Menu
Critique de film
Le film

Fin d'automne

(Akibiyori)

L'histoire

Trois hommes d'âge mûr (Mamiya, Taguchi, et Hirayama) sont réunis pour une cérémonie en mémoire de Miwa, leur ami commun du temps de leurs études. Sa veuve Akiko et sa fille de 24 ans, Ayako sont également présentes. Les trois amis s'accordent sur la beauté des deux femmes et songent à vouloir trouver un mari pour la jeune femme. Ils s'emploient rapidement à lui trouver des prétendants tout en considérant le possible remariage de la jolie veuve…

Analyse et critique

Parmi les grands cinéastes japonais de l’âge d’or, il en existe une poignée incarnant l’imagerie du Japon auprès des cinéphiles du monde entier. Akira Kurosawa, Kenji Mizoguchi, Nagisa Oshima, ou bien Yasujiro Ozu… Même si de nombreux autres metteurs en scène ont pu faire preuve d’un génie toujours renouvelé, il convient malgré tout d’avouer que ce sont bien ces quelques noms illustres qui demeurent les plus connus et les plus célébrés. Ozu se détache pourtant nettement de cet ensemble par une identité qui n’entretient en rien l’idée de la flamboyance des images, qu’elle soit lyrique, austère, sombre, lumineuse, mélancolique, heureuse, ou le tout à la fois.

En effet, Ozu c’est l’épure constante, le cinéma à hauteur d’homme, filmé au « ras des tatamis » comme il se plaisait à le dire lui-même. Et bien davantage encore que cela quand on s’y penche plus avant. C’est le refus du moindre maniérisme, la formulation d’une idée par son principe le plus évident (un plan, un personnage, une réaction), la recherche persistante d’une forme simple, sans art à première vue, et a contrario de ce que l’on pourrait penser, sans doute le résultat d’une approche très complexe et réfléchie. On ressent tout simplement l’épure d’Ozu comme la faculté d’un cinéaste à se vider totalement de la moindre velléité ambitieuse sur le plan esthétique et formel. Il faut une grande maturité, et assurément une véritable modestie dans son approche du métier, pour livrer une mise en scène aussi pondérée et assumer son statut de réalisateur de façon aussi effacée. Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, Ozu n’a eu de cesse d’aller chercher ses sujets du côté du peuple, ouvrier ou petit bourgeois, et d’en extraire la substance essentielle, sans ajout, sans jamais rien en retirer d’autre que son apparence réelle et sa raison d’être à part entière.


Le cinéma de la vraisemblance a toujours existé, à Hollywood, au Japon, en France et ailleurs. La vraisemblance a ceci de fondamental qu’elle permet de croire en une histoire invraisemblable, c’est la touche d’harmonie qui donne à un récit (même le plus incroyable, et touchant à n’importe quel genre) son intérêt humain, et donc admissible. On peut croire en n’importe quelle histoire, du moment que cela nous est conté avec une vérité humaine, ou tout au moins une approche crédible, qu’elle soit diégétique ou formelle, en tout cas sensible. Tout en prenant bien sûr en compte le fait qu’il existe au cinéma comme dans la vie une effarante pluralité de sensibilités. Or, la vraisemblance, c’est la crédibilité, mais ce n’est pas le réalisme. C’est là que le cinéma d’Ozu, comme celui de quelques autres réalisateurs, fait la différence. Parfois pour le meilleur, d’autres fois pour le pire. Car le réalisme, voire le réel, constitue quelque-chose qui ne fonctionne pas forcément à l’écran. L’art de la vraisemblance, c’est de pouvoir décaler légèrement ou plus considérablement un motif issu de l’existence connue et d’en livrer une approche valable, capable d’être ressentie comme crédible par le public. Ou plutôt devrions-nous dire « les » publics. A l’inverse, le réalisme, par essence, ne rentre que difficilement en interaction avec le cinéma. Il faut posséder un talent particulier et une maîtrise globale innée pour en assumer les contours revêches et difficilement exploitables pour un récit de fiction. Ozu est ce maître là dès lors qu’il s’agit de dépeindre la vie qu’il côtoie, celle de tous les jours. Il n’en retire rien de philosophique au premier abord et se contente d’en délayer l’activité simple et visible. Difficile de dire qu’il cache les tourments de ses personnages sous une forme simple, car il ne fait que prêcher le banal, le social, le sociétal, dans tout ce qu’il a de plus ordinaire. Ses personnages rient, s’amusent, mangent, pleurent, souffrent et se réjouissent, mais comme tout le monde, ni plus ni moins. Même le spectateur occidental peu habitué au cinéma nippon devrait s’y retrouver, entre deux œillades, deux réflexions, deux situations immanquablement vécues par le commun des mortels.



