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Interviews

Un gigantesque poster de Scarface recouvrant le mur, un portrait de Joe Dallessandro sur le sol, des affiches de films de Billy Wilder et Fassbinder, des DVD un peu partout et des figurines des membres de Spinal Tap dans une caisse : pas de doute, nous sommes dans les nouveaux locaux de Carlotta Films, où nous avons rendez-vous avec Vincent Paul-Boncour pour parler plus en détail de l’un des meilleurs éditeurs du marché français actuel. Directeur et co-fondateur de Carlotta Films, société de distribution spécialisée dans les reprises, Vincent Paul-Boncour a fait de sa cinéphilie une activité professionnelle. Depuis un peu plus de deux ans, Carlotta s’est aussi touRCé vers l’édition de DVD, nous permettant de redécouvrir les filmographies de Fuller, Pasolini, et quelques autres. Coup de projecteur sur un éditeur qui compte.

Franck Suzanne : Comment est née la structure de distribution et d’édition Carlotta ?

Vincent Paul-Boncour
: La société Carlotta Films a été créée il y plus de six ans, avec comme objectif de faire un travail sur la sortie en salles de grands classiques du cinéma, des années 50 à nos jours ; le premier film qu’on a ressorti est La Mort aux Trousses d’Hitchcock dans son format d’origine 1.85 : 1 en Vistavision et dans une copie restaurée. Très vite se sont dégagées deux lignes éditoriales : l’une sur la réédition de classiques plus contemporains - ce que j’appelle contemporain, ce sont les années 70/80, les premiers films de Scorsese, Coppola, Spielberg, que l’on n’avait pas l’occasion de voir en salles et avec lesquels notre génération a grandi en les voyant à la télé en VF, des films comme Pulsions, Obsession, Blow Out, Scarface, ou Raging Bull par exemple, et on s’est assez vite spécialisé dans ce profil de films que l’on ressortait en salles en copies neuves avec un nouveau matériel de promotion, à l’instar d’un nouveau film. Notre seconde ligne éditoriale est un travail sur le jeune public, plus familial, avec la ressortie de films des années 50 à nos jours, des classiques tels qu’un film adapté de Jules VeRCe, des dessins animés, des films d’animation, de pirates, d’aventure, pour faire découvrir ou redécouvrir à de jeunes générations des films qui ont passé avec brio l’épreuve du temps, qui sont donc toujours contemporains et qui ont influencé de jeunes réalisateurs comme Tim Burton, Spielberg ou autres, des noms qui peuvent encore parler aux jeunes générations. C’était donc là notre travail sur la distribution en salles, aussi bien à Paris qu’en province, et il y a un peu plus de deux ans, on a donc développé cette activité avec la sortie de DVD, soit des films sur lesquels on avait fait un travail en salles au préalable - les films de Pasolini comme Salò, la Trilogie de la Vie - et qui sortent en DVD quelques mois après, soit des films pour lesquels nous avons uniquement les droits vidéo ; c’est donc une activité que l’on mène de front, en parallèle à notre activité "cinéma".

FS : Quelle est votre politique d’achat de droits ? J’imagine qu’il est plus difficile de sortir en DVD un film dont les droits sont détenus par une major ?

VPB : Bien sûr. D’une part, il y a la question de la disponibilité des droits, on fonctionne vraiment au cas par cas. Si on a envie de travailler sur un film, et que l’on ne peut avoir que les droits cinéma, on va le faire. Par exemple, les films de Billy Wilder que l’on a sorti l’an deRCier, Avanti ! et La Vie Privée de Sherlock Holmes, sur lesquels seuls les droits cinéma sont disponibles ; la MGM, qui est l’ayant droit, se réserve évidemment la possibilité d’éditer les films en DVD en France et gère aussi les diffusions télé. Mais ça ne nous a à aucun moment empêché de le faire et on a donc réalisé une nouvelle sortie en salles. Après, c’est vrai que par rapport à ce travail, qui peut être répercuté sur d’autres médias - la vidéo, le DVD - on essaie d’acquérir la chaîne des droits lorsque c’est possible. C’est donc une question de possibilités, et ensuite une question qui se pose en termes d’envies, de choix, de goûts : travailler sur tel ou tel film ou cinéaste, et amener le plus loin possible les œuvres d’un auteur - ce que l’on a fait avec Pasolini, ce que l’on inaugure avec Fassbinder.

Ronny Chester : Avez-vous des liens particuliers avec certains studios ou bien est-ce au coup par coup ?

VPB
: On travaille avec tous les studios pour ce qui conceRCe les droits salles. En DVD, c’est avec certains studios seulement ; il y a aussi beaucoup de sociétés indépendantes, italiennes ou allemandes. On travaille surtout avec les studios pour les films américains, mais on n’a pas de rapports spécialement privilégiés.

