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Interviews

Cinéaste, acteur, écrivain, peintre, scénariste, réalisateur de bonus... Noël Simsolo est un indispensable touche-à-tout, qui a par ailleurs offert à la critique française quelques un de ses livres les plus passionnants. Dans le choix de ses sujets se retrouve toujours ce goût de l'éclectisme, cette volonté d'échapper aux chapelles et de se pencher avec la même passion sur les oeuvres de Sacha Guitry, Sergio Leone ou Clint Eastwood. Dernièrement, c'est au film noir que Simsolo a consacré un livre (Le film noir, Editions des Cahiers du Cinéma). L'occasion pour nous de retracer la carrière de cet auteur exigeant, et de disserter sur le cinéma, la littérature, les dvds et leurs bonus le temps d'une interview au long cours.

Scénariste, metteur en scène, peintre, romancier, historien du cinéma, acteur, on vous décrit volontiers comme un touche-à-tout. Que notez vous sur les formulaires quand on vous demande quel est votre métier ?
D’abord je ne note plus grand chose, parce qu’à mon age je ne remplis plus beaucoup de formulaires. Et puis il y a une chose qu’un jour m’a dit Godard quand je lui disais que Cocteau était un touche-à-tout : "Non, il était touché par tout." C’est quelque chose que je revendiquerais bien. C’est à dire : qu’est ce qui vous intéresse et qu’est ce qui vous donne envie ? Les diverses professions que j’exerce sont des choses qui me font envie. Alors à la limite, selon les cas, quand je passe une frontière, je peux marquer écrivain, auteur, une formule de ce genre selon ce que je vais y faire, parce qu’en fait, même si cela peut paraître prétentieux, j’avoue que je mettrais volontiers le mot artiste.

Comment s’est fait votre rencontre avec le cinéma ?
Quand je suis parti de chez moi à l’age de quatorze ans, très vite je me suis mis à fréquenter les ciné-clubs. Et là il y a eu forcément tout un tas de découvertes un peu en vrac. Et il y a eu la grande rencontre en 62, je devais avoir 18 ans. J’avais déjà une cinéphilie assez développée car j’avais été quelques mois avant comédien à Bruxelles, et j’allais au musée du cinéma, que tenait à l’époque Jacques Ledoux, où je découvrais Keaton, etc. Magnifique. Et quand je suis rentré à Lille après la première année à Bruxelles (j’ai fait deux années là bas en tant que comédien), j’ai fait la connaissance d’un individu un peu bizarre qui avait pris d’assaut le ciné-club étudiant de Lille pour y imposer sa loi, belle loi. C’est un homme qui est resté mon ami, c’est Pierre-Henri Deleau qui avait une curiosité absolument magnifique. Je dirais que c’est là vraiment que la cinéphilie s’est canalisée parce que Deleau, entre autres, faisait venir des gens comme Douchet, des cinéastes aussi. Puis, en boule de neige, je me suis retrouvé faisant de la critique au journal communiste de Lille Liberté. Je devais donc voir les films qui sortaient (pas payé pour ça d’ailleurs, à peine défrayé, mais passons), et je rencontrait des cinéastes : Louis Malle faisant Le Feu follet, et surtout, surtout, grand souvenir, Pierre Etaix, Truffaut. Et bien sûr au fil des années, entre l’enfance, les chocs de l’enfance, les précisions par la lecture des Cahiers du cinéma (d’abord difficile puis de plus en plus facile puisque très vite je me suis mis à les acheter moi même et à les dépouiller), l’expérience de la cinémathèque de Bruxelles en tant que comédien, le ciné-club de Lille puis les virées dingues en voiture pour aller à la cinémathèque française, peu à peu, ce qu’on peut appeler la cinéphilie constructive s’est établie. Elle était relativement aidée par une chose, c’est qu’ayant commencé par de la peinture en tant que peintre, puis ayant été comédien par le théâtre, j’avais une approche qui n’était pas universitaire, j’avais une approche plus au niveau de la sensation. Et puis après il y a eu l’installation à Paris, la réalisation de films moi-même, la fréquentation d’un tas de gens et l’amitié. Je fais partie d’une génération qui a eu la chance d’entrer dans le cinéma très jeune par le biais du cinéma populaire et de la sensation et non pas par le cursus universitaire ou la mode. C’est vrai que quand je me suis installé à Paris en 68, je voyais des jeunes qui avaient choisi le cinéma ou la politique sur un coup, un moment, qui n’y connaissaient rien avant, et c’était très curieux. J’avais écrit avant d’arriver à Paris un bouquin sur Hitchcock publié chez Seghers. J’avais pu l’écrire parce que vers 65 la cinémathèque de Bruxelles avait programmé tous les Hitchcock anglais et on partait en voiture ou en auto-stop pour les voir, Bruxelles étant plus proche que Paris pour nous qui étions à Lille. Donc il y avait des choses comme ça que je voyais, que je connaissais, et qui n’étaient pas très connues ailleurs. Bien que vivant en province, je voyageais beaucoup avec une vie d’aventures (et en province on avait des cinéma de quartier qui ont duré plus longtemps qu’à Paris), je me suis rendu compte que j’avais finalement emmagasiné pas mal de films dans ma tête et pris des notes. J’avais des manques, je n’étais pas l’égal des gens qui m’ont fait confiance à l’époque comme Rivette ou Narboni, mais en fin de compte, je n’étais pas en décalage total avec l’idée sur le cinéma. Si bien que quand je suis arrivé à Paris où était déjà installé mon ami Pierre-Henri Deleau, mes relations ont été très fréquentes avec Douchet, avec Rivette, l’amitié avec Chabrol. J’avais abandonné mes études de comédien pour la critique de cinéma, et même en temps je faisais un peu l’acteur de temps en temps pour mes copains.

Je me suis retrouvé dans une situation très bizarre : quand j’interviewais des jeunes cinéastes, ou des moins jeunes, au bout d’un moment il y avait une forme d’amitié qui naissait. Et il y avait des discussions qui dépassaient largement le cadre de l’interview puisque je m’étais interrogé sur le cinéma en fonction de mes connaissance de peinture, de ma cinéphilie et du théâtre. Et on en arrivait à des relations tout à fait autres que le critique interviewant quelqu’un. En plus, y a eu une époque où les Cahiers, qui étaient quand même le fer de lance, avaient un peu laissé tomber le jeune cinéma pour la politique. Et la politique je connaissais bien, trop bien pour être dupe de certaines illusions qu’il pouvait y avoir à l’époque. Je me retrouvais non seulement le critique mais l’ami de Werner Schroeder, de Fassbinder, de Glauber Rocha, de Carmelo Bene, de Sergio Leone, de Pasolini et de gens comme ça. Donc j’avais la chance, si vous voulez, que mon goût du cinéma, mon envie d’en faire et ma connaissance « historique » faisaient que les rencontres que j’avais avec des gens faisant ce métier n’étaient pas des rencontres dans un contexte comme celui d’aujourd’hui. Aujourd’hui, un critique, en tant que professionnel, rencontre quelqu’un, il publie l’interview et basta. A l’époque, c’était des échanges allant très loin. Je me souviendrais toujours de ma première rencontre avec Bertolucci sur le plateau du Conformiste, où j’étais venu puisque Jacques Robert sortait Partner à la Pagode. Et donc je rencontre Bernardo qui me dit : « Je sais que tu es un ami de Biette et que tu lui as beaucoup parlé de Prima della rivoluzione. » Je lui dis : « Oui c’est vrai » « - Et c’est vrai que tu as dis ça ? » Etc. Et ça a commencé comme ça. Donc on était plus dans un rapport journalistique. On n'était pas dans un rapport de travail commun non plus, faut pas tout mélanger. L’époque était aussi très différente : aujourd’hui, quelqu’un qui va rencontrer un cinéaste espère que sa carrière va être aidée par ce cinéaste. A l’époque, il n’y avait pas que moi, on était pas du tout dans ce trip là. C’était l’amour du cinéma.

Et puis la dernière rencontre, quand je m’étais installé à Paris : au bout de quelques mois, à la cinémathèque, Langlois m’a abordé. Il m’avait déjà repéré avant, quand je venais en auto-stop voir des films. On a eu des discussions et très vite je suis devenu une de ses éminences grises, comme on dit. C’est-à-dire qu’il m’envoyait chercher des films. S’il y avait un repas avec Machin, je devais être là. Quand Langlois recevait des films, il me les montrait, il avait une confiance en moi qui a été merveilleuse. Aujourd’hui, je me félicite de ne pas en avoir profité sur le plan professionnel, alors qu’à l’époque je pouvais peut-être en être triste mais ça a permis des vraies relations, c’est à dire des vraies discussions, des vrais échanges. Et j’ai découvert aussi, ce qui à l’époque choquait beaucoup de gens, qu’on pouvait être à la fois devenu l’ami de Jean-Marie Straub, de Werner Schroeder et de Glauber Rocha tout en aimant le cinéma de Sergio Leone. Donc position illogique apparemment mais qui ne l’était pas totalement, parce que moi j’étais d’un age, d’une approche du cinéma où je refusais absolument de rejeter tout le cinéma dit commercial, dit populaire, en fonction d’un cinéma dit d’avant garde. Je n’y croyais pas. Et je n’y crois toujours pas. Je crois que ce qui est formidable aujourd’hui, c’est que quand vous montrez un film de Godard, dit difficile, à des gens qui n’ont aucune culture dite cinématographique (qu’ils n’aiment ou qu’ils n’aiment pas, là n’est pas la question), ils se rappellent de séquences plan par plan. Donc le cinéma a cette force extraordinaire que seule la poésie et la musique peuvent avoir : dès qu’on veut oublier l’idée de « Qu’est ce que ça dit ? » pour « Comment ça dit les choses ? », on arrive à toucher les gens. Bref, le cinéma c’est ce qui m’intéressait. Plus que le théâtre, plus que la littérature. Je pense que les discussions que j’ai pu avoir avec les cinéastes importants de l’époque (qui sont d’ailleurs devenus plus encore importants par la suite) étaient basées sur les sensations et les déductions dues à ces sensations. En fait, j’ai toujours prolongé mon amour du cinéma par ces échanges, ces rencontres. Et comme tous les grands bavards, je peux aussi très bien écouter.

