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Critique de film
Le film
Affiche du film

Casque d'Or

L'histoire

Dans une guinguette animée du début du siècle, le menuisier Georges Manda, ancien voyou des faubourgs populaires, fait la connaissance de Marie dite Casque d’Or, prostituée de son état et membre de la bande à Leca. Le coup de foudre est réciproque mais le compagnon de Marie ne l’entend pas ainsi. Un duel à mort sera nécessaire pour que les deux amants vivent leur passion. Cependant Félix Leca, qui a des vues sur Casque d’Or, manigance un stratagème pour récupérer la belle et se débarrasser de Manda. Les ressorts de la tragédie sont réunis.

Analyse et critique

Pour un bon nombre de raisons que nous allons évoquer, Casque d’Or demeure un film phare du cinéma français toutes époques confondues. C’est l’œuvre d’un artiste méticuleux et discrètement romantique, peintre impressionniste d’univers cloisonnés et gouvernés par des cérémonials dont la représentation à l’écran apparaît la plus naturelle qui soit. Le cinéma de Jacques Becker, comme d’ailleurs celui de Jean-Pierre Melville, fait habilement la transition entre le cinéma français d’avant-guerre (avec son classicisme merveilleux) et l’effervescence moderniste des années 60. C’est ainsi qu’il fut l’un des rares cinéastes célébrés par les jeunes trublions contestataires des Cahiers du Cinéma. Si ces derniers eurent trop souvent, et parfois injustement, la dent dure envers les réalisateurs français des années 50, ils ne passèrent évidemment pas à côté de celui qui apporta, à sa manière, une touche de néoréalisme au cinéma français.

Jacques Becker, élevé au sein de la bourgeoisie intellectuelle, fit tôt la connaissance de Jean Renoir chez les Cézanne. Il devint son l’assistant, ainsi même que l’un de ses plus proches collaborateurs, de Boudu sauvé des eaux (1932) à La Marseillaise (1938). Auparavant, la petite histoire veut que le grand cinéaste américain King Vidor (La Grande parade, La Foule, Notre pain quotidien) lui ait proposé de travailler avec lui comme assistant et acteur, mais Becker déclina l’offre.

Prisonnier de guerre en Allemagne, Jacques Becker revint en France en 1942 pour entamer une carrière de réalisateur (trois ans après un essai manqué avec L’Or de Cristobal terminé par Jean Stelli). C’est surtout la chronique paysanne Goupi Mains Rouges, en 1943, qui marqua les esprits avec sa représentation minutieuse (et tendant légèrement vers le fantastique) de la paysannerie, chose assez rare au cinéma. Son style, fait de naturel, de droiture et de clarté s’impose progressivement avec les années. Après avoir investi les milieux de la mode avec Falbalas, et l’univers de la jeunesse remuante, mais anxieuse, d’après-guerre avec Rendez-vous de Juillet (un film générationnel qui annonce à sa façon la Nouvelle Vague), Becker porte son regard vers le monde des Apaches dans le Paris populaire du début du XXème siècle. Un regard tendre et déchirant sur une romance improbable au destin funeste. Ce sera bien évidemment Casque d’Or.

A sa sortie en salles, Casque d’Or fut très mal accueilli par le public et la critique. Ce fut probablement l’échec le plus spectaculaire et douloureux de la carrière de Jacques Becker. Rétrospectivement, à la vision d’un tel chef-d’œuvre, on s’est beaucoup interrogé sur la nature d’un tel revers. La franchise du cinéaste vis-à-vis de ses personnages, la mise à l’écart de toute surcharge psychologique, son attention portée aux petits détails, ainsi que sa modernité en sont les explications les plus probantes.

Le génie de Becker s’impose dans la description des milieux interlopes des Apaches dans le Paris des Faubourgs. Les Apaches fut le surnom donné aux voyous des grandes villes. Cette expression, lancée par deux journalistes en 1902, désigne surtout les voyous parisiens rassemblés en bandes. Ils étaient différents de la pègre traditionnelle par leur us et coutumes, leur sectorisation et l’importance qu’ils donnèrent à leur apparence vestimentaire. Ils éprouvaient également un fort sentiment d’appartenance à leur clan, dirigé par un chef charismatique qui donnait souvent son nom au groupe. Les femmes également, bien qu’exploitées comme prostituées, affichaient cette fidélité au clan et choyaient leurs hommes. Les hommes comme les femmes ne dissimulaient en rien leur goût pour le plaisir et pour l’amour libre. Leurs lieux de prédilection furent évidemment les guinguettes et les "bals musette", où ils n’hésitaient pas à côtoyer des classes sociales supérieures devant lesquelles ils aimaient à s’afficher fièrement. C’est précisément là que commence Casque d’Or. Becker introduit ses personnages par une jolie séquence bucolique près de la Marne sur laquelle ils font du canot, comme de vrais bourgeois désœuvrés dont ils singent le comportement. Mais les personnages se révèlent vite tels qu’ils sont dès qu’ils ouvrent la bouche. En effet, Becker n’hésite pas un seul instant à les faire parler le plus crûment possible en ayant recours aux insultes et expressions les plus grossières. On retrouvera cet amusant décalage bien des années plus tard chez Martin Scorsese et sa Little Italy bouillonnante des Affranchis.

Le personnage de Marie, surnommée Casque d’Or à cause de son imposante chevelure blonde ramassée sur le devant, est directement inspiré d'Amélie Hélie, véritable prostituée appartenant au monde des Apaches dans les années 1900. Mais Becker prend vite ses distances avec la réalité des faits car ce qui l’intéresse avant toute chose reste l’histoire d’amour, pure et évidemment tragique, entre Marie et Georges Manda, ancien malfrat devenu menuisier dans la fiction.

