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Critique de film
Le film
Affiche du film

Huit heures ne font pas un jour

(Acht Stunden sind kein Tag)

L'histoire

Formant ce que l’on appelle aujourd’hui une mini-série, les cinq épisodes de Huit heures ne font pas un jour se déroulent tous à Cologne au début des années 1970. La série s’attache plus particulièrement aux destins de Marion (Hanna Schygulla) - employée d’un journal local - et de Jochen (Gottfried John), ouvrier qualifié de son état. Huit heures ne font pas un jour dépeint ainsi l’entrée définitive dans l’âge adulte de ce couple de jeunes gens emblématiques des milieux populaires. Que ce soit en matière amoureuse -  la série suit l’évolution de leur idylle depuis leur rencontre jusqu’à leur mariage et leur installation en ménage -, ou bien dans le domaine professionnel. Autour d’eux gravitent membres de la famille et ami.e.s sur lesquel.le.s Huit heures ne font pas un jour vient à se focaliser le temps d’un épisode. Qu’il s’agisse de Oma Krüger (Luise Ullrich) - la grand-mère de Jochen - et de son compagnon Gregor (Werner Finck), ou bien encore de Franz (Wolfgang Schenck) et Ernst (Peter Gauhe), deux camarades de travail de Jochen, entre autres nombreux protagonistes de la série. Tous et toutes participent à cette chronique télévisuelle des classes populaires ouest-allemandes...

Analyse et critique

S’il ne fait nul doute qu’avec Huit heures ne font pas un jour, Rainer Werner Fassbinder trouva l’occasion de mettre en "prime-time" les classes populaires, c’est une vision cependant assez singulière que le cinéaste en proposa à ses spectateurs et spectatrices... Commun aux cinq épisodes diffusés entre septembre 1972 et mars 1973 par la WDR - l’une des principales chaînes allemandes -, le générique énonce ainsi d’emblée la tonalité particulière d’une série teintant la quotidienneté d’une touche de merveilleux. Se succèdent d’abord quelques plans enregistrant la mise en branle précoce de l’industrieuse Cologne. Le titre de la série s’inscrit sur fond de vision d’un camion dont les phares trouent l’obscurité de la nuit finissante. Puis les noms des deux principaux interprètes (Gottfried John et Hanna Schygulla, excellent.e.s comme le reste de la distribution) viennent s’incruster sur la vision d’un pont d’acier chevauchant le Rhin, traversée par un train de banlieue.

Enregistrant de manière documentaire la rudesse urbaine, celle-là même que la ville réserve aux plus modestes de ses habitant.e.s, ces images liminales pourraient annoncer une approche vériste de l’existence des protagonistes prolétaires de Huit heures ne font pas un jour. Mais la musique rythmant le générique dessine en contrepoint un tout autre programme narratif. Sonnant comme une valse pleine d’une gaieté doucement ironique, le thème de Jean Gepoint évoque plutôt une chronique du petit peuple façon Jacques Tati qu’une peinture vériste de la condition ouvrière. La déréalisation enjouée induite par la bande-son se trouve encore soulignée par le plan suivant du générique montrant deux employés de la voirie nettoyant au petit matin un coin de quai rhénan. Arborant des uniformes à l’orange éclatant, les balayeurs trouent la grisaille minérale du décor d’une touche éclatante de couleur rappelant les joyeux partis pris chromatiques d’un film de Jacques Demy. Le sous-titre de la série affiché par le générique - « Eine Familienserie » - vient encore un peu plus annoncer l’inscription de Huit Heures ne font pas un jour dans un cadre non pas réaliste mais ouvertement fictionnel. Celui d’un type de récit - la fresque familiale - réactualisant de manière contemporaine les codes du conte.

