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Critique de film
Le film
Affiche du film

Haut les mains

(Rece do góry)

L'histoire

Cinq amis - quatre hommes et une femme - qui s'étaient perdus de vue depuis leur entrée dans la vie active, se retrouvent à l'occasion d'une fête rassemblant les diplômés de l'université où ils se sont rencontrés. Après avoir dansé toute la nuit, ils gagnent fins saouls la gare où ils comptent prendre un train pour rentrer chez eux. Mais à cette heure, il n'y a plus de trains de voyageurs, seulement des trains de marchandises qui circulent. Ils décident de ne pas attendre le petit matin et corrompent un gardien afin de monter dans l'un de ces derniers. Mais le wagon où ils prennent place est verrouillé de l'extérieur, et ils se retrouvent contraints de passer le reste de la nuit enfermés dans cet espace confiné...

Analyse et critique

Le film s'ouvre sur un homme au visage bandé installé sur une scène face à une foule endimanchée. Il hurle dans le micro, le public répondant à ses harangues en criant comme un seul homme. Alors qu'il poursuit son discours, il défait peu à peu ses bandages, dévoilant finalement un visage qui est celui de Jerzy Skolimowski. Il rejoint ensuite la foule et tout le monde se met à danser. Avec ses contrastes très poussés, son montage très sec, ses effets stroboscopiques provoqués par d'incessants passages de l'ombre à la lumière et ses silhouettes de danseurs qui ne cessent d'obstruer le cadre, cette séquence de danse nous plonge d'emblée dans une forme de transe. On accompagne l'ivresse des personnages, on participe à ce rituel qui tient presque du chamanisme. C'est que tous ces convives participent en fait à un exorcisme collectif...


Cette séquence d'ouverture est censée être une célébration : il s'agit d'une réunion d'anciens étudiants en médecine et tous sont là pour fêter leur réussite sociale. Mais Skolimowski la filme comme un rituel inquiétant et cette scène anxiogène instille en nous une sensation de gêne, de malaise. Des rituels, on en retrouvera tout au long du film, comme une fausse cérémonie mortuaire jouée par le groupe d'amis pour l'un des leurs endormi. Skolimowski nous place d'emblée dans le registre de la représentation. Ce qu'il nous montre, c'est une génération qui affiche en grande pompe sa réussite, mais qui ne parvient pas malgré les éclats et les rires forcés à dissimuler sa déréliction. En dansant, en vociférant, en s'empoignant, ces jeunes médecins ne célèbrent pas leur réussite, ils mettent à nu ce mal-être qui les accable.

Haut les mains ! raconte comment un groupe d'amis qui s'étaient perdus de vue depuis la fin de leurs études de médecine se retrouvent et entreprennent un voyage à l'intérieur d'eux-mêmes. Skolimowski ne nous propose pas pour autant une étude psychologique ou sociale, mais tout au contraire nous invite à plonger dans un rêve qui vire rapidement au cauchemar. Au-delà des situations souvent incongrues et absurdes, des réactions surprenantes des personnages ou encore des dialogues décalés, cet aspect onirique vient de l'usage de noirs et de blancs extrêmement tranchés, de constants jeux sur les ombres et la lumière et d'une composition très recherchée de chaque cadre, toutes choses qui visent à détacher le film d'un quelconque réalisme. Comme toujours chez Jerzy Skolimowski, le travail sur le son s'avère très précis, très inventif et il participe tout autant que l'image à conférer au film cette atmosphère étouffante et angoissante qui le caractérise. En multipliant par exemple les effets d'échos entre les ambiances, les paroles et la musique, il renforce le sentiment d'enfermement, les sons semblant se heurter aux murs du wagon où se retrouvent enfermés les personnages pour revenir les encercler. Dans cet espace fermé, les paroles ne s'envolent pas, rien de ce qui n'est dit s'échappe, chaque mot a un sens...

