se fait passer en premier lieu pour un shérif, on découvre bientôt qu'il ne s'agit que d'un rancher bafoué, trahi, dépossédé de ses biens alors qu'il se battait dans les rangs de l'Union durant la guerre de Sécession. A son retour des combats, il trouve sa ferme et ses terres vendues, son épouse partie avec un autre homme. Désespéré et rempli d'amertume (on ne le serait à moins), depuis ce jour il cherche par tous les moyens à se refaire une fortune mais de manière rapidement amassée, celle qui consiste donc à chasser les hommes dont la tête est mise à prix. Bref, comme le lui reprochera Lina en se mêlant de ce qui ne le regarde pas, prêt à tuer un homme qu'il ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam, même pas certain de sa culpabilité et s'en fichant d'ailleurs comme d'une guigne du moment que la prime tombe dans sa poche. Nous sommes loin des héros purs et durs du western traditionnel car Kemp se révèlera non seulement guère très aimable mais dans le même temps névrosé et violent, voire inquiétant et parfois odieux. Mais, comme dans Les Affameurs, ce chemin parsemé d'embûches et de cadavres l'amènera à la rédemption, ici grâce à Lina.

Lina est personnage un peu en retrait, une jeune femme habillée et coiffée à la garçonne, toute entière dévouée à celui qu'elle prend pour son bienfaiteur. Il s'agit d'ailleurs du seul protagoniste totalement positif, témoignant même d'une profonde humanité ; les seuls actes de malveillance qu'elle pourra commettre seront le résultat de sa naïveté et de sa trop grande confiance en l'homme qui l'a recueillie après la mort de son père. On peut donc tout à fait comprendre cet attachement presque amoureux. Au fur et à mesure du périple, elle va se rapprocher de Howard Kemp dont elle finit par apprendre le passé, ce qui lui permet de mieux comprendre ses motivations sans cependant les excuser. C'est néanmoins par le fait de vouloir au final le suivre en faisant table rase de son passé qui va faire prendre conscience à Kemp, touché par ce désintéressement, qu'il se fourvoie et qu'il prend une mauvais chemin. Car, comme le dit si bien Ben lorsque Kemp lui donne le choix entre la pendaison et la balle dans la tête : « Choosin' a way to die ? What's the difference ? Choosin' a way to live - that's the hard part. » Ben, c'est le mauvais garçon non dénué de charme et de séduction, toujours le sourire aux lèvres (même s'il s'agit d'un sourire cynique) et qui semble ne penser qu'à sa survie, à juste titre d’ailleurs puisqu'il n'aurait plus longtemps à vivre dans le cas contraire. Malgré son air canaille, on se prend parfois à se demander s'il est bien coupable du meurtre dont on l'accuse ; la confiance que lui porte aveuglément Lina, la tendresse qu'il semble avoir à son égard nous le font prendre un moment en sympathie. Et pourtant cet homme arrogant et roublard ne cherche qu'une seule chose, à insidieusement semer la zizanie parmi ses "sentinelles", à gangrener uniquement par la parole (puisqu'il aura les mains liées quasiment tout du long) les relations qui pourraient se tisser entre eux en faisant ressortir leurs plus vils instincts : la cupidité, l'avidité, l'égoïsme et la jalousie. Si le pittoresque est quasiment absent du film, voir ce longiligne acteur assis sur son âne restera pourtant une image assez cocasse.

Cette empathie aura en revanche du mal à se manifester envers le personnage opportuniste joué par Ralph Meeker, un soldat déchu de l'armée pour avoir violé une jeune Indienne. Pareillement cynique mais capable devant nous de provoquer un massacre d'Indiens d'une tribu pourtant pacifiste. Il trouvera néanmoins à se faire pardonner par ses compagnons en leur disant que c'était ça ou sa propre mort, puisque ces guerriers étaient à sa recherche pour lui faire payer sa mauvaise conduite envers une squaw de leur tribu. Mais la violence et le plaisir avec lesquels il mène ce carnage nous font nous demander si le chasseur n'est pas une bête plus féroce que le bandit qu'il ramène pour être jugé. Quant au cinquième larron, il s'agit d'un prospecteur que l'on croirait tout droit sorti du Trésor de la Sierra Madre ; Jesse fait beaucoup penser au personnage joué par Walter Huston dans le film de son fils, mais dépourvu de l'aspect picaresque que ce dernier pouvait avoir. Pas spécialement méchant, il n'hésitera pas toutefois à abandonner ses compagnons de route quand on lui fera miroiter un filon ; il sera néanmoins puni par son avidité. Bref, on a quatre personnages masculins égoïstes, individualistes à l'extrême et peu recommandables, mus par l'appât du gain ou par l'instinct de survie, mais auxquels on peut cependant parfois s'attacher.

