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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Genou de Claire

L'histoire

Jérôme, jeune attaché d’ambassade, est en vacances au mois de juillet sur les bords du Lac d’Annecy, un mois avant son mariage. Pour cet être velléitaire et désœuvré, il s'agit d'user les dernières cartouches de la séduction avant la normalisation, et son cœur va hésiter entre trois jeunes femmes. Aurora lui présente Laura, jeune lycéenne effrontée de 16 ans, intellectuellement très avancée mais instable dans la décision finale, remettant en question l'approche sentimentale de Jérôme. Elle déstabilise celui-ci qui, lassé, jette son dévolu sur la sublime beauté que représente Claire, sœur de Laura. Cette jeune fille blonde et charmante, discrète et un peu lointaine, cache un cœur sans passion, léger et stable, se satisfaisant des jours de juillet s’égrenant sans surprises et qu’il faut meubler par des activités simples. Indifférente à Jérôme, celui-ci n’a pourtant qu’une seule envie, audacieuse, un seul but, plutôt limité : caresser son genou.

Analyse et critique

Le Genou de Claire, réalisé en 1970 (1) un an seulement après le magnifique Ma Nuit chez Maud, représente à sa façon toute l’essence, tout l’art rohmerien, dans le dialogue comme dans la mise en scène. Durant des décennies le réalisateur mettra à l’honneur le jeu des rencontres et des hasards, le marivaudage, mais surtout et pour l’essentiel, la beauté et l’intensité de la rencontre amoureuse et la façon dont celle-ci bouleverse les existences. Loin d’être improvisés, les films de Rohmer reposent au contraire sur une précision millimitrée dans le placement des acteurs, une recherche travaillée du rythme (dialogue, respiration), tout en laissant les comédiens développer leur palette d’émotions. Le résultat est souvent étonnant de fraîcheur et de spontaneité. Comme il l’expliquera plus tard et comme on pourra le voir sur un bonus de Pauline à la Plage, Eric Rohmer fait confiance aux actrices et sait dès la première rencontre qu’un bout d’essai est suffisant.

Dans Le Genou de Claire, le cinéaste raconte une histoire simple qui dévoile au fur et à mesure sa richesse dans ses thématiques. Jérôme, interprété par Jean-Claude Brialy dans un de ses meilleurs rôles, est un personnage bonhomme, épicurien, voire hédoniste qui se laisse le temps d’aimer. Il apprécie les fruits que la nature peut lui offrir comme la compagnie des femmes. Il est élégant, raffiné et cultivé. Il rend visiste à une très bonne amie, incarnée par la comédienne roumaine au fort accent roulé, Aurora Cornu. Elle est en villégiature, et il se rend chez elle près d’Annecy. Cette parenthèse sera pour lui l’occasion de forger l’amour qu’il éprouve pour sa future femme tout en s’ouvrant aux autres. Aurora est pour lui la confidente la plus précieuse qui soit. Le cadre est idyllique : c’est la saison de l’été, le soleil est là, les jeunes filles sont court vêtues. La palette picturale du film le met en évidence : le temps est aux amours de vacances mais aussi aux amours plus sérieuses, celles qui engagent des hommes et des femmes (à priori) pour la vie : le mariage. Jérome est sur le point de se marier avec Lucinde, une femme que l’on ne verra à l’écran qu’en photo. Le Genou de Claire évite soigneusement le cliché de la carte postale : les paysages sont soigneusement filmés grâce à la patte magique du directeur photo Nestor Almendros, par petites touches, tel un peintre impressionniste. Le chapeau de Jérôme fait penser à certaines peintures de Renoir. Le noir et blanc de Ma nuit chez Maud (1969), film plus théorique qui tend à un questionnement profond sur la foi et l’engagement (le pari Pascalien) (2) , sans toutefois être dénué d’émotions, laisse place à un cadre en couleur, où le soleil est l’invité d’honneur au même titre que la passion amoureuse, et ce à tous âges. Comme dans les films qu’il tournera plus tard, Rohmer trouve ici une comédienne idéale pour incarner la fougue juvénile. A l’instar d’Amanda Langlet dans Conte d’Eté (1996) ou Jessica Forde dans Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1986), le réalisateur trouve ici la comédienne rêvée pour tenir tête à Brialy et lui permet même d’évoquer à son contact cette douceur si précieuse de l’âge tendre, douceur mâtinée d’espièglerie. Il faut voir à ce titre la scène durant laquelle elle tient tête à Jérôme qui vient de sermonner les deux tourtereaux remis à leur place par le gardien.