L’heureuse promesse narrative ainsi affichée à chaque ouverture d’épisode sera tenue de bout en bout. Exempts de tout tragique prolétaire, les scénarii évoquent les succès répétés des protagonistes dans leurs entreprises intimes ou professionnelles pour améliorer leur quotidien et atteindre ainsi à une manière de bonheur. Oscillant entre romantisme assumé et comédie de mœurs dénuée d’acidité, les scènes dépeignant l’idylle entre Jochen et Marion les montrent passer peu à peu du coup de foudre à un mariage heureux. Et c’est une même trajectoire heureuse que dessinent Oma Krüger et Gregor lorsque ces sémillants vieillards s’attellent à la création d’un Kindergarten improvisé, au plus grand profit des habitant.e.s d’un quartier délaissé par les autorités municipales. Un même parfum d’optimisme baigne encore les efforts déployés par le simple ouvrier qu’est Franz quand il entreprend de devenir contremaître, répondant ainsi aux désirs de ses collègues d’atelier.

La dimension discrètement merveilleuse de ces heureuses fables prolétaires est soulignée par une mise en scène à l’unisson. S’appuyant sur la photographie de Dietrich Lohmann (son collaborateur attitré depuis son premier long-métrage), Fassbinder inscrit ses personnages dans un univers visuel au chatoiement sirkien. Ainsi glamourisé.e.s par l’élégance de la lumière et le raffinement des couleurs, les protagonistes de Huit heures ne font pas un jour s’imposent à l’écran comme des déclinaisons populaires d’archétypes hollywoodiens. Arborant une perruque blonde aussi sophistiquée que ses toilettes, Marion évoque - sur un mode positif - la beauté des héroïnes du Film Noir. Jochen - à qui Gottfried John prête son mètre quatre-vingt-douze et sa silhouette longiligne - a des allures de cousin germanique des héros incarnés par James Stewart dans les films de Frank Capra.  Et avec ses tenues aux teintes éclatantes et son chapeau au charme désuet, Oma s’impose comme une manière rhénane de Mary Poppins.

Prenant le contrepied d’un vérisme misérabiliste, la fresque prolétaire qu’est Huit heures ne font pas un jour n’en est pas pour autant béate. Fassbinder ne dissimule en effet rien de la dureté de la condition socio-économique de ses personnages. Des scènes répétées montrent ainsi Jochen et ses collègues prendre une douche au terme de leur journée de labeur. Non dénués d’une sensualité homoérotique, ces visions de corps entièrement nus illustrent littéralement la définition marxiste du prolétaire. C’est-à-dire celle d’un individu qui n’a pour seul capital que son corps dont il tire sa force de travail. Parcourant un large spectre de la domination, la série met encore à jour le racisme toujours à l’œuvre dans l’Allemagne post-nazie. Giuseppe (Grigorios Karipidis) - un travailleur immigré originaire d’Italie - est ainsi en butte aux injures xénophobes répétées d’un de ses collègues d’atelier, le très blond Rüdiger (Herb Andress).

La misogynie et le viriarcat ne sont pas plus ignorés par la série. Elles s’y incarnent notamment dans le personnage d’Harald (Kurt Raab) reléguant son épouse Monika (Renate Roland) à l’espace domestique en l’empêchant de chercher un emploi au nom de principes assénées avec une certitude toute viriliste. Telles sont donc les différentes formes d’aliénation - sociale, raciale, sexiste - que héros et héroïnes de Huit heures ne font pas un jour réussissent à conjurer. Et ce aussi bien grâce à leur inépuisable énergie individuelle qu’à leur capacité sans cesse renouvelée à s’associer spontanément les unes aux autres. Participant à la fois de la pensée orwellienne de la décence ordinaire et de l’esprit libertaire soixante-huitard, Fassbinder dépeint des gens de peu mais à la belle richesse morale nouant des solidarités victorieuses en dehors des institutions établies, syndicales ou partisanes.

Presque cinquante ans après sa réalisation, Huit heures ne font pas un jour demeure donc d’une actualité politique féconde. Plus particulièrement en ces temps contemporains où le négatif semble trop souvent l’emporter. Le message ainsi dispensé s’avère d’autant plus convaincant que cette splendide série n’a rien perdu de son enthousiasmante fraîcheur.

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 26 avril 2018