Puisqu'il s'agit d'un âpre huis clos dans des grands espaces, il ne faudrait pas oublier le sixième personnage du film, presque aussi important que ceux de chair et de sang qui le traversent : les Rocky Mountains, ce cadre sauvage, aéré et somptueux, cette nature omniprésente au sein de laquelle nous voyons se déchirer ces antihéros et qui peut se révéler menaçante et insidieuse. Paysages montagneux admirablement filmés par Anthony Mann, subtilement photographiés par William C. Mellor qui décidément a une prédilection pour les forêts de bouleaux ; c'était déjà lui qui les magnifiait dans Au-delà du Missouri (Across the Wide Missouri) de William Wellman. Impossible d'oublier ces forêts ainsi que le torrent "catalyseur" du final. Si l'on peut juger les scénarios de Borden Chase un peu plus fins dans la description des personnages, le premier travail du duo de scénaristes Sam Rolfe & Harold Jack Bloom est pourtant grandement satisfaisant, d'une assez belle richesse psychologique malgré des personnages un peu trop fortement caractérisés. On regrettera juste un Robert Ryan souvent au bord du cabotinage (son interprétation était un tout petit peu plus subtile dans Horizons West de Budd Boetticher dans lequel il tenait déjà le "mauvais rôle") et une Janet Leigh un peu trop en retrait. Autrement, James Stewart se révèle grandiose, nous délivrant une performance extraordinaire et surtout sacrément étonnante ! Envolés les héros immaculés de Frank Capra, place à un homme névrosé, rongé par la haine et la colère ; il est difficile d'effacer de sa mémoire cette séquence où, au sein d'un plan fixe de paix nocturne, la tête du comédien apparait brusquement en bas du cadre, Howard Kemp criant comme un forcené au sein d'un délire qui dure quelques longues secondes. Un très grand numéro d'acteur dans lequel James Stewart, avec sa veste élimée, son regard fatigué mais farouche, son visage hirsute et son inquiétante détermination, casse une fois de plus son image de "bon Américain" de la plus surprenante des manières.

Si la simplification de l'intrigue à l'extrême, l'austérité et l'âpreté du ton peuvent rendre The Naked Spur moins immédiatement plaisant que les précédents westerns d'Anthony Mann, si le manque d'empathie envers des personnages tous outrancièrement individualistes peut aisément se comprendre et créer une certaine distance entre le film et le spectateur, le film pourra pour ces mêmes raisons plaire à ceux qui apprécient quand un réalisateur les prend à rebrousse-poil, quand les protagonistes ne leur sont pas immédiatement sympathiques. Mais si quelques éléments du scénario peuvent poser problème (l'étirement un poil trop long de la scène dans la grotte), l'unanimité se fera probablement à propos de la mise en scène, toujours aussi rigoureuse et virtuose. On s'émerveillera très souvent devant la perfection et le soin apportés à tel cadrage, la beauté de tel plan, la soudaineté de tel travelling, la parfaite gestion de la topographie, l'efficacité des scènes d'action. A ce propos on reconnaitra l'importance que le cinéaste accorde aux séquences de fusillades dans les rochers (plus encore que celle concluant Winchester 73, les deux séquences qui encadrent L'Appât sont absolument fantastiques, la parfaite gestion du temps, du rythme et de l'espace nous donnant des moments de suspense imparables), et l'on sera stupéfié par les éclairs de violence qui surgissent au moment où l'on s'y attendait le moins (voir la mort de Jesse ou l'éperon fiché dans la joue) et parfois même alors que la quiétude semblait avoir envahi l'écran (voir la séquence du délire de James Stewart déjà décrite ci-avant). Le travail sur le son est tout aussi remarquable ; on n'oubliera pas de sitôt l'impression que nous aura laissée le silence de mort qui suit le massacre des Indiens, le bruit des rochers qui dévalent en avalanche ou celui, tumultueux, du torrent lors du dernier quart d'heure du film.

Tourné avec très peu de moyens financiers, L'Appât fit faire de gros (et mérités) bénéfices à la compagnie qui le produisit, la MGM, un studio trop souvent vilipendé pour la mièvrerie de ses films modelés pour la famille et trop régulièrement accusé de chercher à ratisser le plus large possible. En ce qui concerne sa production de westerns, on peut affirmer que c'est tout le contraire qui a s'est produit : s'il n'a pas été le plus prolifique, loin de là, c'est jusqu'à présent le studio du lion qui a presque été le plus culotté dans ce domaine, le plus adulte. Et le film d'Anthony Mann est une nouvelle preuve de ce que j'affirme ici. Il ne se conclura pas moins par un happy-end, qu'il est tout autant difficile de rejeter tellement il s'avère touchant. Affranchi des fantômes de son passé, libéré de ses pulsions bestiales, Kemp accepte le "sauvetage" moral de son âme par une femme qui se donne toute entière à lui en lui faisant comprendre qu'elle a déjà tout effacé de son esprit et qu'elle souhaite repartir à zéro. Superbe image finale après que Kemp a versé des larmes libératrices qui nous sont allées droit au cœur ! L'Appât est un superbe exercice de style en même temps qu'une captivante étude de caractères.

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Par Erick Maurel - le 26 mai 2012