FS : Concrètement, qui décide du choix des sorties ?

VPB
: Nous sommes deux associés dans la structure, Jean-Pierre Gardelli et moi-même, et c’est un travail commun.

FS : Le motif principal reste l’envie ?

VPB
: L’envie, et on se dit que cette sortie pourra avoir un impact et que cette envie sera partagée. Il y a aussi l’aspect économique qui entre en jeu, on ne peut pas se permettre de sortir tout ce dont on a envie, sachant que parfois ça peut ne rien donner du tout. Le but du jeu, c’est que l’on travaille sur des investissements, financiers mais aussi personnels en termes de temps pour moi et mes associés, et c’est vrai qu’il est plus satisfaisant de faire quelque chose qui fonctionne ; donc il faut aussi imaginer si c’est dans l’air du temps, si cela va intéresser d’autre gens, un public, des cinéphiles, etc.…

RC : Ce qui amène ma prochaine question : est-ce que parfois vous vous sentez obligés de distribuer ou d’éditer un film à fort potentiel commercial pour faire un équilibre avec vos échecs éventuels ?

VPB
: Non, parce qu’on s’attache à ce que la rentabilité se fasse sur chaque sortie, qu’elle fonctionne le mieux possible, et on ne raisonne pas dans la globalité : "on va sortir cinq titres, et si l’un ne marche pas on compensera avec le reste". Economiquement parlant, ce n’est pas du tout de cette manière que l’on fonctionne. Bien sûr, certains titres marchent plus ou moins bien, mais on fait en sorte que chaque sortie aie sa propre existence et puisse se rentabiliser sans que ce soit compensé par autre chose.

RC : Vos sorties sont donc toujours motivées par une envie cinéphile ?

VPB
: Oui, c'est-à-dire que, comme avec Carlotta Films on ne travaille que sur le patrimoine, sur la réédition de grands classiques, on est déjà dans une certaine forme de cinéphilie qui va des années 50 à nos jours, et c’est cela qui nous fait aller de l’avant.

FS : Tant qu’on en est au chapitre économique, quel est le budget moyen de l’édition d’un DVD, de l’achat des droits à la restauration s’il y en a un ?

VPB
: C’est très variable ; sur certaines éditions on attache beaucoup d’importance à l’aspect packaging, rien que le visuel coûte de l’argent. En terme de contenus, rares sont les éditions où l’on trouve le film, point barre. On n’est pas là non plus pour rajouter du complément pour qu’il y ait du complément, mais il y a un vrai parti pris d’avoir une vision éditoriale sur chaque film, de se pencher sur tel ou tel thème, telle ou telle partie du film, d’aller plus loin : ce qui passe par la création de bonus et de documentaires. Je pense qu’à chaque fois on a des éditions fouRCies et que les masters sont plutôt de très bonne qualité - soit ce sont des éléments que l’on peut récupérer, soit on va être amené nous-mêmes à faire de la restauration, donc ça peut énormément varier, sachant qu’en général on sort des éditions de qualité assez coûteuses. Pour vous donner des prix, le minimum est entre 30, 40 000 euros, et ça peut aller jusqu’à 100, 150 000 euros, tout dépend du projet : entre sortir un film seul et un coffret trois DVD, on n’est pas dans la même économie. On essaie d’imaginer quel sera le potentiel du titre, et d’aller le plus loin possible en ce qui conceRCe le packaging et tout l’aspect qualitatif. Après, on s’adapte à l’aspect économique.

RC : Vous privilégiez l’achat de masters déjà restaurés ?

VPB
: De manière générale, ce qu’on privilégie, c’est le titre. Comme on est uniquement sur les droits pour la France, au contraire d’ayant droits qui peuvent rentabiliser une restauration en la vendant sur différents territoires pour différents médias, il est important que de manière générale on ait un master en bon état. On ne peut pas se lancer dans des restaurations au coût exorbitant, car après économiquement ce n’est plus viable.

RC : Mais vous arrive-t-il de restaurer vous-même des films ?

VPB
: On est actuellement en train de le faire pour un film indien, Mother India, que l’on avait sorti en salles, et où les éléments étaient très abîmés. Donc on fait une restauration complète, tant au niveau des problèmes de rayures, poussières et autres que de l’étalonnage. C’est aussi un choix de notre part : sachant qu’il n’y a pas d’autres éléments, soit on le fait, soit on ne le fait pas. Mais il est vrai que l’on se lance rarement dans ce genre d’opération car cela reste extrêmement onéreux, et la rentabilité devient beaucoup plus difficile.

FS : Avez-vous déjà envisagé une collaboration avec des éditeurs étrangers pour partager les frais de restauration ? Je pense notamment à Criterion et au British Film Institute qui travaillent ensemble sur certains masters.