Le Genou de Claire aborde la question de l’engagement avec pertinence, et surtout poésie. Les dialogues de Rohmer sont un de ses grands points forts. La musicalité, le tempo des réparties, la densité mais aussi la légèreté des dialogues, leur profondeur, font beaucoup pour le charme et la beauté simple du film. Dans la bouche de Brialy, les mots de Jérôme ont quelque chose d’irrésistible. Plus amusant, au détour de quelques scènes par ailleurs absolument pas improvisées, la comédienne Aurora Cornu se laisse aller à regarder la caméra pour ensuite détourner son regard de l’objectif après quelques secondes de flottement. Ce sont ces petites maladresses de placement qui ajoutent à la spontaneité du film, le rendent encore plus vivant. Des instants captés qui n’auraient peut-être pas été conservés par un autre réalisateur, mais qui là font partie du montage final. Au regard de ce que son personnage apporte à Jérôme, on peut en conclure que le choix de la jeune comédienne Béatrice Armand est plus que payant : son minois d'adolescente laisse exploser des réparties cinglantes comme des réflexions qui vont bien au-delà de sa jeunesse. N’est-ce pas elle qui évoque auprès de Jérome sa maturité bien supérieure, selon elle, à tous les autres camarade de son âge allant même jusqu‘au déni ? « Je n’aime pas les gens de mon âge... Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Je les trouve idiots. Vous savez, je fais comme ça très petite fille, très gamine. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. En fin de compte, je suis beaucoup plus vieille que mon âge. Depuis que maman est divorcée, très tôt elle s’est confiée à moi. »

Cette déclaration, aussi émouvante que stupéfiante, dévoile un caractère bien trempé et surtout un jeu d’acteur naturel qui fait la force d’une scène construite autour d’une complicité naissante. Rohmer inverse les rôles : la jeune fille nous apprend que sa mère s’est confiée à elle alors que ce devrait être l’inverse. Rohmer procède par un léger zoom très lent et discret, lequel fixe le visage éblouissant de la gamine qui n’en est plus vraiment une à en croire ses dires. Leçon de mise en scène, avec une idée qui fonctionne : laisser la comédienne arpenter des chemins un peu difficiles pour une si jeune actrice, ceux de l’honnetêté et de la débrouillardise. Le personnage féminin peut à son tour se confier à un homme qu’elle ne connaît pas très bien, mais qui pose sur elle un regard bienveillant, à l’image d’un père de substitution mais aussi plus généralement à l’image même du cinéma de Rohmer : les personnages se cherchent et se trouvent dans l’amour comme dans l’amitié. Le zoom avant permet au réalisateur de montrer la confiance qui nait entre les deux personnages. Elle peut parler de sa jeune vie sentimentale, de ses premiers coups de coeur, de ses amours naissantes à un homme mûr qui sait l’écouter et ne la jugera pas. Et une épaule amicale est toujours là en cas de chagrin ou de joie. Dans cette scène clé, Laura achèvera sa confession en se blotissant contre Jérôme qui l’écoute parler de ses envies mais aussi de ses craintes, celle manifeste, entre autres, qu’aucun garçon ne soit à la hauteur. Si le zoom avant laisse exprimer des sentiments positifs, le zoom arrière qui suit souligne davantage les doutes mêlés d’espoir déchus de la jeune fille. Dans la scène suivante, Jérôme rencontre celle qui va faire naître en lui un sentiment de fascination, la fameuse Claire, la soeur aînée de Laura, une jeune fille amoureuse d’un garçon de son âge que Jérôme n’appréciera jamais mais qui prendra soin de taire son sentiment à son égard jusqu‘à la scène finale. Le Genou de Claire est aussi l’occasion pour nous spectateurs d’assister à la naissance d’un acteur sur grand écran bien que ce ne soit pas véritablement son premier rôle. Fabrice Luchini, mèche blonde rebelle, jeunesse en verve et corps élancé, âgé de vingt ans en paraît quatre de moins et se laisse aller à une petite danse, avant d’enlacer maladroitement Laura sur un banc avant le grand départ. Son jeu montre des maladresses de placement, mais peu importe, son jeune talent effronté fait tout le sel de ses paroles, dans un film résolument frais pariant énormément sur la jeunesse.