En ce qui concerne votre travail d’auteur, vous avez écrit pour Paul Vecchiali, pour Marco Ferreri et vous avez vous même réalisé plusieurs courts métrages durant les années 70 et un long, Cauchemar, en 1980. Où en êtes vous aujourd’hui vis à vis du travail de création cinématographique ?
Il faut d’abord dire une chose : je suis de cette génération où il y avait la famille, il n’y avait pas les réseaux. C’est-à-dire que même si je ne vois presque plus jamais Rivette, s’il entre ici et que je suis là, ce sera : « Comment tu vas ? » On a pas besoin de se voir, comme avec Godard ou Chabrol, on sait qu’on est de la même famille. Même s’ils sont plus vieux que moi, même si la famille a été autre avec eux. Il n’y a pas une journée où je ne pense pas à Biette ou Doniol-Valcroz. Dieu sait que Doniol-Valcroz est oublié de tout le monde, Biette ne l’est pas mais le sera, hélas. Donc c’était une sorte de famille et de groupe, c’était normal qu’on se montre nos films. Moi, ça ne me gênait pas de montrer mes films, mes courts métrages à Straub quand il venait à Paris, de les montrer à Claude Berri ou à Tavernier, c’était pas gênant. Le problème c’est que c’étaient des tentatives.

Alors, comme mes amis Narboni et Deleau (je prends deux personnes très différentes, non pas pour situer mes amitiés, mais les familles), j’étais surtout quelqu’un marqué par la culture générale. Je pense que les générations d’aujourd’hui n’ont pas conscience de ce que c‘était, mais c’est pas contre elles, c’est le contexte. On va prendre la ville de Lille : il y avait un café-tabac qui se trouvait près de la place Rioum et qui était ouvert jusqu’à 2h du matin. Après les ciné-clubs, après les séances de cinéma, on y faisait des rencontres de toutes sortes. On pouvait y rencontrer le prof d’université, l’ouvrier, les gens qui étaient venus au cinéma et il y avait un échange. Et cet échange était scellé par de la circulation. Quelle circulation ? Prenons un exemple : j’avais à la main un bouquin de Jim Thompson, écrivain de roman noir peu connu à l’époque. A ma droite, Monsieur Georges Schneider (actuellement devenu le directeur administratif de l’ensemble orchestral de Paris) avait ramené de Paris un coffret d’opéra. Il y avait Untel qui avait les écrits de Borges, un autre avait un bouquin de Kierkegaard, un autre un bouquin de science-fiction. Et on finissait par aller chez l’un ou l’autre écouter le disque qu’avait Monsieur Schneider, écouter des chansons de Prévert, de Ferré ou autre, et on se prêtait les bouquins. C’est-à-dire qu’il y avait une circulation. Si vous aimiez la série noire et que les gens que vous rencontriez aimaient la philosophie ou la littérature anglo-saxonne, il y avait un passage qui se faisait. Il y avait également des gens comme Gaston Criel, ancien secrétaire de Cocteau et de Sartre, qui vivaientt là. Donc il y avait un échange culturel dans les groupes sans arrêt. L’idée de ne faire qu’un art n’était pas pensable. Même si on ne créait pas, on s’intéressait à tout. Quand on allait chez quelqu’un passer deux heures avec son électrophone, on écoutait aussi bien Gainsbourg que Mozart que John Coltrane que Stockhausen ou que Johnny Halliday même, pourquoi pas. C’était pareil en littérature, c’était pareil en peinture, c’était pareil en tout. Avec des degrés de valeur et d’intérêt différents, bien sûr.

Donc quand je suis arrivé à Paris, mon idée était de faire des films, bien entendu. Comme acteur, je n’en avais pas fait le tour avec le théâtre mais je savais ce que c’était. Je faisais mes courts métrages, mais l’idée de faire des scénarios ne m’a pas déplu. Simplement j’ai été très difficile parce que j’ai eu une ou deux premières expériences avec des gens gentils mais dont le résultat montrait que ce n’étaient pas des créateurs. Et j’ai eu la chance que des gens comme Vecchiali et Marco Ferreri me proposent de travailler avec eux. Et là, j’ai eu cet orgueil que j’ai toujours : tant qu’à être scénariste autant l’être avec des créateurs parce que si vous travaillez c’est mieux, quand même. Comme acteur, on peut me voir dans des films passés de gens comme ça. Soit c’est des copains et je m’en fous, soit je préfère passer dire trois phrases chez Godard que d’avoir un rôle principal chez X ou Y, même si c’est un copain. Donc il n’y avait pas de frustration à être scénariste pour un cinéaste. Je ne me disais pas : « Si c’est moi qui avait réalisé, ce serait mieux. » Non, j’étais ravi, j’étais fou de joie. Je me souviendrai toujours quand Marco Ferreri m’a dit : « Finalement, j’attends, je cherche quelqu’un, présente moi Untel. Mais tu pourrais peut être toi réécrire… » C’est comme si il m’avait donné le plus beau cadeau du monde. De même quand Godard m’a appelé pour que je fasse un personnage dans Eloge de l’amour. Lui n’était pas conscient à quel point pour moi c’était l’aboutissement d’un souhait depuis l’age de 15 ans, puisque Godard, pour moi, c’est le plus grand. Mais bon, ça c’est des anecdotes.

Les courts métrages que je faisais, pourquoi je les faisais ? J’estimais savoir monter un spectacle de théâtre, très bien. Savoir peindre, très bien. Savoir non pas bien écrire, mais savoir défendre une idée sur le cinéma. Mais je ne pensais pas être prêt à pouvoir faire un long métrage. Donc, n’ayant pas envie d’être assistant, j’ai fait pendant dix ans des courts métrages avant de me sentir prêt à un long métrage que j’ai réalisé. Qui n’a pas été un échec mais qui n’a pas été un succès. Et puis après, ça a été difficile d’en refaire un autre. Il y a eu des possibilités, on m’a proposé des choses. Au fil du temps, j’ai préféré refaire des courts métrages, des films de commande où ce que je faisais à ma manière restait ce que je pensais, plutôt que de m’embarquer dans des compromis. Faut être clair : dans les années 80, après avoir fait mon long métrage Cauchemar, j’étais très ami avec plusieurs producteurs importants et je pense qu’avec certaines concessions, arrangements, je pouvais refaire d’autres long métrages. Mais je n’en avais pas l’envie profonde.

Et donc je n’ai jamais arrêté de tourner. J’ai fait des films de commande sur la peinture pour le musée Pompidou, des films pour la ville de Caen sur des expositions ou sur un hôpital, des choses comme ça. Et puis le court métrage, j’ai arrêté aussi. Avant j’arrivais à faire un court métrage avec très peu d’argent, mais les prix devenaient tels que, même en le vendant à télévision et tout, je perdais de l’argent. J’ai quand même réussi à faire, je ne dirais pas une œuvre, mais une bonne dizaine de courts métrages en me finançant moi-même, sans perdre de l’argent et tout le monde était payé. Mais arrivé à de tels chiffres, ce n’était plus possible. Maintenant, ce doit être différent avec le DV. Donc j’ai continué bon an mal an, avec des trous de deux ou trois ans, à tourner des films qui ont été montrés dans les festivals, au FIPA. Des courts métrages, des films essais. Et puis depuis deux ans environ, je fais des bonus DVD.

Ma conception du bonus DVD, c’est de les faire comme si je réalisais des courts métrages. Non pas avec une volonté d’auteur, soyons lucide, mais en disant que ce qui compte c’est le cadre, ce qui compte c’est quels extraits je mets, ce qui compte c’est « qu’est ce qui va se passer » : c’est le fluide. Je n’ai jamais cessé de me coltiner à l’expression cinématographique avec à la fois beaucoup d’orgueil et beaucoup de modestie. Quand je fais des choses comme le bonus de Nana pour Arte, quand je filme mon copain Jacques Doillon parlant de Mizoguchi les larmes aux yeux, ce que j’ai appris en filmant avant me permet de ne pas trahir ce qui se passe. Je reviens sur Godard, il a dit une chose formidable : « Si le cinéma ne vous aime pas, vous pouvez tout faire pour l’aimer, c’est foutu. » Les bonus m’ont montré que, peut être pas toujours mais souvent, le cinéma m’aimait encore. Je continuerai donc à réaliser des choses que j’estime être des films. Je ne mets pas « film réalisé », je mets « film de » c’est plus simple. Quand j’interviens autrement, que ce soit pour interviewer ou parler d’un film, là les gens font ce qu’ils veulent, c’est autre chose. Mais quand c’est moi le maître d’œuvre, je suis extrêmement strict, extrêmement précis avec ce que je veux. Je peux me battre très très fort pour que ce soit le raccord que j’ai voulu, alors que c’est des choses sous-payées. Je n’en tire aucune gloire, je n’en tire aucune carrière, je m’en fous, c’est pas mon problème. Mon problème, c’est que si je filme Narboni me parlant de John Ford, je veux que ce soit le cadre que je demande. Je veux que Jean aille dans une direction qui me permette à un moment d’arrêter sur un geste de lui ou une cigarette, pour arriver à un plan qui va dire. Je veux faire quelque chose qui me paraît être le minimum d’honnêteté par rapport à un spectateur. Quand j’écris mes romans, c’est pareil. On me dit : « Mais vos romans, on les lit d’une traite. » C’est un compliment. Je ne dis pas que je suis bon ou mauvais, ce n’est pas là le problème. Pour moi, ce qui compte d’abord, c’est l’image et le son, avant ce qui est dit. Avec le type le plus intelligent du monde mais qui vous parle d’une manière ennuyeuse, si vous avez trouvé le moyen de le cadrer, de l’éclairer et de couper parfois son discours d’un extrait très précis, l’ennui devient une merveille de fascination et de beauté. C’est le travail. Donc je n’ai pas lâché le cinéma. Mais très honnêtement, je ne me vois pas aujourd’hui, profitant d’amitiés, de contacts, d’acteurs qui sont mes amis, m’embarquer dans la réalisation d’un film dont je ne serai pas le maître à l’arrivée. Pas au sens de mégalomanie mais dans le sens de contrôle. Et avec une histoire qui me permettrait peut-être de faire des effets de style mais dont le fond ne concernerait pas du tout le type de forme que je veux. Car pour moi, je ne peux pas dissocier les deux. Et passer deux ans de ma vie, qui va être de plus en plus courte vu l’age (rires), sur un truc qui à l’arrivée ne serait pas exactement ce que je souhaiterais, ça ne m’intéresse pas. L’expérience de Cauchemar en 80, je ne la renie pas du tout. Il y a eu de gros problèmes avec Vecchiali qui était mon producteur, il n’y avait pas d’argent. Mais il y avait des gens merveilleux comme Pierre Clementi, dont je salue la mémoire, ou un preneur de son comme Monsanti, ou un opérateur comme Alain Suarez, qui au bout du deuxième jour a compris que c’était moi qui déciderait le type de photo et pas lui, et que lui aurait le talent de me le donner encore mieux que ce j’espérais. Et grâce à eux, c’est un film qui est exactement celui que je voulais dans le contexte où je le faisais. J’aurais eu des milliards, ça aurait peut-être été un autre film… Bon…