VPB
: Je ne crois pas que nous ayons été amenés à le faire, ou alors de manière indirecte avec les ayant droits que l’on représentait : par exemple, sur le coffret "Louise Brooks", avec notamment Loulou et Le JouRCal d’une Fille Perdue, une restauration a été faite - sur notre demande, d’ailleurs -, mais prise en charge par les ayant droits, qui ensuite se dispatchent selon les nationalités qu’ils représentent. En tant qu’éditeur France, on ne s’est pas engagés dans ces frais-là. Mais sachant que l’on est en relation avec Criterion et le Bfi, on sera amené à le faire si on travaille sur des titres communs, ce qui est beaucoup plus cohérent et logique, puisqu’il s’agira du même master qui servira au différentes éditions.

RC : J’imagine que la qualité de l’image et du son est l’une de vos priorités ? Quand on regarde le marché actuel, on relève dans vos DVD une exigence qui va bien au-delà de la plupart des éditeurs.

VPB
: Je pense que c’est indispensable dans la mesure où l’on travaille sur des films de patrimoine. On a cette exigence parce que l’on pense que le consommateur aussi est exigeant, et que l’on ne peut pas présenter un film des années 50 ou 60 dans un master de mauvaise qualité parce que l’œuvre en pâtit. Il y a une sorte de charte de confiance qui existe entre nous et l’acheteur et qui passe par ce travail éditorial et cette qualité.

RC : Je pensais en particulier aux comédies hollywoodiennes d’Howard Hawks ou Preston Sturges qui sont d’une qualité éblouissante.

FS : Récemment encore, la copie de 40 Tueurs était absolument hallucinante. C’est une course au trésor que vous menez pour trouver ce matériel ?

VPB
: Tout à fait. Alors, ça ne va pas sans mal, parce qu’on a cette exigence, soit de trouver le meilleur master existant, soit de le faire faire par les ayant droits. 40 Tueurs est un bon exemple : à la base, on avait récupéré un master qui ne nous convenait pas, et on a trouvé celui-là in extremis : je pense que ça fait partie intégrante du DVD et que c’est nécessaire pour apprécier le film. Autre exemple, on a à notre catalogue Voyage à Deux de Stanley Donen que l’on devait sortir en Mars-Avril ; les éléments qu’on a reçu ne nous convenaient absolument pas, donc on a préféré attendre la restauration en 35 mm actuellement en cours afin d’obtenir le nouveau master par la suite. Je pense qu’en ce sens la France est un peu un cas unique, car le film est sorti dans d’autres pays d’Europe avec ce master que l’on a refusé. Donc, c’est vrai que c’est quelque chose d’assez primordial pour nous.

FS : Vous préférez donc attendre plutôt que de proposer une réédition plus tard ?

VPB
: Tout à fait. Alors, il arrive des cas où l’on doit rentrer dans des investissements délirants et qui nous dépassent. Après, c’est un choix, le sortir avec un élément qui est correct sans plus, ou ne pas le sortir du tout. Mais c’est vrai que quand on sait qu’à moyen ou long terme on peut réussir à avoir de nouveaux éléments, on préfère attendre et avoir la qualité que l’on a eu avec 40 Tueurs ou d’autres films.

FS : Petit contre-exemple, une question de nos lecteurs : pourquoi n’y a-t-il pas de master 16/9 pour L’Homme de l’Ouest ?

VPB
: Parce qu’en fait il n’existe pas. Assez étonnamment, le film a une très belle réputation en France, où il est apprécié comme l’un des meilleurs Antony Mann, mais il n’en a quasiment aucune aux Etats-Unis et est considéré comme un film mineur, donc il n’y a pratiquement pas de travail de préservation ou de restauration particulier par le studio, puisqu’en termes économiques il ne représente pas grand-chose. Il existait donc un beau master 4/3, on a préféré le sortir dans cette version plutôt que ne pas le sortir du tout, d’autant que c’est la première édition mondiale : il n’est même pas sorti aux Etats-Unis. Ca fait un peu partie des dilemmes ; le master est plutôt de belle qualité, sortons-le même si c’est une version 4/3, sachant qu’aujourd’hui, tout le monde n’est pas équipé 16/9. Ce sont des remarques que nous ont fait un certain nombre de jouRCalistes, mais par la force des choses, c’est ce qu’on a pu faire avec ce que l’on avait, sachant qu’on ne pourrait pas sortir avant un certain temps une édition 16/9.

RC : Le coût serait exorbitant ?

VPB : Le coût, les autorisations par rapport aux ayant droit… Si un jour la MGM décide de refaire un master pour telle ou telle raison et que l’on peut en bénéficier, alors pourquoi ne pas ressortir une édition en 16/9. Mais ce n’est pas prévu à plus ou moins long terme, on s’est donc dit que cela valait quand même le coup de le sortir, même en 4/3. Mais en ce qui conceRCe la technique, on ne peut pas tout contrôler de A à Z, même si on essaye de faire le maximum.