Eric Rohmer signe des séquences troublantes et émouvantes : le baiser de Jérôme et Laura lors de leur promenade dans la montagne, l'un des plus beaux moments de cinéma de la filmographie de Rohmer ; la cueillette des cerises qui vaut sans doute le plan le plus pictural du film, celui montrant Jérôme regarder le genou de Claire pour la première fois, objet de fascination, de tentation, mais aussi expression la plus pure de l‘absolu. Citons également, parmi les scènes les plus délectacles du point de vue de leur construction, la partie de tennis, durant laquelle le petit copain de Claire viendra poser sa main à l’endroit précis où se trouve le désir intériorisé de Jérôme ; ou encore la partie de volleyball, admirable de construction, notamment dans sa chute. Elle se déroule de la façon suivante : Jérôme porte un chapeau de paille et se repose à l’ombre, évoquant avec son amie Aurora le charme de la jeunesse, alors que devant lui, derrière le filet, la jeune Claire s’amuse avec ses amis au volley-ball durant une partie qui semble tout à fait banale. Quelques rires résonnent, la balle est renvoyée d’un côté et de l’autre jusqu’à ce qu’elle lui arrive dans les mains et la blesse au doigt. Alerté, Jérôme s’approche d’elle et lui propose un massage. Intimidée, la jeune fille lui explique que ce n’est rien. Le souhait de Jérôme est plus fort que tout et mimant de ne pas entendre Aurora, il regarde devant lui avec de prendre un verre de citronnade et de poser subrepticement la main sur le genou de Claire qui ne réagit pas. Il expliquera plus tard que son geste était prémédité. L’indécision amoureuse de Gaspard dans Conte d’Eté, ou celle de Blanche dans L’Ami de mon Amie (1987), est moins présente chez Jérôme car il sait qu’il aime une femme sur le point de l’épouser. Cependant, cet été qui démarre comme un journal de vacances à la fin du mois de juin et jusqu’à fin juillet est marqué à ses débuts par la volonté de faire le point sur son désir. Il ne peut pas aimer Laura comme il aimerait une femme de son âge, mais la compagnie de cette dernière le charme, tout comme le fait d’avoir trouvé un absolu chez Claire et d’avoir pu accomplir ce qu’il désirait ardemment : ne plus réfréner son désir mais le faire sien, toucher ce fameux genou et parvenir à comprendre la grâce féminine, du moins à l'approcher. Le cinéma d'Eric Rohmer est sans doute un cinéma littéraire. Mais c’est aussi, pour l’essentiel, par ses qualités voire son génie le plus évident, celui des regards, du jeu d’acteurs, du cadre à l‘esthétique recherchée. Lequel, souvent, impressionne par sa rigueur tout en laissant aux acteurs une réelle liberté de ton. Et auquel on revient souvent, par plaisir, en regardant des bouts de scènes, en s’y replongeant avec ce délice précieux de la rédécouverte, laquelle s’enrichit de visionnage en visionnage et nous fait découvrir des petits détails. Détails qui font partie d’une oeuvre d’une importance considérable.
 

1- Le Genou de Claire obtint le Prix Louis Delluc en 1970 et le Grand Prix du Festival de San Sebastian, et sera nommé dans la catégorie Meilleur Film étranger en 1970 aux Golden Globe Awards.

2 - Le Pari Pascalien

Le Pari du philosophe Pascal fait référence à un passage des Pensées :
« Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant choix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. » Pensées, Blaise Pascal, 1670.
Les thèmes du hasard et Pascal seront utilisés à nouveau dans Conte d’hiver en 1992.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jordan White - le 15 janvier 2009