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Critique de film
Le film

Belladonna

(Kanashimi no Beradonna)

Analyse et critique

Au diable les conventions de la critique cinématographique qui imposent l'emploi de la troisième personne du singulier : Belladonna demeure l'une de mes expériences cinématographiques les plus marquantes de ces dix dernières années. La raison en est simple : j'ai eu la chance de découvrir ce film d'animation en 2008 à la Cinémathèque dans le cadre de leur « Histoire permanente du cinéma » (aujourd'hui tristement abandonnée) sans rien en connaître si ce n'est son année et son pays de réalisation. J'en sortis totalement hébété et chancelant sans forcément comprendre ce que je venais de voir mais avec un sentiment de transe et d’exultation. Belladonna fait en effet partie de ces œuvres qui fonctionnent peut-être mieux si l'on se garde le plus vierge possible de son contenu. Film underground culte par excellence, il risque en effet de perdre un peu de son originalité et de son impact à force de décryptages, de ré-contextualisation et des incontournables séries de superlatifs agrémentant toujours ce genre d'exhumation, par ailleurs mérités dans le cas présent. Si Belladonna vous est inconnu, le mieux est donc d'arrêter la lecture à ce paragraphe et de le découvrir tel quel... En précisant tout de même que tout film d'animation qu'il est, il ne s'adresse absolument pas aux enfants ni aux yeux chastes.


Passé ce préambule, revenons à la fin des années 1960. Le cinéma érotique japonais (appelé pinku eiga) envahissait alors les écrans et il était logique que le cinéma d'animation prenne le relais à son tour. L'impulsion vint d'Osamu Tezuka lui-même que l'on a parfois tendance à réduire à ses mangas pour enfants : Astroboy, Le Roi Léo ou Princesse Saphire. C'est pourtant oublier que l'homme aimait les défis. Quand il ne lançait pas les modes qui allaient envahir les rayons des magasins, il les suivait avec passion et avidité dans la volonté de se dépasser et ne pas rester à retrait. Ainsi l'évolution des mangas vers un style plus adulte (le gekiga) fut pour lui un exercice stimulant qu'il releva haut la main. Suivant cette logique, il profite d'une proposition externe pour lancer l'éclosion du film d'animation érotique (bien avant Fritz le chat) avec une trilogie appelé Animerama constitué des Milles et une nuits (1969), de Cléopatre (1970) et enfin de Belladonna en 1973. Conçu au sein de sa société Mushi Production, Tezuka écrivit et supervisa de très près les deux premiers épisodes tout en partageant la réalisation avec Eiichi Yamamoto, un fidèle de son studio.


Se recentrant sur ses activités de mangaka et délaissant son studio d'animation, Tezuka donne les coudées franches à son protégé pour le dernier opus, Belladonna. Libéré du style graphique et de la sensibilité de son mentor, Yamamoto s'inspire de La Sorcière de Jules Michelet pour imaginer une histoire dans laquelle il prône la libéralisation sexuelle et l'émancipation du plaisir féminin comme étant les meilleurs remparts face à un pouvoir politique répressif, notamment lors d'une conclusion qu'on ne soupçonnait pas de pouvoir être si sincère. La fin de son scénario est en effet pour le mois audacieux puisqu'il associe le martyr de son héroïne au point de départ de la Révolution française de 1789, associant ainsi Belladonna à notre Marianne, là où le roman se déroulait au 14ème siècle.


Mais au lieu de se livrer à un reconstitution historique, le cinéaste développe un univers visuel expérimental difficilement descriptible. A défaut, on utilisera le terme "psychédélique" avec un croisement improbable de Moebius, du Yellow Submarine, de la peinture flamande, de gravures grotesques (dans son sens premier), de Klimt, de Redon ou encore d'Aubrey Beardsley. On pourrait rapprocher les noms de Dali, Ken Russell, Jodorowsky et Mucha qu'on serait encore loin du produit fini d'autant que le film propose différentes approches esthétiques, a priori antinomiques, avec pour volonté de créer une œuvre déconcertante à la force viscérale et hypnotique. L'influence de la peinture est telle que de véritables aquarelles furent conçues pour le film, permettant d'obtenir à la fois une palette de couleurs uniques et aussi de faire des économies, la production ayant rencontré de graves difficultés financières. Belladonna n'est donc pas un dessin animé traditionnel car l'animation y est parfois longuement délaissée au profit de simples panoramiques parcourant les aquarelles. Le résultat à l'image est forcément déstabilisant, particulièrement au début, et peut freiner l'immersion dans cette œuvre avant-gardiste pas toujours facile d'accès par ses nombreux partis pris visuels et narratifs.


Belladonna est un donc "trip" dont chaque image est plus surprenante que la précédente, porté par une imagination débordante dans la conception d'une succession de plans au0 symbolisme sexuel très explicite, voire dérangeante tel le viol que subit Jeanne dans l'introduction. Certains passages sont de véritables œuvres d'art en mouvement, d'une beauté surréaliste et vertigineuse, quand d'autres moments jouent sur l'épure de l'animation jusqu'à en devenir malsains. On a parfois l'impression de voir des tableaux - plus ou moins abstraits - évoluer, prendre vie, comme portés par la volonté même de son iconisme coloré.


Il faut donc un moment pour apprécier ce "melting-pop" stupéfiant, au sens propre comme figuré. La narration n'évite cependant pas certains défauts avec notamment des touches d'humour maladroites et une approche parfois contradictoire de la sexualité durant sa première moitié. C'est grâce à sa véritable première séquence psychédélique et onirique que Belladonna déclenche son pouvoir de fascination dont il ne se déparera plus, enchaînant les séquences hallucinatoires portées par une musique tout autant acide, entre Pink Floyd et Frank Zappa, signée par Masahiko Satoh, précurseur de l'utilisation du synthétiseur au Japon.



 

Incroyable mélange pop-art, déformation visuelle où les organes sexuels se muent en visage, symboles phalliques à profusion, taches de peintures évoluant au gré d'un formidable élan poétique d'une pureté absolue, orgie décadente et surréaliste, fusion charnel entre l'homme et l'animal, ballet abstrait et sordide pour représenter un épidémie de peste... : rarement une œuvre, quelle que soit sa nature, aura poussé aussi loin sa radicalité et sa beauté graphique. Belladonna tient plus au final de 2001 : l'Odyssée de l'espace revu et corrigé par Andy Warhol que d'un conte de fées façon Walt Disney.


Au final, le terme si galvaudé de "culte" n'est pas usurpé : comme beaucoup d’œuvres véritablement cultes, Belladonna ne peut laisser insensible et risque de provoquer tout autant des vocations enthousiastes, d'admirations dithyrambiques que des rejets violents ou d'incompréhension frustrée. On ne peut donc qu'être ravi que le classique d'Eiichi Yamamoto soit désormais redécouvert et offert à de nouvelles générations de spectateurs après tant d'années passé dans l'obscurité, d'autant que la présente restauration lui redonne toute sa splendeur d'origine.

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La fiche IMDb du film

Par Anthony Plu - le 5 décembre 2016