Le film se présente comme une pièce de théâtre. A l'origine, Skolimowski a d'ailleurs imaginé ce sujet pour un projet de pièce qui n'aboutira pas. Réécrivant le scénario pour en faire un film, il conserve cette scénographie très théâtrale où tous les personnages se retrouvent dans un lieu unique, un wagon de chemin de fer. Cette forme qu'il donne au film correspond une fois encore à l'idée de représentation, les héros du film jouant un rôle dans la société jusqu'à cette nuit où ils vont être amenés à baisser leurs masques et à redécouvrir qui ils sont vraiment.

« On dit que notre génération n'est pas héroïque, qu'elle ne lutte pas » déclare l'un des amis au petit matin, alors que le groupe déambule, épuisé et titubant, dans la gare. Dans ses quatre premiers films - Rysopis, Walkover, La Barrière et Le Départ - Jerzy Skolimowski évoquait la difficulté du passage à l'âge adulte par le biais de personnages qui prennent conscience que réussir dans la vie c'est pactiser avec la société, c'est perdre son intégrité, c'est faire une croix sur ses idéaux et ses rêves de jeunesse. Les jeunes adultes de Haut les mains ! ont passé la frontière et ils souffrent maintenant de s'être laissés achetés, de s'être livrés sans combattre à une société que, jeunes, ils méprisaient et rejetaient.

Skolimowski, lui, refuse de baisser les bras. Il critique ainsi ouvertement dans ce film le régime communiste, ou plutôt il s'en moque, le tourne en dérision. Ainsi, on découvre dans un flashback les cinq comparses qui travaillent sur le collage d'une gigantesque affiche représentant Staline et qui, par manque de vigilance ou par excès d'alcool, décalent les bandelettes et affublent ainsi le Petit Père des peuples d'une double paires d'yeux ! L'un d'eux fuit alors en hurlant que « Tout est foutu, l'école, le lycée, les années de fac... tout est foutu ! » Un autre flashback nous fait découvrir la suite des événements : le passage devant un jury qui les accuse de complot, d'attentat organisé et de trahison. Devant le refus des jurés d'écouter leurs explications, le personnage interprété par Skolimowski finit par demander à l'assemblée : « Messieurs, vous n'auriez pas par hasard déjà décidé pour nous ? » C'est comme si dans cette séquence, Skolimowski se voyait déjà passer devant les censeurs, comme s'il était déjà pleinement conscient du sort qui l'attend...

Mais Jerzy Skolimowski ne prend par pour cible seulement le gouvernement de son pays, il attaque comme dans ses précédents longs métrages le comportement de ses concitoyens, mettant en avant la lâcheté, le conformisme, le goût pour le confort et la possession qui les poussent à accepter les lois liberticides de leurs dirigeants. Cette satire passe par un huis clos, une forme que Skolimowski avait déjà expérimentée dans Le Couteau dans l'eau qu'il avait écrit pour Polanski et qui n'est pas sans rappeler les thèmes de Haut les mains ! Après la virée festive qui conduit le groupe de jeunes jusqu'à la gare, le film se renferme ainsi sur l'espace fermé d'un wagon dont ils ne ressortiront plus. C'est un lieu métaphorique qui évoque la sensation d'étouffement qui étreint ces trentenaires alors qu'ils prennent conscience que leur vie avance sur des rails et qu'ils n'auront désormais ni la force, ni même l'idée, de dévier un tant soit peu de la route qui leur est tracée. Les jours vont se suivre et se ressembler, leurs idées seront les mêmes, leurs modes de vie identiques et ils finiront tous dans la même boîte. Comme le dit le personnage interprété par Skolimowski, ils sont montés d'eux-mêmes dans un train qui les mène vers l'abattoir. Le chargement du wagon où ils ont pris place n'est pas non plus anodin : il s'agit de plâtre et, en se vautrant dedans, les personnages voient leurs vêtements peu à peu se durcir. Leurs gestes sont ralentis et l'un d'eux se transforme même en statue, autre manière pour Skolimowski de montrer qu'ils n'avancent plus dans leurs vies et qu'ils sont comme paralysés par la peur du risque, de l'aventure, fusse t-elle intérieure. (1)

Après qu'Alfa a fait circuler des euphorisants (il s'agit en fait d'un placebo, et non d'un sérum de vérité comme elle le fait entendre), chacun se met à raconter sa vie d'après le diplôme, les compromis qu'il a dû faire, la lâcheté dont il a fait preuve, tout ce qu'il a pu sacrifier de lui-même pour vivre dans le confort et la sécurité. Chacun d'eux a sa petite maison, sa maîtresse, sa voiture... ils sont tous pareils, ils ont tous renié leurs idéaux, leur jeunesse, ils incarnent toute une classe supérieure active et soumise. « La peur du chef, d'être renvoyé, de ne pas avoir de prime, de ne pas pouvoir partir en vacances, que sa femme le trompe, d'aller à l'armée, d'être viré du parti » : la vie n'est que peur.