RC : Risquez-vous aussi de perdre les droits d’un film à un moment donné ?

VPB : On n’a pas les droits éteRCellement. Les droits courent, ils ont une durée dans le temps.

FS : Retrouver la version française du Port de la Drogue a dû s’apparenter à une chasse au trésor ?

VPB
: Ca fait partie de l’excitation, du plaisir de notre métier, ce travail de détective : retrouver des éléments inconnus, des scènes coupées… Et Le Port de la Drogue en est un bon exemple : comme matériel, on a reçu une béta en VO, point barre. La VF n’existait plus. Ayant fait différentes recherches, je connaissais l’anecdote de la version française, même si je ne l’avais jamais vue. On a pu la retrouver, elle existait en piste 35 mm dans un labo en France, sûrement d’époque, et à partir de là on a refait un transfert et on l’a intégrée comme piste sonore supplémentaire. On est parti de là pour réaliser le petit documentaire. Mais ça passe par des recherches qui prennent du temps ; si on se contentait de reprendre le master sans avoir cette connaissance autour du film, il ressortirait en VOST, point barre. On ne trouve pas forcément toujours ce genre de choses. Mais par exemple, sur Médée de Pasolini qu’on ressort en Octobre, on a retrouvé dans une Cinémathèque cinquante minutes de scènes coupées qui n’ont jamais été vues, avec pas mal de plans de La Callas. On va faire un petit montage qui sera proposé dans le DVD, et je pense qu’on arrivera à un document durant environ trente minutes. On pioche dans les cinémathèques, les collections privées… de quoi optimiser l’outil DVD.

FS : Vous nous parliez de l’objectif pédagogique de Carlotta ; vos bonus reprennent cet aspect de votre travail, ils sont souvent très analytiques, je pense en particulier aux études sur le montage chez Fuller, ou aux interventions de spécialistes comme de cinéastes cinéphiles tels que Bertrand TaveRCier : il y a une volonté de votre part de produire des bonus à la fois originaux et pédagogiques ?

VPB
: Oui, c’est une volonté, et d’autant plus sur les polars et les westeRCs qu’on a sorti au mois de juin puisque les films s’y prêtaient. On a voulu aussi avoir une approche spécifique par rapport à certains aspects cinématographiques du film, qui peuvent passer par la photo, les décors, le montage, et donc de faire parler aussi des professionnels, comme une analyse du montage de 40 Tueurs par Yann Dedet, l’un des grands monteurs français. C’est cette approche qui nous intéressait, tout en étant accessibles au plus grand nombre, et je pense que l’outil DVD l’autorise. Elle peut permettre un certain nombre d’analyses, de visions sur la façon dont le film a été fait, et d’apporter un nouvel éclairage. Ca me paraît intéressant, même si ce n’est pas beaucoup fait aujourd’hui, en particulier sur les classiques hollywoodiens : autre exemple, dans le coffret Mankiewicz que l’on va sortir, on a fait faire une analyse des décors du Château du Dragon, où l’aspect gothique est très important, par Jean-Pierre Berthomé, auteur d’un livre sur les décors au cinéma , c’est un axe qu’on a choisi. Sur toutes nos sorties, on détermine de manière assez jouRCalistique les différents thèmes que l’on pourrait explorer autour du film, les différents témoignages de telle ou telle personne qu’il serait intéressant d’obtenir par rapport à ses compétences, à son métier. Je pense que ça permet de proposer un regard que l’on n’a pas forcément en tant que spectateur et qui est enrichissant sur le film en lui-même.

FS : C’est vrai qu’il y a un côté très "Classique Larousse" dans cette présentation pédagogique.

VPB : Tout à fait. Je pense que c’est important : le cinéphile qui aujourd’hui veut voir par exemple Le Port de la Drogue de Fuller sur support DVD s’attend à trouver le film, c’est une évidence, mais aussi à en savoir plus et y trouver différents points de vue. Il est plus intéressant de se concentrer sur des aspects spécifiques au film, soit par la mise en scène, soit par le contexte historique, que d’avoir quelque chose de plus généraliste sur un auteur, comme mettre un documentaire d’une heure sur Fuller. Je pense que ça fait partie de notre travail d’éditeur.

FS : Je crois d’ailleurs que, sauf exception, vous n’utilisez pas de bonus déjà existants.