Au fond s’ajoute la forme, puisque Ozu recherche de plus en plus l’épure à mesure que sa riche carrière s’achemine vers le crépuscule. Curieux paradoxe, ses six derniers films seront en couleur et pourtant parmi ses plus simples, formellement parlant. Pas question de simplisme, uniquement d’aller vers un état toujours plus naturel, plus ordinaire, plus pur. Plutôt que de tourner en couleur pour la flamboyance de celle-ci, il ne l’utilise que pour mieux asseoir un réel désormais plus palpable, plus reconnaissable, définitivement plus ciselé. Les couleurs sont belles, mais normalisées, jamais appuyées. Fin d’automne en constitue un émouvant exemple, chaleureux et fin. On y retrouve absolument tout ce qu’Ozu décline dans ses derniers films, tant formellement qu’en termes de personnages, parfois à la lettre près. On croise dès lors des acteurs biens connus des amateurs du cinéaste, tout particulièrement de sa fin de carrière, à savoir entre autres les actrices Setsuko Hara (Crépuscule à Tokyo, Dernier caprice) et Mariko Okada (Le goût du Saké), ou l’acteur Keiji Sada (Fleurs d’équinoxe, Bonjour). Mais pas seulement. Ozu a façonné son travail de mise en scène autour de circuits techniques absolument intransgressibles, mettant au point une forme constamment répétée, travaillée pour se suffire à elle-même. En allant plus loin encore qu’en effectuant un véritable travail d’épure, Ozu a cerné son ouvrage en déroulant un abécédaire technique personnel respectant une nomenclature très précise, extrêmement restreinte, presque étourdissante tant il parvient à tenir deux heures de film sur cette seule gamme. On pourrait résumer son travail ainsi, dans une charte de cinq plans interchangeables composant une grammaire générale qui ne souffre aucune digression (excepté en de rares occasions), et structure presque chaque scène de la même façon : plan de trois-quarts (souvent rapproché), plan de face (à partir du buste), plan de profil (dans lesquels les personnages tournent souvent la tête vers la caméra), plan d’ensemble dans un espace limité (un espace intérieur délimité par ses murs et ses portes, un espace extérieur délimité par l’espace de la rue et des bâtiments), et  enfin plan urbain (une façade terne de bâtiment la plupart du temps). Cela lui permet de se concentrer sur l’essentiel, à savoir ses personnages, ce qu’ils vivent, leurs réactions dénuées de traits grossiers, en bref, le petit rien du quotidien, l’émotion vraie de la vie normale d’une personne lambda. Il n’y a guère d’étude sociale chez Ozu, il ne fustige ni n’encense aucune tradition, aucune modernisation… Il se contente de montrer, de laisser ses personnages parler pour eux. Les films d’Ozu sont sociétaux plus que sociaux, et encore, il leur dénie un point de vue global (souvent absent), même si l’on sent assurément tout l’amour et le soin qu’il apporte au moindre de ses caractères.



Fin d’automne raconte l’histoire d’une femme, Akiko, et de sa fille, Ayako, cette dernière atteignant les 20 ans et se réjouissant de pouvoir encore vivre avec sa mère. Pourtant, la société, et notamment celle des hommes, commence alors un long travail d’équation tournant à l’obsession : il faut marier la fille, puis face au refus de celle-ci, marier la mère pour ensuite marier la fille. Les tournants du récit et ses subtils rebondissements ne doivent rien au tragique, ils sont simplement le fruit d’une société japonaise qui se contemple dans son état contemporain, à la charnière entre les années 1950 et 1960. On y croise le traditionalisme respecté et imposé par les parents, et le modernisme de façade affiché par la jeunesse. Car dans le fond, la jeunesse se résout à se marier sans passion et à répéter le schéma familial, trouvant ici et là quelque bonheur à ressentir. Si Ozu en remarque bien la religiosité en pleine destruction (il faut voir les personnages masculins parler avec une certaine liberté, certains regrettant presque leur mariage, la plupart baillant d’ennui devant des cérémonies traditionnelles…), il n’en n’oublie pas pour autant cet éternel respect des traditions socialement inébranlables, avec ses mariages arrangés, ses maris ramenant l’argent à la maison, ses femmes qui peu à peu restent au foyer… On pourrait se demander ce qu’en pense Ozu. Peine perdue, et l’intérêt est ailleurs. Il ne juge pas ces trois hommes qui interfèrent dans la vie d’autrui, ni ne donne aucun avis à propos de celui qui pensait pouvoir épouser la veuve de ses rêves. Il ne domine ni la jeunesse d’un regard cynique, ni les parents trop concernés par la répétition d’une formule de vie qui, pourtant, leur échappe dès lors qu’elle entre en contradiction avec l’individualisme. Il donne à voir les comportements comme ils sont, dépeint ses personnages dans de tendres étreintes dialoguées au détour desquelles s’agitent l’absence de rêve et la contemplation d’une vie que l’on souhaiterait voir couler comme un long fleuve tranquille. Un « traintrain » toujours répété de la même façon, avec son travail, ses pauses aérées sur le toit des bureaux, ses bars nocturnes et dominicaux, ses repas de famille sans passion, le tout au sein de quelques emplacements de la vie courante dont l’immeuble d’entreprise est le suzerain presque naturel, transformant incessamment les collègues en amis, et les amis en collègues. La vie y grouille, y s’écoule, s’y cherche et, occasionnellement, fantasme un avenir autre, plus ou moins ambitieux selon les situations : une fille désirant sa vie simple (au jour le jour) auprès de sa mère, militant presque pour un féminisme qui s’assume économiquement et socialement, ou bien un homme veuf, qui cherche à « soigner » ses « démangeaisons » (à savoir ses envies sexuelles) en pensant pouvoir épouser une femme qui, pourtant, n’en n’a guère envie. Ozu n’oublie pas la truculence des situations, concourant de fait à la tendresse qu’il possède indubitablement pour chacun de ses personnages, tous un peu égoïstes, un peu lâches, un peu rebelles, un peu taquins, et surtout très amicaux et humains.


