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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Jardin des délices

(Il giardino delle delizie)

L'histoire

Une cérémonie. Une nuit de noces. Une chambre d’hôtel. Une chasse d’eau qui fuit. Un homme, une femme… et une autre femme. Des souvenirs qui affleurent, des angoisses qui surgissent. Les premières heures d’un mariage, le début de l’enfer.

Analyse et critique

C’est une évidence : même les plus complètes des encyclopédies du septième art ont des lacunes ; il est néanmoins rassurant, de temps en temps, de constater qu’il existe des éditeurs de DVD qui aident à les combler. Avouons donc, sans rougir, ne jamais avoir lu ou entendu nulle part le nom de Silvano Agosti avant d’apprendre que celui-ci était l’un des invités, en Novembre 2009, des « Rencontres cinématographiques de la Seine-Saint-Denis » et qu’à l’occasion d’un partenariat, l’estimable éditeur La vie est belle sortait en DVD, Le Jardin des délices, son premier long métrage. De fil en aiguille et au gré des recherches, c’est toute l’histoire folle et douloureuse qui se recompose, un parcours atypique dans lequel la censure du Vatican se mêle à la rencontre incongrue entre Fritz Lang et la fillette nue de Monte Hellman, ou au sein duquel l’immense Ingmar Bergman implore l’obscur Agosti de continuer à faire des films ! On rembobine :

Silvano Agosti est né dans la cité lombarde de Brescia en 1938. De sa plus jeune enfance, il retient les bombardements et la terrible gravité des adultes qui l’entouraient. A 17 ans, il fuit la médiocrité de son quotidien local pour Londres, afin d’aller voir la maison de celui qui est, dans son regard d’enfant, le « seul adulte qui sourit », Charlie Chaplin. Il voyage à travers l’Europe, devient cuisinier dans un restaurant londonien ou peintre en bâtiment à Paris, s’inscrit « pour apprendre la langue et parce qu’il y avait des filles » au Conservatoire Indépendant du Cinéma Français, puis part écrire des histoires dans une cabane au fin fond de la forêt bavaroise, traverse Jérusalem, la Grèce, la Turquie, la Jordanie, la Syrie, l’Egypte ou le Liban… A 20 ans, enfin, il rejoint Rome et entre au Centre Expérimental de Cinématographie, où il rencontre Marco Bellocchio, dont il devient l’ami (1) et monte le premier long métrage (2), Les Poings dans les poches. Il faut mentionner ce drôle de parcours, cette fuite autant que cette quête d’ailleurs, pour comprendre à quel point elle a forgé, de son propre aveu, la nature même d’Agosti, en alimentant sa soif de liberté et sa perception poétique du monde, en lui apprenant à être à l’écoute de ses propres aspirations mais aussi à se méfier de toutes les formes de conformisme social qu’il pouvait rencontrer.