Si vous voulez, ça ne m’intéresse pas aujourd’hui de m’impliquer dans un projet qui n’arrivera pas du tout à être ce que mon rêve, « cosa mentale » voudrait qu’il soit. Quand je travaille sur un film de Chabrol avec Gamblin, qui est un comédien de génie, quand je passe un moment avec mon ami Mathieu Amalric, ou quand je vois encore comment Delon pourrait être s’il se laissait diriger par quelqu’un, je ne dis pas que je n’ai pas des velléités. Mais je peux très bien vivre sans, ce n’est pas le but. Donc je préfère m’abstenir.

Maintenant, si demain les gens de Rezo [il avise l’affiche du film Mon trésor], que je connais très bien comme Paulo Branco (que j’ai connu avant même qu’il fasse de la production), me donnaient la possibilité de réaliser de nouveau un film, je ne foncerais pas dessus comme un malade, contrairement à beaucoup de gens de ma génération. Je ne veux pas une garantie de gros budget, d’avoir ce que je veux, non, ce n’est pas ça. Je veux simplement savoir si j’aurais un budget précis, défini, même petit, mais avec lequel j’aurais la tranquillité de faire ce que moi je veux. Et une fois le budget défini, tu me fous la paix ! Si je vois qu’avec le budget, j’ai une idée qui peut fonctionner à fond, que le film marche ou pas, je le ferai peut-être. Mais je ne veux pas me retrouver avec une situation dans laquelle il n’est pas possible d’aller jusqu’au bout de mes idées. Même si mes idées sont mauvaises, c’est moi que ça regarde. Je ne sais pas si je réponds à votre question mais c’est ça. Il n’y a pas de frustration, je m’en fous de refaire un long métrage, ce n’est pas un problème. Si je n’ai pas cette tranquillité, si je dois avoir un acteur qui demande à avoir ses plans à lui, un opérateur qui dira : « Moi je me mets là et pas là » , si on me dit : « Il faudrait que tu rechanges telle scène parce qu’à mon avis ce serait bien quand même…», ils ont le droit de vouloir mais moi j’ai pas envie. Moi je viens de la peinture, c’est ma matière. Et même je vous dirai, ça va paraître prétentieux, mais dans les bonus DVD que je fais, qui ne sont pas du tout des films géniaux, mais ma patte, bonne ou mauvaise, est là, je n’y peux rien. C’est ma petite mégalomanie d’auteur.

Concernant votre travail de romancier, vous avez écrit de nombreux polars…
[il coupe] Je n’ai jamais écris de polars, Monsieur, j’ai écris des romans noirs, c’est pas pareil… On va se fâcher !

Excusez moi… Vous avez donc écrit de nombreux romans noirs aux titres évocateurs comme Apocalypse Nord ou Un travelo nommé désir. En quoi le cinéma influence-t-il votre écriture ?
Alors là c’est très curieux, parce que j’ai d’abord cru que je trouvais quelque chose en me basant sur le cinéma pour l’écriture. J’ai cru ça pour les deux ou trois premiers romans : Nuit nord, Ciel noir et les deux signés Calinot. Et puis, quand j’ai entrepris Clown, je me suis rendu compte qu’en fait la mémoire trahit.

Quand j’avais dix ans, on avait vu avec ma mère Le grand sommeil de Hawks. J’étais émerveillé par le coté presque science fiction du film. En rentrant la maison, j’ai vu qu’elle avait le livre dans la collection Série noire. J’ai obtenu l’autorisation de le lire et j’ai découvert Chandler. Et ça a été une marque importante. Dès l’age de neuf ans, je lisais tout autant des bandes dessinées de l’époque (il faut dire qu’il y avait vraiment du génie chez Rifolk, chez Mandrake, chez le petit Riquet de Niezab, que je ne retrouve pas forcément dans la bande dessinée d‘aujourd‘hui, mais passons) que les Misérables et Céline et la série noire. Mais je n’aimais pas les policiers à énigmes, ça m’ennuyait un peu. Donc il y a quelque chose qui est arrivé à ce moment-là. Je me suis rendu compte en écrivant Le clown, qu’en fin de compte, ce que je pensais moi, imposer par le montage, par le système d’écriture comme un scénario de film n’était pas faux. Mais il y avait un préalable : c’était le hard-boiled, c’était Hammet, c’était tout ces gens là qui eux avaient compris ce qu’était le cinéma. Et puis, assez tôt, vers l’age de treize ans, j’ai commencé à lire Simenon, et pas que les Maigret. Simenon était aussi très marqué par ça. J’ai découvert en écrivant le Clown que j’étais marqué par les références chez Simenon que j’adorais, et que j’adore toujours. C’est-à-dire : en mélangeant la sensation d’extérieur, avec des ellipses et tout, on visualisait comme au cinéma avec le monologue intérieur et les états d’âme. Et c’est là que les choses s’entraînent : je me suis rendu compte que j’aimais beaucoup les films avec une voix off, les films noirs souvent. Donc, pour être honnête, en effet le cinéma marque beaucoup mon écriture. Ce sont des séquences, des moments, mais il y a aussi la bande dessinée et le feuilleton radiophonique, j’en ai fait beaucoup. Mais je crois que de toutes façons, avant que le cinéma existe, ça existait déjà. Quand je préparais le bonus sur Nana de Jean Renoir pour Arte, j’ai relu le livre que je n’avais pas lu depuis vingt ans. Je me suis rendu compte que chez Zola, c’était une écriture cinématographique en permanence, avec des idées de plans, des inserts, des idées d’ellipses, des idées de travelling. Donc, il y a une chose qui est très curieuse, c’est que le cinéma n’est pas né que du théâtre comme on l’a dit. Il est né de la littérature et de la littérature du XIXème siècle, populaire ou populiste ou naturaliste. Donc à partir de là, des choses se transforment. Et en fait le cinéma n’intervient pas uniquement dans mes romans par le titre : ce sont des gags bien sûr, c’est plus marrant de faire un gag. J’ai écrit Un Travelo nommé désir mais, vous avez omis, j’ai aussi écrit Les sept poules de Christelle. Et là je suis en discussion pour peut-être faire un autre Poulpe qui s’appellera Queue des brumes, donc on peut s’amuser… Non, ce n’est pas ça. Ce qui est important, et je dirai même capital, dans le rapport cinéma et roman pour moi, c’est exactement ce que j’ai dit sur le cinéma tout à l’heure. Le cinéma, ce sont d’abord des images et des sons. J’avais demandé une fois à Leone : « Quel est le cinéaste que tu sens le plus proche de toi sur l’idée de faire des films ? Pas sur les films eux-mêmes. » Et il m’a dit : « C’est Godard ». Pourtant Godard… Mais si ! Il est parmi les rares qui pensent d’abord en image et en son. Et après on pense au reste. Et un jour, je vois Jean-Luc et je lui relate l’anecdote et Jean-Luc me dit : « C’est vrai ». Il a reconnu que c’était vrai. Alors dans la même idée, je dirai que je suis quelqu’un qui, quand il écrit, pense d’abord aux sensations et à la dynamique. Plutôt qu’au style, qui ne veut pas dire faire des belles phrases, faire du Proust. Ca passe par l’écriture et la force. Et là, on revient toujours à : « Qui vous a marqué ? ». Simenon. Simenon, il commence un roman en disant : « Il pleut. » Il ne parle plus de la pluie mais il pleut tout le long du livre. Cocteau qui a des phrases inoubliables : « Sa vie tenait à un fil. Il cassa. ». Bon. Et donc tout ça vous marque, mais quand les gens tombent dans le piège de croire que le cinéma marque mes romans par les références de titre ou la citation d’un film ou le nom d’un des personnages, c’est de l’anecdote, c’est ma propre « cosa mentale », mon propre univers. Je pense que ce qui marque le cinéma dans mes livres, c’est la même chose qu’il y avait en peinture ou dans beaucoup de choses de ma vie : l’intelligence n’existe pas sans la sensation, et inversement. Donc, en écriture, si vous voulez rendre la sensation pour l’intelligence d’un récit, vous devez passer par des choses que l’esprit visualise immédiatement par son propre imaginaire. Et c’est ça qui m’intéresse. Quand je commence un roman comme Alcool, pour montrer qu’un type est alcoolique totalement, je peux dire : « Il buvait depuis longtemps » et tout. Je préfère commencer par « Un autre ? Le garçon servit Monsieur Untel avant qu’il n’approuve la demande. » On a vraiment un plan de film. Ce n’est pas un travail facile, on bosse beaucoup. Moi, je crois énormément au travail en amont, de toute façon. Quand je fais des films, je prépare beaucoup avant. Et quand j’écris un roman, je mets à peu près un mois entièrement sur la première et la deuxième page, et après c’est différent. On a trouvé la musique, le style, même si c’est ce qui manque quand j’ai le reste. Je ne crois pas à l’écriture fonctionnelle. Je crois à la structure. Je suis un vieux gestaltiste.