Le cinéaste élève cependant le personnage de la mère au-dessus de la mêlée, esquissant ses souffrances monotones et invisibles dans de tranquilles séquences où elle accepte son sort. Si tous les personnages sont à peu près croqués avec la même solidarité d’âme, notamment au travers de cette jeunesse gouailleuse mais finalement très morose (quoique le personnage féminin Yuriko, amie proche d’Ayako, soit un modèle de tête brûlée à la fois teigneuse et terriblement attachante), on ne peut que ressortir de Fin d’automne avec une pensée particulière pour le personnage d’Akiko. Celle-ci, veuve, doit supporter le poids de sa situation avec un naturel désarmant. Elle accepte les éléments tels qu’ils sont, et n’en finit plus d’accepter également les imperceptibles changements de son quotidien avec sa fille, ces derniers menant à la solitude, soudaine et pourtant tellement envisagée. Au-delà d’un simple panorama de gens de leur temps, Ozu concentre son récit autour de la relation mère/fille, ici très belle et sincère, juste et pleine de souffle mélancolique. Il traite en fin de compte de la séparation qui intervient inévitablement un jour entre une mère et sa fille, évènement social unique en son genre, puisque n’ayant rien à voir avec des relations mère/fils, père/fils, ou père/fille. Une séparation se fait bien entendu toujours dans une certaine forme d’osmose tragique entre conviction pour son enfant (qui doit faire sa vie) et nostalgie des jours anciens, disparus dans les souvenirs. Mais la relation mère/fille, lorsqu’elle évolue dans un rapprochement qui peut surgir à partir de nombreuses raisons affectives et/ou sociales, a ceci d’unique qu’elle demeure difficilement cernable pour l’entourage, provoquant ainsi des relations dont les affinités, oppositions et affrontements se font échos de contextes et de situations passées et présentes échappant à l’entendement. La chose pourra paraitre bien simpliste aux yeux de personnes dont la vie de famille leur prouvera éventuellement le contraire ou bien qui n’en comprendront pas l’effet inné, mais il n’en demeure pas moins qu’une relation mère/fille reste un domaine singulier à la fois ostensible et mystérieux, tacite et inconsciemment présent dans les réactions, qu’elles soient situées dans le non-dit ou au contraire dans l’expansivité, mais toujours à fleur de peau. Et Ozu s’en empare avec une telle finesse que son film prend un envol inattendu, comme soulevé de terre par son duo féminin magnifique dont la teneur surpasse les mariages et les raisons de la vie, pour trouver une immortalité fondamentale en la mère. Cette dernière étant une ultime fois rendue dans sa grâce et sa compréhension par quelques derniers plans clôturant le film par l’arrivée de ce que l’on pourrait appeler l’hiver de son existence de veuve, morne et où tout bonheur est désormais souvenir. Un souvenir qui lui apportera paradoxalement du bonheur jusqu’à la fin de ses jours. Une femme dont le chagrin gît, paisible, dans un petit appartement situé à côté de ce couloir désormais plongé dans la pénombre. Comme tant d’autres avant et après elle. Un chagrin sourd et qui n’appartient qu’à la personne qui le traverse, et qui rend hommage à toutes les mères ayant rencontré ou rencontrant ce sentiment au moins une fois dans leur vie.


A la fois plein d’humour et de mélancolie, Fin d’automne promène son histoire et sa durée au gré des méandres du quotidien des japonais, pour ne pas dire des êtres humains en général. On peut repousser le cinéma d’Ozu et arguer que l’on n’est pas touché par son exceptionnelle acuité intemporelle quant à l’homme face à ses petits et grands tracas. Mais dès lors que l’on accepte sa prose simple et son art modeste, on ne peut qu’être soulevé par la magie qu’opère un cinéma aussi fragile et fort à la fois, et qui provoquera quelque inhabituel cliquetis au cœur, pour peu que l’on accepte d’y ouvrir sa sensibilité. Ce n’est pas très difficile, il suffit juste de regarder le cinéma d’Ozu pour ce qu’il est, une fenêtre sur le monde, et au coin de laquelle surgit parfois notre visage qui s’y reflète, le temps d’un regard.

DANS LES SALLES

rétrospective ozu
carlotta / DATE DE SORTIE : 1er août 2018

Printemps tardif
Été précoce
Le Goût du riz au thé vert
Voyage à Tokyo
Printemps précoce
Crépuscule à Tokyo
Fleurs d’équinoxe
Bonjour
Fin d'automne
Le Goût du saké

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 7 mai 2014