Après plusieurs courts métrages, Silvano Agosti refuse ainsi de s’atteler à des commandes de producteurs (un film policier avec Lou Castel) pour réaliser son premier long métrage, Le Jardin des délices. Cette expérience le conforte dans sa vision d’un monde du cinéma sclérosé par les contraintes financières - d’autant plus en ce début des années 60 où le miracle économique italien incite à la surproduction d’œuvres formatées aux attentes du public - et l’incitera dès lors à s’auto-produire, confinant ses réalisations à la marge et à la clandestinité. L’événement décisif dans le parcours tumultueux du Jardin des délices sera sa projection au Festival de Pesaro (où il gagnera pourtant le premier prix) : pendant la séance, des sifflets et des cris de réprobation montent, provenant pour la plupart de critiques militants. D’après Agosti, l’hostilité de ceux-ci trouvait ses raisons politiques dans la composition d’un organisme d’Etat de production, l’Ital-Noleggio, qui offrait une coalition explosive entre socialistes et chrétiens-démocrates et Le Jardin des délices, premier film produit par cette structure, pâtit donc de la cristallisation de ces tensions de pouvoir. Durant la projection, galvanisé par cette hystérie collective, un prêtre se lève et hurle au sacrilège lors de la scène où le jeune Carlo joue à la messe. Le producteur du film, Enzo Doria, est alors convoqué par Don Angelicchio, responsable au Vatican des questions de censure. Une fois le film évalué par d’éminents théologiens, Agosti est soumis à un entretien de plus de deux heures, au terme duquel un religieux se lève et lui accorde l’autorisation de continuer à faire du cinéma, à condition qu’il « s’entoure de personnes responsables au moment d’écrire le scénario. » Estomaqué, Agosti laisse Doria mutiler le film, dont la durée est réduite de 26 minutes ; le film subit en sus une interdiction aux mineurs, et ne connaît dès lors aucune carrière en salles. Toutefois, Agosti est invité à l’Exposition Universelle de Montréal, en 1967, où il retrouve son ami Monte Hellman. Silvano Agosti a lié une amitié pour le moins originale avec la fille du cinéaste, Melissa, âgée de 5 ans : celle-ci a décrété qu’ils étaient fiancés, et l’accompagne partout où il va, toute nue. C’est ainsi que dans le grand hall d’un hôtel de Montréal, Silvano Agosti présente sa fiancée dénudée à un vieux borgne nommé Fritz Lang. Les deux hommes discutent longuement, et Agosti perçoit chez lui une grande passion pour son art, un insoupçonnable carburant qu’il décide de faire sien. Quelques mois plus tard, à Stockholm, Agosti est alpagué par un autre grand cinéaste, Ingmar Bergman, qui « m’a tenu par le col et m’a dit : ‘‘Je ne te laisse pas partir d’ici si tu ne me promets pas de continuer à faire du cinéma’’. » A partir de ce moment-là, Agosti reprend la caméra et réalise en libre-penseur une vingtaine d’œuvres iconoclastes et personnelles.

La vision du Jardin des délices permet encore mieux de comprendre les événements (sinon leur proportion, peut-être exagérée par le fieffé conteur qu’est Agosti), aussi bien d’ailleurs l’indignation des autorités religieuses face à un film qui saborde allégrement certains fondements de la doctrine catholique que la reconnaissance et la caution d’Ingmar Bergman. Dès les premières secondes du film, on pense bien moins au cinéma italien contemporain, coloré et foisonnant, qu’au travail épuré et poétique entrepris alors par le cinéaste scandinave (dont la dernière réalisation est alors Persona) : austérité du générique qui, sur une musique dissonante, appuie ses références religieuses (3) ; symbolisme expressif, dans un noir et blanc extrêmement contrasté, d’une première image qui voit une belle blonde cadrée en gros plan croquer une pomme d’amour ; impact d’un montage sec qui fragmente la perception du personnage au travers de détails obsédants… A ceux qui ne sauraient pas encore à quoi s’attendre, Le Jardin des délices s’affirme immédiatement comme un essai poético-théorique sur l’amour, le couple et le mariage. Une œuvre exigeante et sensorielle, qui ne s’offre pas comme une évidence à son spectateur mais l’envoûte, progressivement, par son mystère et sa beauté.

Nous ne saurons que très peu du couple central, et ce que nous saurons, nous ne l’apprendrons que par bribes. L’essentiel, finalement, réside dans leurs noms : il est Carlo (4), elle est Carla (5). Il sera l’Homme, elle sera la Femme, des absolus théoriques, des souris de laboratoire : mettez un homme et une femme dans une pièce close et observez ce qu’il se passe. Ou ce qu’il s’est passé : ils se sont mariés. Mais au lieu d’être la célébration ou la concrétisation de leur amour, cette nuit de noces sera surtout pour Carlo l’occasion de s’interroger, sur lui, sur elle, sur eux. L’arrivée dans la chambre d’hôtel révèle chez les époux un drôle de manège d’évitement : il va dans la salle de bains tandis qu’elle défait les valises ; puis ils permutent de manière à ce qu’elle puisse se laver ; enfin, un coup de téléphone la fait revenir dans la chambre tandis qu’il repart et va s’asseoir sur le siège des toilettes. Lorsque, lumières éteintes, il revient s’allonger dans le lit, c’est pour lui tourner le dos, couper court à toutes les amorces de discussion, et réciter, comme une incantation, ces quelques mots : « Ne pas céder à la tentation. » Ce n’est pas un couple de jeunes mariés tels que l’imaginaire collectif l’envisage qui nous est présenté, mais une cellule vide, un bel emballage désespérément creux. Il rêve de passion et de confiance, mais elle lui demande si « il tient vraiment à lui », sans écouter d’ailleurs sa (non-)réponse.