Avec toujours cette notion primordiale de la fluidité que vous louez notamment chez John Ford.
C’est capital. Quand je vois n’importe quel film de fiction, n’importe quel documentaire, quand je vois un raccord (qu’il soit cut ou enchaîné) qui ne fait pas que le fleuve continue, ça m’ennuie terriblement. Je pense que ce doit être un flot, un flux, un reflux. C’est la phrase de Georges Bataille : « La mer se branle éternellement. » On va, on vient, il n’y a que ça qui m’intéresse. Et ce que je trouve merveilleux ce sont les acteurs complètement hystérique comme Cagney ou complètement retenu comme pouvait l’être Lawrence Tierney, pour prendre des exemples dans le film noir. Ce qui me plait, c’est qu’ils arrivent à montrer l’invisible. La seule manière de montrer l’invisible, c’est de ne pas lui laisser de place. Donc il veut s’y mettre. C’est pas en laissant un plan où il ne se passe rien, c’est de ne pas lui laisser la place. Il va dire : « Et moi alors ? » Et il vient. En littérature c’est pareil.

Vous avez vous-même joué des rôles d’importances diverses dans une cinquantaine de films. Comment abordez-vous le travail d’acteur ?
D’abord je venais du métier d’acteur, j’ai quand même joué au théâtre pendant des années. Deuxièmement, à 80% ce n’était que dans des films de gens qui étaient mes amis ou que j’estimais. Mais je l’ai toujours pris de la même manière, c’est à dire que j’ai toujours déçu les trois-quarts des gens, pas très intelligents, qui s’attendaient à ce que je fasse un numéro d’extraverti alors que je faisais un métier de comédien. Et un comédien, c’est sobre.

Ce que j’ai remarqué c’est qu’il y avait deux genre de cinéastes : il y a ceux qui veulent tout vous expliquer, et il y a ceux qui n’ont l’air de rien vous expliquer et qui vous expliquent tout sans rien dire. J’ai remarqué que Ferreri, c’était exactement comme Godard ou comme Chabrol, ce sont des gens qui vous disent un truc à un moment, à vous de l’attraper et vous avez tout compris. Sinon, tant pis. Il y a une anecdote que je raconte souvent à propos de Au cœur du mensonge de Chabrol. Je dîne avec lui parce qu’il veut me proposer de jouer un rôle important mais extrêmement difficile, puisqu’il s’agit de jouer un assassin pédophile alors que ma fille a l’age du rôle de la nana. On avait déjà eu deux expériences ensemble. Il me faire lire le scénario et il ne m’appelle pas. Il m’appelle pour me parler d’autres choses, ou plutôt je l’appelle, Claude n’appelle pas. Et je me disais que tôt ou tard il me dirait quelque chose qui m’indiquerait la direction. Il ne me disait rien. Et puis on se trouve dans les bureaux de Karmitz pour essayer les costumes et à un moment je lui dis : « Mais Claude tu ne m’as pas dit un truc : tu le veux comment ? Avec ou sans les lunettes ? » « - Enlève les lunettes. Sans les lunettes, t’as les yeux doux. » Et j’ai compris le personnage, il n’a rien eu besoin de me dire d’autre et tout le long du tournage, ça s’est bien passé. Ou Ferreri qui ne disait rien mais qui me mettait dans une situation où je ne pouvais pas faire autre chose que ce qu’il demandait, ou alors on se trompait. Ce sont les plus grands ceux-là. J’aime beaucoup Vecchiali. Avec moi pas trop parce que j’écrivais les scénarios avec lui, donc c’était un peu difficile. Ou alors il me laissait faire parce qu’on avait une complicité. Mais j’ai vu Vecchiali passer des heures à essayer d’expliquer à quelqu’un les motivations intellectuelles, les comportements. C’était peut être positif pour lui, cela devait l’être, mais moi c’est pas du tout mon truc. Moi quand je réalise, je prends un acteur, je lui parle un petit peu, on est d’accord et après, là où je le fais chier, c’est sur le geste, dans l’axe. « Je préfère que tu te lèves comme ça, j’aime pas ce geste… » Je l’emmerde sur des plans secondaires et je n’interviendrai jamais dans sa tête, sauf si il y a un problème. C’est son boulot, il est payé pour ça. Un comédien est payé pour que le personnage soit dans sa tête. Si c’est pas le même personnage, c’est ma faute, je n’avais qu’à pas le prendre, c’est tout. Et personnellement, je n’ai jamais été vexé quand j’ai fait, en temps que comédien, de la radio, du théâtre, du cinéma, si le metteur en scène vient me dire à un moment donné : « Ecoute Noël, je suis désolé, je crois que c’est pas ça le personnage que je veux. » Bah moi, j’écoute. Et je fais ce qu’il veut. C’est mon métier. Un comédien qui pense être le créateur du film, c’est un crétin. Y en a beaucoup. Mais on peut toujours les avoir, on peut toujours les couillonner. Le comédien qui est certain que ce qu’il va faire est génial à un moment, on peut toujours s’arranger pour lui faire croire qu’il est cadré d’une telle manière et le cadrer autrement. De dos, par exemple. Vous savez, le metteur en scène quand il a un peu de métier et qu’il est intelligent, c’est pas négatif contre l’acteur, mais c’est lui qui a le dernier mot. Quand je fais un film, même pour un bonus, si un mec veut absolument me dire quelque chose que je n’ai pas envie de garder, au bout du compte c’est moi qui garde ou pas.

En ce qui concerne vos écrits sur le cinéma, qu’est ce qui vous a décidé à écrire entre autres sur Leone et Eastwood ?
Le plaisir. Quand j’ai découvert les premiers films de Clint Eastwood, j’aimais déjà les films de Leone. Je vois Un frisson dans la nuit et je trouve ça magnifique. Je crois d’ailleurs être le premier à avoir défendu le film dans La saison cinématographique. Et je vois tout ce que le film est. Pourquoi ? Parce que je ne pars pas en pensant à Leone, Siegel, etc. Je pars comme si je voyais un film de n’importe qui et, d’emblée, j’ai trouvé que c’était un cinéaste intéressant. Acteur limité au départ, qui après est devenu un acteur génial.

Leone, c’est un peu différent. J’avais vu, sans y prêter trop gare, à seize ans, Le colosse de Rhodes qui m’avait assez étonné. C’était quand même plutôt meilleur que les autres péplums de l’époque que je voyais rue de Béthune à Lille dans les salles de première exclusivité ou de seconde ou troisième exclusivité. Et puis, quand Pour une poignée de dollars est sorti, c’était très attaqué bien sûr, mais j’étais très surpris parce que j’y trouvais quelque chose de la bande dessinée, intéressant, j’étais très troublé. Et le deuxième, Pour quelques de dollars de plus m’avait convaincu. Mais c’était très mal vu. Très mal vu. J’ai été traîné dans la boue d’aimer ça. Mais je trouvais ça formidable. Et puis peu à peu, film après film, j’ai découvert que Leone était un vrai créateur de forme. Finalement moi, je suis un snob, y a que la forme qui m’intéresse. Si elle est en adéquation avec le fond, pas la forme toute seule. Et moi quand je vois dans un film le combat « vise au cœur, vise au cœur », quand je vois le triel final, comme dit Leone, dans Le bon, la brute et le truand, quand je vois l’ouverture d’Il était une fois dans l’ouest, quand je vois ce qui a été pour moi un de ses films, pas les plus réussis mais les plus beaux, qu’est Il était une fois la révolution, je suis honnête, je comprends ce qu’il fait, je trouve ça magnifique, j’y crois. Bon, alors pendant un temps les gens m’ont dit : « Comment tu peux aimer Straub et ça ? » Oui, je peux aimer Straub et ça, et c’est tout. Et alors ? La force d’un être humain, c’est d’être ouvert à plusieurs choses différentes qui affinent ses goûts par la diversité. A condition qu’il y ait une éthique. Et une cohérence. Moi, j’ai peut-être été un des premiers à écrire dessus (mon premier texte important sur Leone date de 72), à voir que c’était une démarche cohérente. Ce qui ne veut pas dire que la cohérence me fait toujours aimer. Je n’aime pas les films de Beneix, pour qui j’ai de la sympathie et que j’ai connu comme assistant de Berri, mais je les attaquerai beaucoup moins que ceux de Besson. Parce que chez Beneix, il y a une cohérence esthétique. Qui ne correspond pas du tout à mes goûts ni à mes aspirations ni à mes envies, mais je lui reconnais cette cohérence esthétique. Je ne vois pas cette cohérence esthétique chez Luc Besson. Donc, sans parler de mépris, ça ne m’intéresse pas. Rien qui puisse me donner du plaisir, de l’idée ou de l’envie. J’y ai cru quelques secondes au début de Nikita. Et puis je me suis rendu compte que les deux grands moments de Nikita, il y était pour quelque chose, mais c’était les comédiens qui donnaient cette force. C’était ce que faisait Parillaud dans l’attaque de la pharmacie qui était admirable en tant que comédienne, et c’était ce que faisait Reno quand il arrivait en tant que nettoyeur. Le reste du film, non. Même Tcheky qui est un copain, je trouvais qu’il était pas à son meilleur niveau. Et puis il y a les cas bizarres, y a les cas des cinéastes dont la cohérence finit parfois par vous faire aimer des choses que vous ne devriez pas aimer. C’est Lelouch. Je n’ai pas du tout aimé Un homme et une femme, Claude le sait, je le lui ai dit. Mais par contre j’ai été touché par Le bon et les méchants, j’ai été touché par Un mariage, et je fais partie des rares qui ont trouvé très intéressant Les parisiens. Parce que, quand quelqu’un, même s’il se trompe à deux mille à l’heure, suit un principe jusqu’au bout, avec une folie, c’est toujours plus intéressant qu’un type de génie qui réussit la même chose toujours avec perfection. Donc y a pas de loi. Et un cinéaste aussi peu intéressant que Verneuil a fait un chef d’œuvre qui s’appelle Des gens sans importance. Curtiz est un artisan. Casablanca, il l’a fait malgré lui, on le sait bien, ou deux trois autres films, ce sont des chef d’œuvres. Donc, méfiance. Mais je ne sais plus quelle était la question…

Je vous demandais ce qui vous avait décidé à écrire entre autres sur Leone et Eastwood ?
Pour Eastwood, il y a plus. Je n’ai pas senti ça tout de suite, c’est un mec dont m’avait parlé Philippe Chemin (l’acteur) et que j’ai été voir en salle. Je me suis rendu compte que ce n’était pas seulement un inventeur, c’était un passeur. Finalement, il était celui qui était en train de faire le passage entre le cinéma classique et le cinéma moderne. Et aujourd’hui beaucoup de gens ont écrit sur Eastwood mais je crois que mes petits travaux sur lui, s’ils ne sont peut-être pas les meilleurs, sont peut-être ceux qui lèvent un peu du voile de la réalité de la création d’Eastwood qu’il n’aime pas montrer. Et c’est tellement vrai que, même s’il a une grande estime pour mon travail comme il me l’a fait dire, pour rien au monde il ne me donnera une interview. Si on se voit en privé peut être, mais il n‘aime pas qu’on le devine. Il a le droit. C’est un cinéaste qui travaille toujours sur l’idée de revenir de la mort et qui maintenant, depuis Mystic River, travaille sur aller vers la mort. On est pas loin de Cocteau.