Ainsi isolés par Skolimowski, les personnages sont sommés de regarder en face ce qu'ils sont devenus et cette découverte leur est insupportable. Chacun se met alors à régler ses comptes : avec ses anciens amis, avec la société polonaise mais surtout avec lui-même. Ils déchirent leurs masques et leur amitié vole en éclat. Ils se détestent car ils se font honte et ils déchargent la haine qu'ils ont d'eux sur les autres car ce sont tous des doubles. D'ailleurs, ils n'ont pas de noms, juste des surnoms qui viennent de leur voiture : Wartburg, Opel, Alfa et Roméo. La voiture pour Skolimowski symbolise le dévoiement de la jeunesse : c'est pour le Polonais lambda le symbole de la réussite, l'objet qu'il se pressera d'acquérir dès qu'il gagnera bien sa vie, ce qui lui permettra d'afficher aux yeux des autres son rang social. Seul le personnage de Skolimowski porte un nom, Andrzej Leszczyc, l'acteur-réalisateur renouant pour l'occasion avec son double de cinéma. On avait signifié à ce dernier qu'il devait arrêter d'incarner cet antihéros, et il est clair que le cinéaste après avoir cédé pour La Barrière n'entend pas cette fois-ci courber l'échine devant les censeurs. Après son passage en Belgique où il a tourné Le Départ, il sait qu'il pourra exercer son art ailleurs et ne craint plus de froisser les autorités polonaises.


Skolimowski sait qu'en évoquant, même métaphoriquement, la question du communisme, il risque les foudres de la censure. Haut les mains ! est qui plus est le premier film polonais à évoquer l'ère stalinienne ; et alors que les réalisateurs polonais se propulsent habituellement dans le passé lorsqu'ils entendent évoquer le monde contemporain, Skolimowski tourne son film au présent. Le film est sélectionné en compétition au Festival de Venise mais il est soudainement retiré suite à une demande du Comité Central du Parti Communiste polonais et est interdit de projection, une première en vingt ans de communisme. (2) Skolimowski décide de quitter la Pologne pour continuer à exercer son art librement, alors qu'il aurait pu choisir de mettre un peu d'eau dans son vin pour poursuivre sa carrière dans son pays.

Haut les mains ! est un film vif, inventif, prenant, bourré de trouvailles visuelles, d'images poétiques ou angoissantes, d'idées drôles ou troublantes. C'est un film très âpre où l'on retrouve cependant l'humour si singulier du cinéaste. C'est un drame teinté de comédie qui joue à la fois sur le réalisme (les dialogues, l'histoire) et l'irréalisme de la mise en scène. C'est un objet très étrange où Jerzy Skolimowski évoque la douleur de sa génération tout en critiquant la façon dont cette même génération se vend et se fourvoie. C'est, pour reprendre les mots du cinéaste, « un gigantesque cri silencieux, une provocation adressée aux 32 millions de Polonais pour les faire réagir. »


(1) Le wagon ramène également forcément à des images de la Shoah et les reclus évoquent bien les déportations, le zyklon, les corps amassés dans les wagons, Skolimowski rappelant ainsi le rôle du peuple polonais dans l’Holocauste.
(2) Le film sortira subrepticement en 1981, Skolimowski profitant d'un certain dégel symbolisé par la création de Solidarność. Mais après la loi martiale imposée par Jaruzelski en décembre 81, il sera de nouveau rendu invisible. Cette version de 1981 a été remontée par Skolimowski qui a raccourci le film original et ajouté un prologue en couleur (voir test technique)
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En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 25 juin 2012