Nous apprenons assez vite que Carla est enceinte de quelques mois. Le mariage trouve alors une autre justification que l’amour, celle de la convention sociale, particulièrement puissante en Italie. Tandis qu’il semble douter, elle le rassure : « Si ça s’est toujours fait, c’est que ça doit avoir un sens. » Ils se sont unis sous la pression, mais pour lui (elle le vit nettement mieux), celle-ci aura agi comme un étouffoir à la passion qui les réunissait. Le mariage impose un cadre dans lequel Carlo se sent enfermé, et il est symptomatique de voir à quel point toutes les manifestations conventionnelles de l’affection qu’il porte à Carla lui inspireront un profond dégoût (les gestes de « n’importe quel mari »), tandis que la transgression de ce cadre agira pour lui comme un stimulant : il lui retire son alliance avant de l’embrasser ; lui caresse le haut des cuisses parce qu’il se sait observé par un regard extérieur ; la ramène dans la chambre pour lui faire l’amour alors qu’ils sont censés l’avoir quittée… De manière plus générale, leur union semble les avoir éloignés ; et derrière la façade du couple heureux, ils s’ignorent ou se mentent. Ce n’est pas spécifiquement leur histoire, c’est celle de tous les couples mariés : au restaurant de la plage, Carlo entend un couple se déchirer après 7 ans de mariage… tandis que ses propres souvenirs le ramèneront à ces repas familiaux sclérosés par les rituels où il était impossible de faire entendre sa voix. Progressivement, ces réminiscences de son passé entêtent Carlo au point de se confondre avec la réalité, voire avec l’expression fantasmée de son inquiétude. Sa perception se distord, et la mise en scène avec elle, pour transformer cette nuit en un maelström mental d’obsessions et d’angoisses : une conférence sur la position du fœtus dans le ventre de la femme ; une discussion avec son grand-père ; un numéro de cirque cauchemardesque ; une résurgence de son éducation religieuse traumatisante ; un examen médical sur une vieille clocharde ; un jeu d’enfant avec sa petite sœur ; une dispute entre lui et Carla vieux… Très souvent, c’est l’attention portée à un détail entêtant qui ouvrira la porte sur l’univers intérieur de Carlo et à ses divagations, d’où l’importance formelle des échelles de cadre, que ce soit ces très gros plans sur une goutte de sueur, un grain de la peau, une main dans l’obscurité… ou ces plans très larges, indistincts, évanescents, oniriques. Le montage, de même, adopte les convulsions de l’esprit de Carlo, en appuyant ou en déformant son ressenti de la temporalité, ou en exprimant soudainement ses élans réprimés de violence.

A l’exact milieu du film (en tout cas du montage tel qu’il est aujourd’hui) survient une séquence totalement distincte du reste, injustifiée narrativement parlant, dépourvue de tout contexte (où ? qui ? quand ? comment ?) mais qui n’est pour autant pas une digression inutile, et qui s’avère même au contraire le pivot thématique du film - en plus de lui offrir une intéressante impulsion rythmique et d’être visuellement prodigieuse. Une procession d’enfants de chœur portant une croix apparaît en silence… quand soudain, un riff de basse déclenche les convulsions psychédéliques d’une bande de jeunes se déhanchant frénétiquement sur un bord de mer. Montage alterné sur la procession et sur les danseurs, souvent partiellement dévêtus. Puis un zoom arrière sur un plan large réunit les deux évènements : la procession descend vers la plage, interrompant la danse. Les jeunes se figent et, comme des statues, regardent passer les processeurs. Dès que ceux-ci les ont dépassés, la danse frénétique reprend. La séquence, expérimentale, muette, dure trois minutes, accompagnée par l’extraordinaire Adonaï d’Ennio Morricone, et agit métaphoriquement comme un manifeste de la vision d’Agosti : par son décorum austère et sa force d’embrigadement, la religion bride les individus, réfrène leurs pulsions les plus naturelles et leurs aspirations les plus libertaires. Subissons-la et nous mourrons étouffés ; laissons-la passer et nous pourrons vivre libres.