VPB : Très rarement. Ca nous est arrivé pour la simple et bonne raison qu’on trouvait le documentaire très bien fait. On n’allait pas refaire la même chose en moins bien ou un copier coller. Mais il est vrai qu’on voit beaucoup de documents très généralistes et pas forcément très intéressants, et que, même si on n’en a la possibilité, on préfère ne pas les intégrer pour simplement ajouter du contenu. On préfère faire les choses nous-même, en fonction de ce que l’on aimerait voir. Par exemple, c’est vrai que sur Allez Coucher Ailleurs, on avait un documentaire d’une heure sur Hawks fait par le BFI comprenant des témoignages de cinéastes, un home movie de Hawks… il n’y avait rien à redire, on l’a donc intégré. Sur Le Port de la Drogue, on a mis un documentaire de l’INA où Fuller commente le début du film à une table de montage - ça fait partie des documents de haute qualité que l’on intègre, mais en règle générale, on préfère mettre des éléments créés plutôt que des émissions, ou alors on fait un mix.

RC : C’est une façon de contrôler vos suppléments de A à Z, d’asseoir votre identité dans le monde du DVD ?

VPB
: C’est une envie que l’on souhaite développer par rapport à nos sorties DVD, et aussi par rapport à l’ensemble de ce qui existe sur le marché, qu’il s’agisse de patrimoine ou pas. Pour exister, je pense qu’il faut se démarquer, entre autres des classiques sortis par des majors de manière flat, c'est-à-dire le film et éventuellement la bande-annonce.

RC : Justement, en parlant de concurrence, est-ce que la présence d’un éditeur comme Wild Side vous sert, vous stimule ?

VPB
: Je ne sais pas si nous sommes vraiment concurrents. On fait un travail de qualité tous les deux, c’est aussi le cas de MK2 sur les classiques, même si eux sont plus axés sur l’Europe que sur le cinéma américain. Il y a suffisamment de place sur le marché du DVD pour que l’on soit trois à être des références. Même s’il y a des recoupements, on n’est pas forcément sur les mêmes sorties, sur les mêmes titres ; c’est vrai que Wild Side se place moins dans la sortie de films de Pasolini ou de Fassbinder et plus sur la Série B italienne, américaine ou autre. Evidemment, il y a des titres dans leur catalogue ou dans le notre qui pourraient être "échangés", comme les Anthony Mann, les Fuller… ils en ont fait certains, on en a fait d’autres, ce qui est bien, c’est que ça existe : on ne peut pas tout faire nous même, et c’est très intéressant qu’ils aient sorti Shock Corridor et Naked Kiss et nous 40 Tueurs et Le Port de la Drogue dans de très belles éditions chacun de notre côté, et qu’à la fin ce soit disponible à la vente. Vu le nombre de films sortis dans l’histoire du cinéma et le travail à faire, je ne parlerai pas de concurrence mais de complémentarité, tout cela peut exister ensemble. Ce qui est plus désagréable, c’est quand vous voyez certains éditeurs qui sortent des films de patrimoine dans des copies dégueulasses, rayées, pan and scannées, sans bonus : là, c’est plus embêtant par rapport au travail de fonds qu’on réalise. Le consommateur, du coup, peut se retrouver avec d’un côté un DVD de haute qualité, tant par le master ou les bonus, et le même film à côté, au même prix ou moins cher, dans une édition abominable. Et comme le marché est libre, il n’y a aucune régulation, n’importe quel film peut exister dans une très belle édition comme dans la plus mauvaise. Il faut faire très attention à cette dévalorisation qui peut être faite par certains éditeurs moins scrupuleux.

FS : D’autant plus que le grand public n’est pas forcément toujours très informé à ce sujet.

VPB
: Bien sûr, tout le monde ne lit pas toutes les chroniques publiées dans la presse ou sur InteRCet, tout le monde n’est pas forcément au courant. C’est vrai que ça peut créer du tort.

RC : Est-ce que vous ne payez pas d’une certaine manière le fait de proposer des titres à 25 euros en moyenne alors que des titres de patrimoine sont trouvables à 4, 5 euros ? Vous en pâtissez quelque part ?

VPB
: J’aurais du mal à le dire. En même temps, c’est aussi pour ça que l’on a cette volonté de les vendre plus chers par rapport à l’ensemble du marché, on ne les brade jamais : vous ne les retrouverez pas six mois après à moitié prix, ce que font certains de nos concurrents. Après, c’est une question d’habitude avec le consommateur. C’est toujours difficile de juger, mais je pense que ceux qui connaissent un peu le label Carlotta savent que ce sont des éditions de qualité, il y a peu de risques d’être déçu par le DVD, à quelque niveau que ce soit, au contraire d’un label inconnu, ou qui aurait mauvaise réputation, car tout va très vite : dans le domaine de l’édition cinéphilique, l’info circule facilement. Et le consommateur ne se laisse pas forcément avoir deux fois.

RC : Etes-vous tentés de racheter les droits d’un film sabordé par un autre éditeur ?