Vous établissez des liens entre Eastwood et Leone au delà de leur collaboration ?
Je vais vous dire non. Ce qui c’est passé entre Eastwood et Leone, c’est que Leone a eu cette idée de l’archange Gabriel, c’est-à-dire l’homme qui revient de la mort. Et ça, ça a marqué Eastwood, ça a placé toute la symbolique de départ de l’œuvre d’Eastwood. Sur le plan cinéma, je crois que ce qui est intéressant, c’est que Leone lui a appris un regard d’auteur européen, Siegel lui a appris un regard d’auteur américain et que la mémoire et la cinéphilie plus son goût du jazz, très important, lui a appris la cadence, la rythmique. C’est un réalisateur qui, de film en film, s’est magnifié. Ca a été plus vite que Huston. Huston a fait des films passionnants à ses débuts mais ce sont des films qui sont de l’illustration de scénario. Mais de film en film, il se met à devenir un grand formaliste, un grand esthète. Eastwood a mis moins de temps. Après le troisième film, après Breezy, ça y est, il va vers autre chose. C’est ce film passionnant qu’on connaît mal de lui qui est La sanction. Et puis à un moment il va faire un film capital, qui va régler tout, c’est Honkytonk Man. Et après ce film, il règle le compte à Harry, c’est Sudden Impact. Il règle le compte avec les films à la mode d’effets spéciaux et c’est Firefox. Il règle les comptes peu à peu et puis après il retourne vers quoi ? Le grand mélo. Y a pas de grand cinéma sans grand mélodrame. Le cinéma, c’est l’enfant bâtard des grands mélodrames véristes et naturalistes du XIXème siècle. On ne peut parler du grand cinéma américain sans parler de Flaubert, de Victor Hugo ou de Zola. Quand James Cain écrit Assurance sur la mort, il fait un plagiat éhonté de Thérèse Raquin.

Vous évoquiez justement le mélodrame en tant que grand genre mésestimé dans le documentaire consacré à Samuel Fuller en supplément du coffret chez Wild Side.

Oui. Le mélodrame, c’est ce qu’il y a de plus intéressant. D’ailleurs le mélodrame… écoutez, on va y aller, hein ! Le mélodrame, c’est Chaplin, c’est Stroheim, c’est Griffith, c’est Douglas Sirk, c’est Renoir, c’est Lang et on continue… Les plus grands metteurs en scène, c’est le mélodrame finalement. Le mélodrame en film noir, le mélodrame en ce qu’on veut mais c’est le mélodrame d’abord. On confond bêtement le mélodrame, avec des espèces de situations débiles et lacrymales, avec simplement quelqu’un qui met des sentiments. Les italiens ont un mot bien meilleur que le mélodrame, c’est le vérisme. Le naturalisme, je peux l’attaquer absolument quand il essaie de faire de la réalité, du documentaire. Le naturalisme, je l’admire quand c’est l’esprit de Zola qui touche quand même le politique, le populaire et l’idée. Et ça a marqué beaucoup les grands cinéastes. Regardez la Nouvelle Vague, quelqu’un comme Rivette qui aime le fantastique et tout, y a des grands moments de documentaire naturaliste. Parce qu’il y a Rosselini qui est derrière. Néo-réalisme, ça veut dire nouveau naturalisme, il ne faut pas se tromper. Le mélodrame, c’est formidable. Une des matrices du cinéma, c’est l’opéra italien. Et s’il y a bien quelque chose qui vient du mélodrame, c’est l’opéra italien.

Au milieu de Leone, Eastwood et Fuller, on peut s’étonner de trouver Guitry.

J’ai d’abord découvert Guitry très jeune, et j’ai toujours aimé. Et ça n’a pas été facile, Guitry a été traité de tous les noms. Je me souviens qu’avec Pierre-Henri Deleau que j’aidais au ciné-club étudiant, on avait beaucoup passé des Guitry. Ca n’avait pas plu aux autres et dans des manifestations politiques où on manifestait contre le pouvoir gaulliste, les gens étaient prêts à nous virer parce qu’on aimait Guitry. Parce que Guitry, c’est quand même celui qui a le mieux compris une chose. D’abord il y a ses mots d’esprit que je trouve magnifiques et je suis assez d’accord avec Voltaire : « Un mot d’esprit est sacré. » Et il y a autre chose, c’est que Guitry est un homme qui ne cesse de filmer la parole. Guitry c’est aussi bien et peut être même mieux que Mankiewicz. Guitry fait des fictions qui ne sont en fait que des documentaires sur des gens en train de jouer une fiction. C’est étonnant. C’est un des plus grands. Et mes petits travaux sur Guitry ont provoqué des mouvements qui ont abouti à un colloque à Locarno où des gens aussi divers que Michel Ciment ou Jean Douchet ont reconnu le génie de Guitry. On a fait de Guitry un metteur en conserve de théâtre mais c’était un créateur, un inventeur absolu. Guitry c’est extrêmement proche de Straub ou de Godard. D’ailleurs dans La chinoise, quand Jean-Pierre Léaud efface les noms du théâtre bourgeois, c’est l’un des derniers noms et on sent bien qu’il a du mal à l’effacer. Ce n’est pas Carné qui a inventé le film en voix off fait en flashback avec Le jour se lève, qui est un film remarquable d’ailleurs, c’est Guitry en 36 avec Le roman d’un tricheur. Guitry c’est un grand inventeur. Moi j’aime bien les inventions. Après on peut s’en servir.

Pour en revenir à Leone, que pensez vous des éditions de ses films en DVD ?

No comment…

Si. Je dis simplement qu’il est dommage que des gens qui n’ont pas connu Leone et qui vont voir les survivants, les gens qui ont travaillé avec lui, et qui ne font pas référence à mon petit travail d’entretiens avec lui, puissent dire autant de choses fausses. C’est que ça les arrange. Ces gens-là ont tellement chié sur Leone pendant des années, maintenant on doit en dire du bien… mouais… Non, c’est lamentable d’entendre un anglais, qui est historien du cinéma dans une école, réinventer complètement la gestation, le travail, la réalité, d’un film comme Giu la testa. Et il ne parle même pas de ce qui est pourtant dit clairement par Leone dans mon livre (je m’excuse de me citer) : que ce n’est pas lui qui devait faire le film, que ça c’est très mal passé avec Steiger, ce que Coburn m’a confirmé. Il raconte son histoire à lui par rapport aux témoins qu’il a vu vingt ou vingt cinq ans après. Tant pis, qu’est ce que vous voulez que j’y fasse, c’est pas mon problème. Si Sergio a passé la barque de Charron et est dans l’enfer grec, il doit se marrer comme une baleine. Je pense que ces gens-là feraient bien de travailler un peu de manière plus saine et de ne pas être aussi journalistes. C’est dommage. Ce sont les mêmes personnes qui écrivent des biographies officielles de Eastwood. Ils ont pris un marché, et bien qu’ils prennent le marché. Qu’est ce que vous voulez que ça me foute. Rien ne m’enlèvera mes rapport d’amitié avec Sergio. Tant pis pour eux. Ce qui est dommage seulement c’est que des gens prennent pour vérités des choses qui ne sont pas vraies.

Tant pis pour nous aussi…

Je ne vais quand même pas, à chaque fois que paraît un bonus DVD, envoyer une lettre en disant : « Relisez mes entretiens, j’ai la bande, croyez moi, ce que vous dites est faux. » C’est un jeu qui ne m’intéresse pas du tout. Remarquez d’ailleurs que ces gens-là, quand ils font des bouquins, ne citent même pas mon bouquin d’entretiens alors que c’est le seul qui existe au monde. Pourquoi ils ne le font pas ? Parce que ça contredirait les thèses qu’ils inventent. C’est leur problème, c’est par malhonnêteté foncière, ils ont peut être un intérêt à ça, peut-être même un intérêt pour les héritiers de Leone, je n’en sais rien, je m’en fous.

Dans un bonus, les gens racontent ce qu’ils veulent, libre aux gens qui font ce bonus de le garder ou pas. Moi j’ai vu des bonus de gens en France où un mec dit une connerie, je ne vais pas citer de film ni rien, mais un film où quelqu’un dit : « Et dans ce film il y a la plus grande idée de cinéma qui ait jamais été reprise ailleurs : la caméra qui va vers l’œil de quelqu’un pour montrer qu’il se souvient ». Et on garde. Le mec affirme. Sur un film de 47… Depuis 1905, le cinéma fait ça ! Si les gens qui prennent quelqu’un qui leur dit une connerie ne sont pas capables de voir que c’est une connerie, c’est leur problème.

Pensez vous éventuellement consacrer un jour un livre d’analyse à l’œuvre de Sergio Leone ?

Je ne crois pas, non. Vous savez j’en ai un peu marre d’écrire sur le cinéma. Là, je viens de finir un bouquin sur le film noir, c’est très fatiguant, c’est très long. Je préfère inventer des histoires. Je ne sais pas. Pourquoi ? Est-ce nécessaire ?