La charge contre l’Eglise est, plus globalement, appuyée tout au long du film par le biais des réminiscences de l’éducation religieuse de Carlo : des prêtres oisifs ordonnent à des enfants asservis une repentance ritualisée (« Tu me feras 5 ave et la promesse de ne pas recommencer »), certains les abusent parfois, d’autres s’endorment pendant leur confession… Lorsqu’il joue à la messe, Carlo insiste d’ailleurs sur le côté aliénant du décorum catholique, au travers de ces incantations martelées ou du poids de la culpabilité (élément fondamental de la tradition chrétienne) avec lequel il traumatise sa petite sœur. En quelque sorte, Le Jardin des délices vient questionner et mettre en doute certains des préceptes doctrinaux les plus figés de la religion catholique : le mariage est-il une si belle chose ? Et la tentation une si vilaine ?

Sur le premier point, le point de vue d’Agosti est clair, et il l’affirme sans détour : « La conception de l’amour à l’intérieur d’un mariage est abjecte. » L’une des scènes qui figurait dans le scénario original mettait en scène les deux protagonistes principaux du film discutant de leurs noces derrière un écran de rayons X chez le médecin : ils étaient devenus deux squelettes, dépourvus de chair. Le mariage est donc cette coquille vide dont nous parlions précédemment, et l’évocation de la cérémonie en elle-même par Agosti est révélatrice : la mariée est vêtue de noir et l’orgue a des accents funestes. C’est à sa propre mort intérieure que Carlo s’imagine échapper en répondant « non ! » et en s’enfuyant. La question de la tentation, inévitable dans un film qui s’appelle Le Jardin des délices, est incarnée dans le film par l’occupante de la chambre voisine du couple Carlo/Carla. Celle-ci est interprétée par l’envoûtante Lea Massari dans un rôle quasi-muet qui confine à l’abstraction, à la pure allégorie. Elle s’offre à Carlo comme une alternative salutaire, se soumet à lui et à ses atermoiements (il la gifle puis l’embrasse, la fuit puis lui fait l’amour), rôde autour du couple et emporte le corps de Carla dans les flots marins. Dans une longue scène d’amour assez splendide, Carlo s’abandonne au « démon » dans ce qui s’apparente à une extase autant qu’à une descente aux enfers, à un rituel de mort terrible et dévorant. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure ce personnage existe, et s’il ne serait pas, lui aussi, une création mentale de Carlo, un fantôme surgissant dans son esprit au moment d’accepter ou non sa condition d’époux, puisque la « mort » de Carla est alors simultanément en jeu au travers de cette seringue en cours de stérilisation.

Globalement, la situation de Carlo est en permanence sous-tendue par l’idée qu’il pourrait, qu’il devrait, être « ailleurs ». Cet ailleurs évoqué par ces regards perdus vers l’horizon, ces soleils couchants sur la mer, ces fenêtres mi-ouvertes mi-closes et vers lequel le personnage semble finalement fuir. Dans une conclusion éminemment fataliste, Agosti lui fait néanmoins tourner les talons et courir vers sa femme. Celle-ci le jauge alors tandis qu’il se tient, penaud, dans l’entrebâillement de la porte. Il est revenu. Il est condamné.


Nous n’irons pas jusqu’à prétendre que Le Jardin des délices soit une œuvre magistrale, un « chef d’œuvre maudit » autrefois perdu et enfin retrouvé, quand bien même cela participerait à sa légende. Tout n’y est pas parfait, l’opacité globale du film pourra révulser autant qu’elle pourra intriguer, et son discours radical tendance anarchiste ne provoquera pas l’adhésion de tout le monde. Mais puisqu’il existe manifestement un purgatoire pour les cinéastes, nous espérons que la mise en lumière de cette œuvre difficile mais fascinante permettra à la personnalité singulière de Silvano Agosti d’en sortir.

(1) Agosti parle, avec Bellochio, d’ « une véritable histoire d’amour à un niveau créatif. »
(2) Sous le pseudonyme d’Aurelio Mangiarotti.
(3) Empruntées notamment au fameux triptyque homonyme de Jérôme Bosch.
(4) Maurice Ronet, qu’Agosti a choisi après l’avoir vu dans Le Feu follet de Louis Malle et qu’il qualifie de « véritable star de la Nouvelle vague. »
(5) Evelyn Stewart, Ida Galli de son vrai nom, entrevue dans La Dolce Vita ou Le Guépard.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 2 octobre 2009