VPB
: Oui, on ne l’a encore jamais fait, mais si un film a été mal sorti, et qu’on a la possibilité de le ressortir dans une belle édition, ça ne me semble pas gêner l’existence du nouveau DVD. Ca se présentera sûrement, et ça ne nous posera aucun problème.

RC : En parlant du prix, dans quelle mesure le packaging influe-t-il, et comment se décide-t-il ?

FS : Contrairement à certains de vos concurrents comme Wild Side ou HK Vidéo, dont les DVD se repèrent de très loin dans un rayonnage, vos visuels sont un peu plus hétéroclites. C’est une volonté de s’adapter à chaque film ?


VPB : On n’a pas l’esprit de collection. Des rapprochements peuvent se faire par eux-mêmes, mais je ne crois pas trop à cette idée de collection. Fatalement, lorsque l’on crée un label, il faut l’alimenter, et donc on se retrouve avec des choses qui peuvent être moins cohérentes, et même si certains éditeurs pensent qu’une espèce de fidélisation peut se faire, je crois qu’au contraire qu’une lassitude du consommateur peut se créer à cause de l’impossibilité d’avoir toute la collection. Après, c’est une question de goût, d’envie : il peut nous arriver de créer une sorte de mini collection, comme on l’avait fait avec la comédie américaine, où on a voulu une cohérence sur les trois titres, d’où ce parti pris visuel qui les assimilait ensemble. Mais cela n’a pas été fait dans le but de la réalimenter six mois après en sortant trois nouveaux titres de la même manière. Je pense que ce qui nous caractérise, c’est la qualité des packaging, des visuels - par exemple L’Aurore et son aspect relief. On s’adapte sur chaque film, un peu à la manière dont on choisi les bonus : on se consacre à chaque film en particulier, on voit de quelle manière on pourrait se positionner, le relooker tout en restant dans l’esprit. A l’arrivée, ça peut constituer une collection, mais ce n’est pas le but du jeu.

FS : Vos bonus sont-ils créés en inteRCe, ou des jouRCalistes indépendants travaillent-ils pour vous ?

VPB
: On travaille avec une société qui s’appelle Allerton Films, qui réalise tous les bonus de Carlotta, et qui travaille aussi pour Bodega Films, structure différente mais composée des mêmes associés qui ne distribue que des films récents et va commencer à sortir des DVD : des films bollywood comme La Famille Indienne, Ana, une comédie américaine... Allerton travaille également pour d’autres éditeurs à la réalisation de bonus DVD. Le travail se fait en commun entre nos deux sociétés : choix des sujets, des pistes à aborder, recherche des documents… On se focalise sur chaque film pour faire une édition unique de référence.

RC : Pour rester au chapitre des bonus, vous vous apprêtez à ressortir L’Aurore. Quelle est la raison de cette exception dans votre politique ?

VPB
: La raison est simple, la première édition était quasiment épuisée, on se retrouvait devant deux possibilités. Soit la réimprimer telle quelle, mais de par son packaging, c’est une édition très coûteuse et c’était donc économiquement difficile, soit, puisque l’occasion se présentait, faire une nouvelle édition qui devienne la référence : on a été contacté par une maison de disques, Labels, qui à la suite d’une commande du Festival de San Francisco l’an deRCier avait produit un accompagnement musical de L’Aurore par l’un de leurs groupes, Lambshop. Comme ils étaient venus vers nous bien après la sortie du DVD, on n’avait pas pu l’intégrer. On s’était dit qu’on pourrait imaginer sortir une édition comprenant cette nouvelle bande-son, et pourquoi pas aussi la BO en CD. C’est donc une nouvelle édition qui vient en relais de celle qui est épuisée - on la trouve encore dans certains points de vente, mais on n’en a plus du tout en stock, elle va donc disparaître d’elle-même. Mais c’est un peu une situation exceptionnelle : le cas s’est présenté, mais on aura rarement une volonté de réédition marketing où l’on ne rajoute pas forcément grand-chose. A la base, je pense qu’on avait déjà une édition de référence, on n’a donc pas beaucoup de choses à ajouter. Si on est amené à le faire, c’est pour de bonnes raisons.

RC : Et puisqu’on parle de politique de rééditions à tout va, que pensez-vous du marché du DVD ?