Cela pourrait être nécessaire pour rétablir un certain nombre de vérités bafouées par ces gens qui…

[Il interrompt] Ecoutez, les gens ont un cerveau, ils n’ont qu’à penser par eux-même. Quand je suis un gamin d’une vingtaine d’année et que je vois les films d’Hitchcock, j’écris un livre, que je ne trouve pas très bon, mais avec quelques idées originales qui ont été reprises partout. Je n’ai pas attendu qu’on me prenne la main pour les dire. Aujourd'hui, on est en déficit de pensée. Tous les gens qui vous disent quelque chose, c’est quelque chose qu’ils ont lu ou entendu et pas quelque chose qu’ils ont réfléchi et pensé par eux-mêmes. Il y a même des gens qui vous disent : « Regarde, j’ai écrit un texte sur Anthony Mann, tu vas voir, c’est formidable. » Et on lit un truc où ils n’arrêtent pas de citer ce qu’ils ont lu d’autre et où il n’y pas une idée à eux. Leur cerveau ne sert pas à grand chose, ça les regarde. Il y a longtemps que je ne fouille plus les poubelles pour trouver des trésors.

Concernant le DVD, qu’a-t-il changé pour vous dans votre cinéphilie ?

Il n’a pas changé grand chose parce que, si vous voulez, il y avait déjà eu très tôt les cassettes. Et contrairement à beaucoup de gens, je trouvais que les cassettes étaient un outil de travail formidable. Pas de découverte, hein ! Ou de découverte par défaut. Mais moi, ça ne me gênait pas parce que je venais de la province et il y avait des films que j’avais découvert dans des copies en version française, rayées ou en version non sous-titrée à la cinémathèque. Donc je n’ai pas ce côté d’aujourd’hui qui m’agace beaucoup : « Ce DVD est meilleur que l’autre parce que le pressage est mieux ». C’est du DVD, c’est pas de l’écran. Que le pressage soit meilleur tant mieux, mais là n’est pas le problème : un film il faut le voir en salle, au départ.

Mais c’est vrai que quand je dois travailler sur un cinéaste et que je n’ai que des DVD et que des cassettes, il y a des choses sur lesquelles je m’avance très peu : c’est l’éclairage, c’est la réalité du son. Parce que tout est nettoyé et transformé. Pour moi personnellement, ça n’a changé qu’une seule chose, mais le DVD, la cassette, c’est la vérification de ce que je pense. Je veux dire par là que quand j’écrivais sur le cinéma avant l’arrivée de la cassette vidéo, ma mémoire pouvait me trahir. Je voyais une scène dans ma tête, maintenant je peux vérifier. Je trouve lamentable que des tas de gens écrivent des choses fausses alors qu’on peut vérifier d’ailleurs. C’est comme un livre, on a la référence.

D’un autre côté, je pense que pour les consommateurs, c’est capital, le DVD. Parce qu’il y a des chapitres, on peut l’arrêter, on peut revoir, on peut réfléchir, il y a des bonus qui peuvent apprendre des choses. Maintenant, le piège du DVD, c’est que ça peut être quelque chose qu’on met dans sa bibliothèque sans le regarder. On a le film. Et un piège terrible : il n’y a pas le fait d’aller au cinéma pour voir un film, de se déplacer, il y a le fait de la collection. Ce qui m’a frappé depuis deux ans environ, c’est qu’on voit un tas de DVD en occasion non ouverts. A coté de ça, l’importance du DVD est encore à venir. On est loin de ce que font les éditeurs américains qui sortent en DVD des films méconnus, inconnus, invisibles et qu’on peut enfin découvrir. Il y a une certaine frilosité, et encore la France n’est pas le pire pays. Par exemple, là vous avez Carlotta qui a publié ce qu’ils appellent des films noirs, où il n’y a pas que des films noirs loin de là. Bon, c’est un série de films de la Fox, très bien. Je regrette que dans la série des sept qu’ils ont fait il n’y en ait pas un inconnu qui aurait pu être découvert par l’ensemble, alors qu’il y a des films rares de la Fox qu’on a jamais vu. Il n’y a pas ce courage. Je vais prendre un exemple, excusez moi, personnel. Il y a un coffret péplum qui va sortir à la fin de l’année chez Opening, j’ai insisté pour qu’à coté d’un Mario Bava, Les travaux d’Hercule et des Derniers jours de Pompéi, il y ait le Hannibal de Ulmer. Pour que les gens qui achètent le coffret puissent découvrir le film ou le cinéma de Ulmer. Ca me semble intéressant. C’est-à-dire qu’aujourd’hui je trouve un peu timide, dans des collections ou dans des coffrets, qu’on ne tente pas ce que les américains savent faire. Chez les américains, vous achetez un coffret Gary Cooper ou Bela Lugosi, dedans il y a un film qu’on a jamais vu ou qu’on connaît à peine et qu’on découvre. Ils se servent de l’ensemble pour faire découvrir. La politique du DVD français est relativement timide. Ou alors elle est bizarre. Canal Plus a les droits de certains films d’Antonioni, on les sort dans une collection Delon.

Maintenant, le bonus… Moi, j’ai du mal à vous en parler, j’en fais. Je suis pas objectif. Mais je trouve que c’est comme pour tout, le bonus, ça doit être à la fois quelque chose qui doit donner une émotion par sa forme et un intérêt par son fond. Trop souvent, il y a une forme séduisante qui n’a rien à voir avec le fond et qui détruit des fois par des manipulations. Par exemple, j’ai acheté Triple agent, film passionnant. J’ai un bonus avec des interviews de gens qui me parlent de la situation, un peu ennuyeux et tout, je suis très déçu. Je trouve qu’on pouvait faire mieux. On pouvait trouver une idée beaucoup plus vivante. Maintenant, ce que disent les gens n’est pas inintéressant, bien au contraire, mais ce n’est pas cinématographique. Même si c’est quelqu’un de cinéma, que je connais bien, qui fait l’entretien. Je suis déçu. Parce que j’aurais aimé rester dans un climat comme celui de Rohmer dans le bonus. Cela m’aurait encore plus nourri. Je ne sais pas si je me fais comprendre.

On en revient à votre idée de forme indissociable du fond.

Voilà. Maintenant, je crois que le problème est très clair, c’est d’avoir les moyens économiques. Blaq Out est une boite qui a de petits moyens. Ce que je trouve quand même dommage, c’est que beaucoup de films montrés en DVD ont besoin d’être prolongés par une sorte de… allez, disons-le, de poétique du bonus. Alors que très souvent, on se contente de filmer quelqu’un parlant, avec des choses, quelques inserts de photos, des trucs, et non pas de filmer la parole, ce qui est très difficile. Pourquoi ? Parce que beaucoup des gens qui réalisent ça ne sont pas des réalisateurs, ils ne viennent pas du cinéma, ils n’ont pas réfléchis là-dessus. Ce n’est pas leur faute. Mais c’est quand même décevant. Quand je vois un bonus, même scolaire, comme celui qu’a fait Eisenschitz sur Les contrebandiers de Moonfleet où il reprend des textes écrits par un autre, il y a quelque chose de formidable dans ces bonus. Il y a le coté scolaire mais en même temps il y a autre chose qui se passe. Quand je vois les bonus que Carlotta a fait sur Fuller, j’ai mal aux yeux quand j’ai fini, j’ai mal aux oreilles mais j’ai rien compris. Je n’ai pas été pris. Parce qu’il y a une volonté d’épate, de truc, de machin… Quand je vois les bonus des Cahiers du cinéma où il y a un texte très intelligent qui vient sur des images qui est lu d’une manière ennuyeuse, au bout de cinq minutes, je m’ennuie et je m’endors. Alors que Garrel, je passerais des heures de ma vie à parler avec lui et à voir ses films. C’est du gâchis. Il n’est pas question d’être racoleur mais un bonus c’est de l’audio-visuel. Il faut qu’il y ait quelque chose qui n’ennuie pas. Il faut trouver une rythmique. Cette rythmique demande d’avoir une certaine connaissance du cinéma. L’ennui, c’est que, par économie, ce sont des gens qui ne l’ont pas. J’ai connu des gens (je ne dirais pas qui) produisant, réalisant des bonus DVD, m’interviewant avec d’autres personne, qui n’avaient pas vu le film avant. Ils ne savaient pas de quoi on parlait, ils n’écoutaient même pas ce qu’on disait en filmant. A l’arrivée, ça ne peut pas donner un produit formidable. Et je crois que beaucoup de gens ont de plus en plus envie d’avoir des bonus qui se mangent avec le film, qui ne soient pas un fast-food à coté du grand restaurant.

Qui soient un prolongement…

Qui soient le prolongement, tout à fait. Et ça, on l’a pas beaucoup. Les américains, c’est pas mieux, ce sont souvent des trucs de promotion tournés autour du film. En même temps, je n’attaque personne, les gens sont ce qu’ils sont. Mais c’est un peu dommage. Un bonus, par exemple, que j’ai trouvé très très réussi, c’est celui sur Le chanteur de Mexico. Je n’y suis intervenu qu’en tant que témoin d’une époque, Dieu sait que c’est pourtant un sujet qui ne m’intéresse pas trop. Le réalisateur a fait ça en trois époques. Il a pris des gens qui avaient connu Mariano, de manière très différente, et un ou deux historiens dont moi, et il a réussi à faire une espèce de mosaïque sur l’époque, sur une situation, sur un chanteur, qui est vraiment un produit audiovisuel intéressant. Il a pu le faire parce que c’était avec Canal Plus, avec des moyens, peut être… Mais vous vous rendez compte que quand vous allez rencontrer quelqu’un pour l’interviewer sur un cinéaste, il dit : « J’ai déjà fait des bonus DVD, je sais ce qu’il faut faire. » On lui pose trois ou quatre questions, il répond, il place historiquement le film, il donne deux ou trois avis, et après il s’arrête. « Attends, on va essayer de rentrer un petit peu, voir comment c’est fait… » « Ah bon ? Parce que moi je pensais là… » Il est étonné qu’on lui parle de passer à l’analyse de film. Pas l’analyse au niveau scolaire, ce n’est pas ce que demandent les gens. On a le moyen extraordinaire d’apprendre aux gens à regarder par un bonus. Pourquoi ils ne le font pas ? Parce qu’ils ne savent pas. Parce qu’ils ne veulent pas. Parce qu’ils ont peur de perdre leur boulot en faisant un truc qu’ils ne maîtrisent pas. Attendez… S’ils perdent leur boulot c’est qu’ils ne sont pas utiles, ces gens-là. Un vrai bonus, vous mettez une caméra devant quelqu’un qui dit quelque chose d’intéressant, vous savez ce que vous allez faire au montage, quels extraits vous allez mettre. On a pas besoin de faire un plan où on va dans son œil, où il est démultiplié en quatre ou cinq fois, on a pas besoin de tout ça.

