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Critique de film
Le film

Kwaidan

(Kaidan)

L'histoire

Quatre histoires. Des histoires de fantôme revenant tourmenter les vivants. Les Cheveux Noirs : fuyant la pauvreté, un samouraï abandonne sa compagne pour se mettre au service d’un riche seigneur dont il épouse la fille. Mais ses pas le mèneront à son foyer d’origine. La Femme des Neiges : Un vieux bûcheron et son apprenti, surpris par une tempête de neige, se réfugient dans une cabane. Au réveil, le jeune homme découvre qu’une goule a vidé son maître de son sang. Celle-ci l’épargne pourtant, en échange de sa promesse de ne jamais évoquer leur rencontre. Histoire de Hoïchi Sans Oreilles : Hoïchi est un jeune aveugle vivant dans un temple. Joueur de biwa, ses performances vocales semblent séduire les fantômes d’une armée décimée 700 ans auparavant. Dans un Bol de Thé : Qu’est-ce qui peut conduire un auteur à laisser une histoire inachevée ? La réponse se trouve peut-être au fond d’une tasse.

Analyse et critique

Le kaidan eiga, ou « film de fantômes », est une vieille tradition nippone. Si elle a connu un regain d’intérêt ces dernières années avec des films tels que Ring d’Hideo Nakata ou Kairo de Kiyoshi Kurosawa, ainsi que des séries comme Serial Experiments Lain, elle est présente depuis fort longtemps dans l’histoire du cinéma japonais. Parmi les grands maîtres ayant sacrifié à ce genre, on citera entre autres Nobuo Nakagawa, dont les œuvres telles que Le Chat Fantôme ou Horreur à Tokaido illustrent une vision du surnaturel qu’on qualifiera de shintoïste. Car c’est bien là la différence majeure avec le film de fantômes tel qu’on l’envisage en Occident : le spectre n’est pas seulement une intrusion, il fait partie de l’ordre naturel des choses, qu’il soit en quête de vengeance, ou tout simplement d’une place dans l’univers. Il s’agit donc d’un genre profondément ancré dans la tradition japonaise. Les histoires de fantômes japonais qui composent Kwaïdan sont inspirées des écrits de Lafcadio Hearn, un irlandais qui émigra au Japon à la fin du XIXème siècle avant d’être naturalisé. Ces histoires peuvent être considérées comme des adaptations de contes traditionnels à l’attention d’un public occidental, et de fait Kwaïdan s’adresse aussi à un public non encore familiarisé à ce genre. Le but fut atteint, car non content d’avoir remporté le Prix du Jury au Festival de Cannes 1965, il a influencé de nombreux cinéastes – entre autres, Christophe Gans a déclaré emporter le film partout où il allait afin de le visionner quand il était en quête d’inspiration. Kwaïdan est aussi l’une des très rares exceptions qui fait mentir l’adage qui veut qu’un film à sketches soit forcément inégal. Car le résultat de cette année de tournage entièrement en studio est exceptionnel.

Le spectateur est mis dans l’ambiance très particulière du film dès le générique, où des filets d’encres de couleurs se déploient dans l’eau, au son de lentes percussions hypnotiques. Kwaïdan ne sera donc pas un film effrayant, mais obsédant, qui hante le spectateur bien après la dernière image. Le premier sketch, Les Cheveux Noirs, est un conte en apparence d’une grande simplicité, et peut-être celle dans laquelle le fantôme a le moins d’importance et n’est de toute façon révélé que dans la toute dernière partie de l’histoire . Plus que par un spectre, le samouraï est hanté par sa propre culpabilité, et la présence du fantôme pourrait presque passer pour une hallucination s’il n’y avait la présence de ce corps décomposé. C’est d’ailleurs de cette profanation nécrophile que provient une grande partie de l’horreur de cet épisode. La conscience de sa faute associée à l’outrage fait à la dépouille de son aimée achève de précipiter le samouraï dans la folie. Cette conclusion dramatique est encore accentuée par le rythme délibérément lent du sketch, qui travaille sur les ambiances théâtrales et sonores.

Le deuxième épisode, La Femme des Neiges, est sans doute le plus accessible pour un public non encore initié au kaidan eiga traditionnel. D’une part, c’est le sketch qui se rapproche le plus des histoires de fantômes occidentales, d’autre part l’apparence du spectre rappellera des souvenirs à ceux qui ont découvert le genre à travers Ring et autres avatars contemporains. De fait, l’image de cette femme au teint pale et aux longs cheveux noirs semblant flotter au-dessus du sol dans son kimono immaculé marque durablement le spectateur. Il s’agit enfin de l’un des plus audacieux au niveau du style, car si tous les épisodes de Kwaïdan ont été tournés en studio, celui-ci revendique son apparence théâtrale, en particulier au travers de toiles peintes figurant le ciel, un ciel parfois composé de gigantesques globes oculaires. Loin de décrédibiliser l’ensemble, cette construction esthétique parvient au contraire à bâtir un univers cohérent.



La troisième partie, intitulée Histoire de Hoïchi Sans Oreilles, est la plus longue : elle s’ouvre sur le récit d’une bataille navale, là encore entièrement tournée en studio. Elle est de plus montrée sans autre accompagnement sonore que la narration en voix off. Narration qui reviendra d’ailleurs de façon régulière tout au long de l’histoire, puisqu’elle est due au poète dont les chants séduisent tant les spectres. Il s’agit sans doute du sketch le plus élaboré visuellement, et qui contient probablement les images les plus fortes, la plus marquante étant peut-être Hoïchi et son corps recouvert d’inscriptions, image qui sera par ailleurs souvent utilisée pour faire la promotion du film. Mais il innove aussi visuellement en ce sens qu’il nous propose d’adopter le point de vue des spectres. Ainsi, lorsque le samouraï pénètre pour la dernière fois dans le temple, il ne perçoit que les oreilles d’Hoïchi, ‘protégé’ par les incantations tatouées. S’il est peut-être un peu trop long, ce sketch est indubitablement l’un des plus marquants.

Même s’il est généralement le moins apprécié, le dernier sketch, Dans un Bol de Thé, est peut-être le plus audacieux. Car la narration de cette histoire d’esprit apparaissant au fond d’une tasse est pour le moins post-moderne. Elle s’ouvre sur une interrogation : pourquoi tant de contes sont-ils restés inachevés ? L’épilogue suggère une interpénétration de l’univers de l’auteur et de celui de sa création, mais là encore rien n’est explicité, et le spectateur est amené à conclure l’histoire par lui-même. L’air de rien, cette dernière histoire reste peut-être la plus effrayante, non seulement par l’apparition de spectres à l’aspect tranquille et totalement humains, mais aussi parce que sa narration reste totalement déstabilisante.

Loin de n’être qu’une passerelle pour permettre au spectateur occidental de pénétrer le monde du cinéma fantastique japonais ou un somptueux livre d’images, Kwaïdan est une plongée d’une beauté visuelle étourdissante dans un univers fantastique d’une richesse insoupçonnée.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Dvdclassik - le 3 septembre 2005