VPB
: (Silence) Ca va être long (rires). En tant qu’éditeur, et par rapport à notre approche, la baisse des prix sur les films de patrimoine, voire même le bradage, me paraît problématique : on ne va pas du tout dans ce sens-là, on se bat même contre. Les films, le travail réalisé, tout cela a un prix, une valeur, et cette valeur doit exister. Après, je peux comprendre que l’on aie des politiques différentes selon tel ou tel type de film, mais conceRCant le patrimoine ça me semble un peu aberrant. Il y a aussi une banalisation du DVD qui passe par les ventes en kiosques, dans des jouRCaux comme Le Figaro ou Le Monde. On peut ainsi avoir un DVD coûtant entre 2 et 5 euros, c’est assez dangereux car ça crée une perturbation du marché par rapport au consommateur. Je pense qu’il faut faire attention à toutes ces opérations qui peuvent nuire au support. On travaille sur le moyen terme, voire le long terme, on n’est pas sur des one shots : deux mois d’existence et c’est tout. Mais c’est peut-être aussi parce qu’on est sur des titres, par exemple Salò, qui ont eu une vie avant nous, et en auront une après, il ne faut pas banaliser ça. A mon sens, c’est là le principal.

FS : La mention "Réalisé avec la participation du CNC"’ figure en ouverture d’un certain nombre de vos éditions. Concrètement, quelle aide vous apporte-t-il ?

VPB
: C’est une aide sélective en fonction des dossiers déposés. Une commission se réunit tous les trimestres environ et analyse tous les dossiers de demande d’aide déposés par les éditeurs, cette aide prend la forme d’un soutien financier à la création du DVD, qui varie selon les projets et les commissions. Cette aide est indispensable pour nous ou des éditeurs comme Wild Side ou MK2 : par rapport au coût de fabrication, et même quand cela se vend bien, il est difficile de rentrer dans ses frais sans l’aide du CNC.

FS : Est-ce que le CNC surveille la qualité des produits finis ? Vérifie-t-il s’il y a vraiment eu restauration ?

VPB : Oui, ces projets sont aidés, mais ça implique le dépôt d’un DVD test ou d’un exemplaire terminé. Si un projet est aidé et qu’ils s’aperçoivent qu’il y a eu "tromperie" par rapport à ce qui était proposé dans le dossier, ils en tiendront compte lors des demandes suivantes. Cette commission est très attentive a l’aspect qualitatif de chaque projet.

RC : Quels sont vos titres à paraître ?

VPB
: D’ici à la fin de l’année ? Parmi les belles éditions, il y a Médée, qui devrait être exceptionnelle, avec de nombreux documentaires, interviews de pas mal de membres de l’équipe : décorateurs, costumiers, Laurent Terzieff intervient aussi ; des scènes de touRCage seront également intégrées, notamment des séquences où l’on voit Pasolini en repérages… en tout 30 mn de documents qui je pense feront référence. Très belle édition aussi autour de Louise Brooks, un coffret comprenant trois films - Loulou, JouRCal d’une Fille Perdue, Prix de Beauté - et des bonus où l’on insiste sur l’aspect contemporain des œuvres : on cherche à montrer que les films qu’on sort, outres leurs qualités artistiques, parlent aujourd’hui aux spectateurs, aux cinéastes et à d’autres. L’exemple de Louise Brooks dérive sur de nombreuses formes d’arts qui peuvent aller du cinéma au théâtre, à la BD, la mode… on a donc été assez larges pour montrer ce que représente aujourd’hui l’icône Louise Brooks.

On a aussi un coffret Mankiewicz qui devrait être assez conséquent, avec la sortie de trois titres, L’Affaire Cicéron, Le Château du Dragon et Chaînes Conjugales. C’est la première fois qu’un coffret de ce type est réalisé autour de Mankiewicz, même s’il existait des éditions comme celle de Cléopâtre. Mais il n’y avait pas encore de travail autour du cinéaste. On a retrouvé un document très conséquent réalisé par Michel Ciment et Luc Béraud intitulé All about Mankiewicz, un film de deux fois 50 mn d’interviews de Mankiewicz au début des années 80 qui nous parle de toute sa carrière dans la première partie et de tout Hollywood dans la seconde, c’est vraiment passionnant. Parmi les projets qui nous tiennent à cœur, à la fin de l’année sort un coffret Bollywood avec Mother India et La Famille Indienne, que l’on avait déjà sortis en salles en Mai/Juin et sortent en DVD six mois plus tard, avec un documentaire de 52 mn réalisé spécifiquement à Bombay, avec l’idée de montrer concrètement ce qu’est la cinéma indien aujourd’hui - on parle souvent de Bollywood sans forcément savoir ce que c’est ni voir les films. C’est vraiment une plongée dans cet univers. Voilà les gros morceaux d’ici la fin de l’année.

FS : Vous sortez également La Neuvième Configuration ?