Au milieu de ce constat plutôt sombre, quelles sont les éditions DVD que vous retiendriez particulièrement ? Quelles sont celles qui vous paraissent les meilleures ?

Il y a eu de très bonnes éditions allemandes de Fassbinder qui malheureusement ne sont pas aller au bout de sa filmographie. Criterion, j’aime bien et en même temps je trouve que c’est en baisse. Je trouve que les Criterion laser discs étaient beaucoup plus riches. J’avoue que quand j’achète assez cher Night and the city de Dassin, je suis un peu déçu. J’ai quelques bonus dont Dassin qui parle de manière intéressante mais je n’ai pas de bonus où quelqu’un me parle de la façon dont Zanuck a envoyé Dassin là-bas, comment ça c’est passé, ce que la mise en scène explique sur les personnages. Ils ont les moyens économiques, ils ont tout mais… ça devient du catalogue. Les meilleurs c’est ceux qui n’en font pas : René Château. Les copies valent ce qu’elles valent, mais au moins ce sont les copies d’origine. Quand vous achetez un DVD de Château, vous entendez le son d’origine et vous voyez l’image d’origine. Elle n’est peut pas très bonne mais au moins c’est celle d’origine. C’est pas nettoyé à mort. Et comme il y a pas de bonus, c’est toujours mieux que des conneries. Autrement, pour prendre des gens avec qui je n’ai jamais eu de rapport de travail, je trouve que certains font un travail assez correct. Je pense à Arte. Ils vont assez loin dans le système. Le coffret Kurosawa auquel j’ai participé, c’est une richesse de bonus magnifique. Je suis déçu des Cahiers, sauf quand c’est Jean Douchet, qui de toute façons a une intuition telle que même quand il dit des choses fausses, ça devient vrai. Les Cahiers, ils pourraient vraiment donner des bonus absolument formidables, avec le potentiel de collaborateurs qu’ils ont. Non, Arte, c’est un des meilleurs. Et puis, il faut tout de même dire que chez Canal Plus aussi, il y en a des bons. Mais le problème n’est pas là. Le problème est : qu’est ce qu’un bon bonus DVD ? Pour qui et pour quoi ? Les meilleurs bonus que j’ai connu, c’est la série des Bergman de Opening. Il y avait un film et… un autre film.

Les deux bonus dont je suis le plus fier, au niveau de mon travail, c’est celui dans le Hitchock avec Eisenchitz, Chabrol et même Truffaut qui analysent. Et l’autre option que je donne, c’est l’analyse sur les images. Mais ça c’est mon goût, c’est mon idée, et ça je regrette de ne pas le trouver ailleurs. Mais d’un autre coté, c’est vrai que tant que vous n’aurez pas une politique du bonus qui fera confiance à des réalisateurs qui connaissent leur sujet, à des intervenants qu’il faut rétribuer pour le vrai travail qu’ils offrent et à une modestie des concepteurs, vous aurez des bonus clinquants, inutiles. Pour Godard, Opening me dit que ça serait bien d’interviewer Anna Karina… J’aime beaucoup Anna mais je trouve plus intéressant de filmer Tavernier me parlant de l’aventure des Carabiners qu’il a suivi d’amont en aval en tant qu’attaché de presse, plutôt qu’Anna qui va me dire : « Il m’a demandé de faire ci, de bouger comme ça… » Parce je sais qu’elle n’a pas envie de dire d’autres choses. Je préfèrerais la filmer me parlant de son film qui n’est jamais sorti en DVD Vivre ensemble qui est un film passionnant qu’on a jamais revu. Je préfèrerais ça. Est-ce qu’un acteur est la personne qui peut parler le mieux d’un film ? Si demain quelqu’un fait un bonus sur Saltimbank et vient me solliciter, je peux parler de Jean-Claude Biette, mais parler du film lui-même en tant qu’acteur, je ne peux pas. Les trois-quart du temps quand un acteur parle d’un metteur en scène, il dit qu’il était gentil, qu’il était ceci, cela, on a des anecdotes. Est-ce que le bonus doit être de l’anecdote ? C’est ça, la question.

Que pensez vous du DVD en tant que moteur de la conservation des films ? Je sais que vous avez une opinion assez radicale sur les restaurations.

Je pense que les restaurations, c’est une chose remarquablement complexe. Il y a deux types de restaurations. Il y a la restauration des supports d’origine, donc pellicule et négatif, puis il y a les restaurations pour les DVD, pour le numérique. Ce sont deux choses différentes. Jamais la plus belle copie numérique du monde ne vous rendra les noirs et blancs des copies originales de Feuillade. La plus belle reproduction qu’on pourra faire aujourd’hui de Goya ou de Paul Klee ne vous rendra pas ce qu’est le tableau original. Restauration est souvent quand même recréation personnelle. On s’en est rendu compte d’abord avec les CD. Par exemple, quand j’ai acheté une symphonie que j’avais eu en 78 tours, j’étais furieux. Parce qu’on avait tout nettoyé. En nettoyant tout, on nettoyait la réalité du morceau, de son interprétation. Aujourd’hui vous avez tout un tas de films restaurés où les voix de Gabin, d’Arlety, de Jules Berry sont presque toutes les mêmes. Vous n’avez plus de noir et blanc, vous avez des gris et blancs. Alors que le seul film de l’histoire du cinéma qui a été fait volontairement en gris et blanc, c’est Amère victoire de Nicholas Ray, pas les autres. J’avoue que certaines restaurations récentes de Chaplin ou de Murnau sorties en France me frustrent énormément. C’est très joli mais il n’y a plus le travail de photo réel. Vous avez une œuvre patinée. Si vous nettoyez à mort vous enlevez les ombres qui ont été peintes au départ. On ne lave jamais les grands tableaux. Vous imaginez quelqu’un qui va nettoyer un grand vin ? A la fin vous allez boire de la piquette. La restauration, c’est une grande idée, formidable pour sauver des films, mais la restauration passant par le DVD trahit très très souvent l’œuvre originale. Il m’est arrivé d’être furieux contre un mixeur au cours d’un bonus DVD à faire où il avait nettoyé les extraits de films de manière à les rendre « mieux » comme il disait, et c’était terrifiant. Il n’y avait plus du tout la matière, il ne restait que l’esquisse de la matière.

Le travail de réparation sur la pellicule elle même dans les restaurations DVD ne représentent qu’un pourcentage…

[Il coupe.] La réparation c’est autre chose. Il y en a relativement peu. Au départ, les restaurations, c’était image par image. Ce qui était gênant, c’était les colorisations. Je ne parle pas de passer du noir et blanc à la couleur, mais dans les couleurs même. C’était donc image par image et c’était très très long. Aujourd’hui vous avez des machines, vous mettez le truc et en deux heures, c’est « restauré ». C’est pas de la restauration, c’est du nettoyage.

On sait tout de même que le DVD permet des retours sur investissement permettant de financer la restauration les films sur les supports pellicule.

Oui il y a ça. Mais c’est loin d’être toujours le cas. Il y avait une chose qui existe en cinéma depuis toujours, c’était parfois de prendre une pellicule, des films en positif, les vérifier, nettoyer les copies, enlever les griffures, etc. Mais ça faisait un abrasage. Donc elles n’avaient plus la lumière de départ, on le savait. Ce qui ne va pas dans un certain secteur de la restauration d’aujourd’hui, c’est qu’on nettoie comme du bois à l’eau de javel, peu à peu on le brûle.

Imaginons quelqu’un qui veut restaurer La chienne de Renoir, qui est fait en ombres, en bruits de fond, en choses comme ça. Peu à peu, on va enlever les bruits de fond, on va enlever des trucs trop noirs pour qu’on voit mieux, sans se poser la question de ce que voulait Renoir. Peut-être qu’il ne voulait pas qu’on voit mieux, ou s’il l’aurait voulu mais que c’est raté et que c’est bien à l’arrivée… C’est très embêtant. L’accident et l’erreur c’est souvent ce qui donne la beauté aussi. Il ne faudrait pas confondre la restauration de copies et de films avec le nettoyage et la mise en norme, la mise en conformité avec une certaine idée du noir et blanc ou de la couleur. Et là on est pas sorti de l’auberge. Il y a un exemple : Scorsese a fait restaurer Le fleuve de Renoir, copie magnifique parue chez Criterion avec des rouges, des bleus… Mais ce n’est pas le travail de Claude Renoir. Non seulement d’après ma mémoire, mais aussi d’après les copies d’époque que j’ai pu revoir. Et ce sont les Indes. Aux Indes, vous n’avez pas de couleurs vives, la lumière des Indes enlève les couleurs vives. Que Fritz Lang les invente, c’est une chose mais voyez tous les films indiens réalistes, et c’est un film réaliste, il n’y a pas de couleurs vives. Il y a un coté gris, un peu sable, Claude Renoir a écrit là-dessus. Là, on a une copie très belle, très vive, flamboyante, impressionniste même, fauviste. Mais ce n’est pas le travail original. C’est comme la copie qu’ils n’ont jamais osé sortir car il y a eu beaucoup de protestations quand la MGM et tous ces gens-là ont restauré Moonfleet. On voit dans les extraits du bonus certains de ces plans restaurés très bleus, très rouges, c’est pas du tout le boulot que voulait Lang. Il voulait un truc sombre, opaque, glauque. Restauration ça veut dire quoi ? Est ce que c’est la restauration comme on en parle au niveau de l’histoire ? Contre la révolution ? Alors en effet, beaucoup de cinéastes ont eu une manière de faire les films, de travailler l’éclairage de manière révolutionnaire… Et on a restauré…

Quel est votre travail dans la conception des suppléments pour Opening ?