C’est parce qu’il a su prendre le temps de mettre en images, avec justesse, les lieux et les personnages du récit que Becker peut se laisser aller ensuite à plus de romantisme. Il filme délicatement les amours de Marie et Manda au sein d’une nature harmonieuse, loin de la ville, loin du danger. Les amants arpentent les bois, se couchent sur l’herbe. Les bruits de la forêt sont amplifiés derrière une musique discrète.

Becker, généralement, fait peu appel à la musique ou du moins avec parcimonie ; il privilégie plutôt les silences. Les dialogues, pour leur part, vont à l’essentiel. Becker aime donner du temps à une séquence et joue de sa science des gros plans. Ceux-ci surgissent presque au milieu de la scène pour mettre en valeur les visages des amants et la violence des sentiments. Chez Becker, on ne s’attend pas un instant à entendre des phrases comme "T’as de beaux yeux, tu sais" ; les regards intenses se suffisent à eux-mêmes. Ainsi dans la scène du petit matin : Marie et Manda, au sortir du lit, prennent leur déjeuner. Sans s’échanger un mot, ils se regardent. Marie boit son café et embrasse Manda. Becker, comme à son habitude, met en scène paisiblement tous les petits rites du quotidien pour donner à son histoire un cachet d’authenticité.

A ce sujet, il nous faut faire mention de ce raccord sublime : la séquence dans les bois s’achève par un gros plan lumineux de Simone Signoret en attente d’un baiser. Becker enchaine alors en fondu sur un plan des deux amants dans leur lit, une fois l’acte d’amour accompli. Manda, nu, se lève et s’habille. Marie dort, sa chevelure d’ange cette fois largement déployée sur l’oreiller. Elle irradie comme un soleil incandescent dans une impression de plénitude. Le film n’a jamais aussi bien porté son titre.

Marie/Casque d’Or est une jeune femme resplendissante qui attire à elle tous les hommes. Simone Signoret, mutine et radieuse, trouve là le rôle de sa vie. Sa voix délicieusement éraillée, son accent titi et sa gouaille font merveille. Il ne lui est point nécessaire d’avoir beaucoup de dialogues pour exister. Sa présence, sa gestuelle et la mise en valeur de son visage lors des gros plans se chargent de la rendre incontournable. Dans le premier tiers du film, Becker la place régulièrement au centre de l’image : elle est soit accompagnée en retrait par ses deux suivantes, soit le centre de gravité de la caméra qui tourne autour d’elle en suivant les membres de la bande à Leca.

Félix Leca, le chef du clan, est traité sur le même mode, mais en plus fourbe et cruel, que le futur parrain joué par Jean Gabin dans Touchez pas au grisbi. Respecté de tous, il veille sur ses hommes comme un père, autoritaire mais bienveillant. Le génie de Becker est encore une fois d’accentuer son côté paternaliste - il distribue l’argent et la nourriture - dans des scènes où le cinéaste prend son temps pour mettre en exergue ces rapports de domination, en s’arrêtant sur tous les petits gestes du quotidien.

Serge Reggiani, quant à lui, apporte au personnage de Georges Manda une droiture, une sévérité et une retenue qui siéent parfaitement au rôle. La tendresse dont il est capable de faire preuve est ainsi bien plus poignante lorsqu’elle s’exprime.

La direction d’acteurs du metteur en scène s’accordait parfaitement avec sa vision réaliste de l’art cinématographique. Dans le cinéma de Jacques Becker, connu pour être un réalisateur très directif, les gifles sont réelles et non feintes. Elles claquent avec violence. Les baisers sont goulus et appuyés. Tous les outils et techniques mis à la disposition du cinéaste concourent à la recherche d’une authenticité rare dans le paysage du cinéma français, plutôt guindé et déclamatoire à cette époque.

L’interprétation, tantôt posée tantôt brutale, de Claude Dauphin confère au personnage de Leca cette dimension inquiétante. Il est ce troisième membre du triangle maudit qui va précipiter dans le drame la relation amoureuse de Marie et Manda.

Il est impossible de ne pas évoquer les dernières séquences qui traduisent à merveille la simplicité et la beauté de l’art de Becker. Alors que Manda doit être exécuté, Marie, en compagnie de l’un des hommes de la bande, entre dans un hôtel. Le réalisateur les filme montant les marches comme s’ils se rendaient dans un petit hôtel de passe (la tenancière du lieu leur accorde justement une durée limitée). On s’aperçoit en fait que l’endroit est situé en face de la prison. Cette dernière démarche de la part de Marie, celui d’assister à l’exécution de son amant, est donc en fait un dernier acte d’amour.

On suit alors Manda se diriger jusqu’à l’échafaud et s’abaisser devant la guillotine. Le réalisateur coupe sur la lame qui s’abat et revient sur Marie qui baisse la tête. En trois plans et trois mouvements, Becker unit les deux amants dans la mort. Après un fondu enchaîné, le dernier plan les montre seuls dans la guinguette danser la valse endiablée du début du film : l’histoire d’amour de Casque d’Or et de Manda est ainsi inscrite pour l’éternité. Casque d’Or le film, de son côté, acquiert son aura mythique. On n’oubliera pas non plus l’utilisation bouleversante de la chanson Le Temps des cerises qui soutient habilement le ton mélancolique de l’œuvre.

Sublime, on vous dit.

DANS LES SALLES

cycle jacques becker
casque d'or / Touchez pas au Grisbi / Le trou

DISTRIBUTEUR : LES acacias

DATE DE SORTIE : 19 AVRIL 2017

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Par Ronny Chester - le 5 février 2003