VPB
: Oui, c’est un film peu connu en France, sauf par quelques aficionados, un film culte aux Etats-Unis et en Angleterre. Ca devrait être une belle révélation puisqu’il est complètement inédit. On a aussi Casanova de Fellini dans une très belle édition 2 DVD et qui ressortira simultanément en salles. Et puis, l’année prochaine, on va continuer sur pas mal de classiques américains, quelques polars comme Le Carrefour de la Mort de Henry Hathaway, Les Forbans de la Nuit de Jules Dassin, ainsi que La Proie de Siodmak avec Victor Mature, trois titres assez conséquents. On va sortir aussi la première série de films de Fassbinder, qu’on aura inaugurée en salles en Octobre. Ca fait un moment qu’on est dessus, ce sera une quasi-intégrale. Les DVD sortirons en Mars, en même temps que la deuxième salve en salles. Le deuxième coffret sortira ensuite en Octobre 2005.

RC : Ils sortiront uniquement en coffret, ou bien il y aura aussi des éditions individuelles ?

VPB
: On n’a pas encore déterminé. On sortira peut-être Le Mariage de Maria Braun en individuel et les autres en coffret, mais on n’est pas encore totalement fixé. Il y aura aussi du cinéma italien, deux films de Monte Hellman, ses deux westeRCs avec Jack Nicholson, L’Ouragan de la Vengeance et The Shooting.

FS : ConceRCant les Fassbinder, utiliserez-vous les mêmes masters que Criterion ?

VPB
: Je ne sais pas encore, mais en principe ce seront les mêmes, puisque ce sont des masters refaits par la fondation Fassbinder. On a la chance de bénéficier de très beaux éléments, ce qui est appréciable au vu du nombre de titres à sortir.

FS : Dans le catalogue Carlotta, quels sont les titres qui se sont le mieux et le moins bien vendu ?

VPB
: Dans les meilleures ventes, on a Salò de Pasolini, La Première Folie des Monty Python, qui a très bien marché, après, sous forme de coffret, on a La Trilogie de la Vie de Pasolini, et dans les plus récents L’Homme de l’Ouest, L’Aurore aussi - toutes proportions gardées, mais c’était un très beau succès. Dans ceux qui se sont moins vendus, De Palma - les années 60 a été très décevant, mais c’était une sortie pointue. Après un film comme Boccace 70 a moins bien marché.

FS : Quelle est la sortie dont vous êtes le plus fier ?

VPB : Par nostalgie, il y aurait déjà Salò, le premier titre qu’on a sorti. Avec La Trilogie de la Vie, ça a été une belle entrée dans le milieu du DVD, qui a eu beaucoup d’écho immédiatement. Après, parmi les paris les moins "gagnés d’avance", les plus difficiles, je dirais le coffret Morrissey New York Undergound, un projet hors normes qui dépassait le cadre des films, et puis L’Aurore, qui a reçu un écho presse énorme. On a eu un succès critique et public sur un film muet des années 20, qui est peut-être considéré par certains comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre du cinéma, mais que beaucoup de gens ne connaissaient pas, donc quelque chose qui n’était pas évident à la base.

FS : Fantasme d’éditeur : si vous n’étiez pas limité en droits, en budget, quel serait le DVD que vous rêveriez de sortir ?

VPB
: (Silence) Je vous donnerais bien un nom qui a déjà été édité, mais sur lequel un travail pourrait être fait, c’est Hitchcock, mais c’est par pure nostalgie, car c’est mon réalisateur préféré, celui avec lequel j’ai grandi. Il faudrait faire un travail conséquent, même si de bonnes choses existent. On arrive à satisfaire ses phantasmes de cinéphile par rapport à ce qu’on réalise. On ne se dit pas "Il faudrait absolument faire ça", parce qu’il y aurait tellement de choses à faire… Ce ne sont pas forcément les titres les plus connus, ceux qui ont le plus de notoriété en termes de cinéphilie, qui apportent le plus de plaisir, voir New York Underground. On part des films, et on voit ce qu’on peut faire autour.

FS : Pas de regrets par rapport à la filmographie des Movie Brats des années 70, qui reste chasse gardée ?

VPB
: Non, car ce sont des films qui finissent par sortir, même s’ils ne sont pas forcément optimisés comme nous pourrions le faire, car nous avons la chance de pouvoir prendre le temps, plus que WaRCer ou Paramount, qui travaillent dans le volume. Mais ils finiront par exister en DVD. En tant que cinéphile, on pourra les acquérir, donc pas de regrets non plus là-dessus. Certes, il y a une réalité économique, et certaines sociétés, pas forcément des majors, détiennent des droits mais refusent de les céder, et préfèrent ne rien faire de leur catalogue plutôt que de voir quelqu’un d’autre s’en occuper. Il y a plein de choses à faire sur les années 70, mais qui peuvent être difficiles à cause des ayants droit, qui n’y attachent pas beaucoup d’intérêt. Après, tout est question de temps et d’opportunités.

Tous nos remerciements à Jeanne-Aurore Coleuille

Par Franck Suzanne - le 1 septembre 2004