Pour Opening, c’est particulier par rapport à mes autres interventions. On a des discussions régulières avec le directeur des acquisitions qui est Jean-Pierre Vasseur, sur les films qu’il a traité. Après une discussion, on voit comment sortir les films, en coffret ou à l’unitaire, et peu à peu on envisage quels types et les durées des bonus qu’il peut y avoir. Il y a même des choses que je décide tout de suite de ne pas faire. Et selon les cas, soit c’est un bonus général pour un ensemble de films, soit c’est un ou plusieurs bonus par film. Tout dépend de l’optique et du produit. Entre Jean-Pierre Vasseur et moi, la situation est extrêmement simple. Je lui propose des noms et une durée, là-dessus j’ai carte blanche. Mais pour le produit terminé, il peut, lui, demander une lecture de texte par Douchet ou acheter un autre produit extérieur à ajouter. Je ne suis pas maître. Mais à l’intérieur de ce que je fais, j’en suis entièrement responsable.

On va prendre un exemple qui n’existe pas et qui n’aura pas lieu. Imaginons qu’Opening achète Impitoyable de Clint Eastwood. On va me dire : « Ce serait bien d’avoir une interview avec Eastwood. » Moi, je sais que Eastwood ne dira rien d’intéressant sur la mise en scène. Je dirai donc : « Tu fais une interview si tu veux, moi je pense qu’il serait intéressant de filmer Untel (et selon les cas, une seule personne ou plusieurs) me parlant d’Impitoyable ». Mon travail pour un bonus est de trouver à chaque fois le type d’attaque qui ne soit pas uniquement une illustration complémentaire. Trouver une attaque un peu originale par le choix de la personne qui va en parler.

Pour le coffret Anthony Mann j’avais deux films différents, La chute de l’empire romain et Le Cid. Ils ont demandé à Douchet de faire un petit truc en plus. Ca le regarde, c’est un ami, si c’était un crétin total, ça poserait peut être des problèmes mais c’est loin d’être le cas. Il y a bien cinquante personnes que je pouvais aller voir pour Anthony Mann. Je me suis souvenu de mes conversations sur Le Cid avec Pierre-Henri Deleau il y a des années. Quand il parlait du Cid, c’était la réalité historique, le contexte, et donc en Pierre-Henri Deleau, j’avais le regard de l’historien et de l’amateur de cinéma en même temps. Pour L’empire romain, j’avais Claude Aziza, grand spécialiste de l’époque romaine, qui en même temps est un grand cinéphile, il a écrit sur le cinéma. Mais ce n’était pas tout à fait suffisant, donc là je présente en plus les films par une autre optique. Donc c’est trouver la personne qui peut dépasser le tout-venant pour parler du film, et le filmer de manière intéressante. Ca veut dire que des gens qui ne paraissent pas du tout de mon école critique, dans certains cas, sont intéressants, comme Michel Ciment sur Huston, sur Kazan ou même Ferreri. Ce serait trop facile pour moi de ne faire qu'avec Narboni, que avec Untel ou Untel. Donc ça demande de ma part, comme pour une fiction, un bon casting, un bon choix de lieu, un bon choix d’axe et de cadre. Et ensuite un bon choix de tri, le dé-rushage. Et après, un montage qui soit l’utilisation pertinente des extraits par rapport à ce qui est dit, soit en complément, soit en contrepoint, soit en continuation, tout en faisant que ces extraits n’arrivent pas d’une manière abrupte, ou s’ils sont abruptes, qu’ils aient un sens fluidique quand même. Donc il y a tout un travail pas toujours facile. Il m’arrive de ne pas laisser quelqu’un finir une phrase pour avoir le raccord et ça c’est un travail. Mais je ne prends pas ça du tout comme un fait universitaire, ni comme un fait de grand art non plus, je suis le passeur entre le passeur du film et le public. Et pour être un bon passeur, il faut que la barque soit bonne, et savoir ramer de manière à ce que le voyage ne soit pas difficile. C’est comme ça que j’entends le métier de réalisateur de bonus.

Avec donc toujours cette idée d’écriture cinématographique.

Oui mais bon, que les gens la voient ou ne la voient pas, ce n’est pas le problème. Le problème n’est pas qu’on dise : « Ah, qu’est ce que c’est bien fait. » Ca, je m’en fous. C’est plutôt : qu’est ce qui est dit. Mais je crois que ce qui est dit tape d’autant plus fort que la forme est en adéquation. Sinon c’est pas la peine. Je ne supporte pas quand il y a deux écrans en même temps, sauf si c’est logique. Je ne supporte pas que quelqu’un qui parle soit coupé en trois ou quatre morceaux, je trouve tout ça être vraiment d’une inutilité, d’une bêtise, d’un signe d’impuissance cinématographique total. Vous savez, on va conclure là-dessus, Hawks, crapule absolue dans la vie mais cinéaste de génie, disait : « C’est pas compliqué, y a qu’un seul moyen de filmer un homme qui rentre dans une pièce. Vous mettez la caméra, il y a un type à son bureau, il y a une porte devant, y a un type qui ouvre la porte et qui dit : « - Bonjour patron, je voudrais une augmentation. » « - Vous ne l’aurez pas, vous êtes viré. » Le type ferme la porte et puis s’en va. Voilà, c’est tout. » Il n’y a pas besoin de faire quarante six plans. Quand quelqu’un parle et qu’il dit quelque chose d’intéressant, on peut zoomer mais on peut aussi ne rien faire. Guitry nous l’a appris. Dans les films de Wellman, cinéaste méconnu en France, vous avez un type qui parle cinq minutes devant l’écran en un seul plan. Et personne ne s’ennuie. Pourquoi vouloir montrer qu’on a une caméra et qu’on est un cinéaste ? C’est la phrase de Godard : « La femme qu’on aime, on la réveille la nuit, on téléphone pas aux copains pour leur raconter après comment c’était ». Beaucoup de cinéastes filment pour montrer comment c’était.

A vous écouter, on dirait presque que vous vous posez en anti-formaliste.

C’est un question de rigueur. Welles est une clé énorme. Ses films sont un foutoir incroyable et en même temps c’est d’une rigueur absolue. Celui qui a le plus approché ça, sur ce terrain là, sans réussir toujours, c’est Zulawski. Ca serait trop simple s’il y avait un modèle unique à suivre. Là où Godard m’a toujours frappé c’est quand il disait : « Etre critique m’a appris à voir, donc à aimer autant Bresson que Billy Wilder ». Bah oui. Une fois qu’on voit comment c’est fait et pourquoi c’est fait, on voit ce qui est dit. Aujourd’hui c’est insupportable d’entendre les mecs parler de cinéma en parlant uniquement du personnage et comment il est joué. Voir la difficulté des gens au niveau critique d’avoir à parler de Charlie et la chocolaterie de Burton. Parce qu’ils n’ont pas lu le bouquin. Mais ils ont eu le presse-book qui leur en parlait donc ils font référence au bouquin, au film qui a été fait avant, les mythes de Burton. Y en a pas un qui parle des mouvements de caméra, du cadre, du jeu des couleurs. Personne ne parle de ça. Alors que pour Burton, devant un travail qu’il aime bien mais aussi devant un bouquin qui est un mythe absolu aux Etats-unis, la seule manière de s’en sortir, c’est de créer une œuvre personnelle avec. Et c’est un film qui n’est peut-être pas son meilleur mais qui est aussi personnel qu’Edward aux mains d’argent dans la manière de faire. Ce qui fait que les gens délirent sur Le seigneur des anneaux, du clip à longueur de temps, parce qu’ils n’avaient pas lu Tolkien avant. Messieurs les jeunes critiques prétentieux et arrogants, apprenez un petit peu à savoir de quoi vous parlez. Les gens de ma générations allaient jusqu’à lire cinq ou six bouquins dans la semaine pour préparer leur critique. On savait de quoi on parlait. Je me souviens avoir vu des gens comme Jean Roy lire trois ou quatre bouquins sur le Japon, sur une époque, avant d’écrire un papier sur le film d’Oshima qui venait de sortir. Il y avait un sérieux absolu. Aujourd’hui on va vous parler du couple formé par Catherine Zeta-Jones et Michael Douglas pour trouver génial tel film où ils sont tous les deux. Moi je lisais ça dans Cinémonde quand j’étais gamin. Et quand j’avais lu ça et regardé les belles photos, j’ouvrais les Cahiers du cinéma jaune. Et j’apprenais. Je n’apprenais pas avec Cinémonde.

Vous parliez de Burton à l’instant, quel regard portez vous sur le cinéma américain contemporain ?

Il y a ceux qui sont en fin de course, non pas par le talent mais par l’age. C’est Eastwood et les gens comme ça. Et puis il y a ceux qui sont intéressants mais qui sont encore un petit peu trop clonesques. Je pense à De Palma par rapport à Hitchcock et je pense à Michael Mann par rapport à Melville. C’est parfois intéressant mais un peu trop clonesque. Et puis il y a quelque cas… Il y a des acteurs qui partout où ils sont, c’est leur film à eux, même s’ils sont obéissant. C’est Pacino, l’acteur le plus étonnant aujourd’hui. Ca doit être horrible de travailler avec lui. Quand on voit Insomnia ou les films d’Harold Becker, on se rend compte que ce sont des films qui se ressemblent, on se demande si c’est pas lui qui les réalise. Autrement dans les autres, quelqu’un qui m’intéresse beaucoup, c’est David Fincher. Parce qu’il joue la destruction et la construction en même temps, consciemment ou inconsciemment je ne sais pas, mais un film comme Fight Club c’est tout à fait stupéfiant. Tarantino, qui lui très consciemment mélange tout, mais en mélangeant rien. Il mélange tout et il synthétise tout. Il est moins intéressant parce qu’il part de bases moins riches, le film de kung-fu, le film de sabre, mais c’est quand même bien, c’est un cinéaste, c’est cadré, il y a quelque chose qui fonctionne dedans. Autrement, il y a pour moi beaucoup d’imposteurs. A commencer par David Lynch qui, pour moi, est un imposteur. Ferrara. Tout ces gens-là, je ne dis pas qu’ils ne font pas des films intéressants mais il leur manque la folie… et la sincérité.

Par Olivier Gonord - le 1 septembre 2005