Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Salo ou les 120 journées de Sodome

(Salò o le 120 giornate di Sodoma)

L'histoire

Durant la République fasciste de Salò, quatre seigneurs élaborent un règlement pervers auquel ils vont se conformer. Ils sélectionnent huit représentants des deux sexes qui deviendront les victimes de leurs pratiques les plus dégradantes. Tous s’enferment dans une villa de Marzabotto afin d’y passer 120 journées tout en respectant les règles de leur code terrifiant.

Analyse et critique

Lorsqu’il est retrouvé mort sur la plage d’Ostie le 2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini alors âgé de 53 ans, venait d’achever son dernier film, Salò ou les 120 journées de Sodome. Le film était sorti en France grâce à une programmation spéciale au festival de Paris en novembre de la même année. Ce fut la seule et unique projection avant qu’il ne soit retiré de l’affiche quelques jours plus tard. Il provoqua l’une des polémiques les plus importantes que le cinéma n’ait jamais connu. Il est sans doute l’un des quatre ou cinq films les plus décriés aux côtés de La Grande Bouffe (1973) de Marco Ferreri, des Diables de Ken Russel (1970) et du Voyeur (1960) de Michael Powell qui fut massacré par la critique anglaise et précipita la fin de la carrière de son réalisateur. Un mouvement de contestation fit grand écho au moment de sa sortie en Italie : on alla jusqu’à menacer de brûler les copies, chose tout à fait rare pour être soulignée. Au-delà de son énorme scandale et des problèmes de censure qu’il posa, Salò ou les 120 journées de Sodome précipita la réflexion que l’on peut porter sur la représentation de la violence au cinéma dans un contexte historique. Il fit beaucoup parler de lui en l’espace de quelques décennies et resta longtemps interdit dans certains pays. On ne sût jamais bien les circonstances précises qui conduisirent au décès du cinéaste, mais nul doute que ce fait amplifia la charge émotionnelle quand son film fut enfin visible.

De la première à la dernière image, Salò fait remonter des souvenirs d’angoisse qui restent isolées dans un coin de la mémoire. L’époque qu’il décrit est impossible à effacer. On ne pourra par conséquent jamais revenir en arrière. Nous ne pouvons être que spectateurs, spectateurs devant un spectacle horrible qui se déroule en temps réel, ou presque, mais nous pouvons l’être de manière responsable et citoyenne. Alors comment écrire sur ce film ? Comment écrire sur un brûlot qui ne cesse de faire parler de lui au-delà même de son cadre strictement cinématographique ? Salò continue de tarauder sur la question de la responsabilité face aux évènements. Il pose des questions morales. Libre à chacun et à chacune de répondre ou pas à ces questions, mais l’un de ses grands mérites est de les poser. Le film fut taxé de tous les adjectifs dépréciatifs : infâme, complaisant, terrifiant, malade, etc.… Il fut (et nous sommes encore loin de la vérité) très mal accueilli. Non pas qu’il fut incompris, ce serait faux de le prétendre, mais il est si jusqu’au-boutiste qu’il révulsa un grand nombre de gens, peu habitués à faire face à de telles atrocités. C’est en effet une œuvre particulièrement difficile à aborder, qu’on peut qualifier d’indigeste et d’inconfortable. C’est aussi une œuvre essentielle, d’une intelligence fulgurante qui interroge sur notre regard à l’Histoire. Une œuvre radicale et extrême, n’ayons pas peur des mots ! Il ne faut pas se le cacher, le film laisse des traces qu’on ne peut pas effacer. Bien plus que l’histoire d’une tragédie mise en lumière par la caméra, c’est aussi, et avant tout, l’histoire d’une aventure humaine et l’adaptation d’un des romans les plus controversés de la littérature française qui fit couler beaucoup d’encre par la même occasion comme la plupart des œuvres à polémiques.


A l’origine du film il y a donc le livre aujourd’hui publié dans la prestigieuse collection de la Pléiade (aux côtés d’auteurs aussi talentueux que Zola ou Aragon) écrit par le Marquis de Sade entre 1782 et 1785. Le marquis fut enfermé une grande partie de sa vie dans les geôles, il y passa d’ailleurs plus de temps qu’à l’extérieur si l’on compte le nombre invraisemblable d’incarcérations dont il fut l’objet en l’espace de vingt ans. Le livre est tout à fait révolutionnaire pour son époque. Il a été écrit à la fin du 18ème siècle. La masse considérable d’informations qui y est contenue suffirait à écrire des dizaines de livres sur le sado-masochisme. Il raconte les 120 journées de quatre maîtres qui laissent libre cours à tous leurs fantasmes et dont l’apparent sadisme sera beaucoup plus tard déterminé par un courant psychanalytique dont nous devons les prémices à Freud, inventeur de la psychanalyse. Sade écrira par la suite, dans le même genre, Justine ou les malheurs de la Vertu, un sommet de la littérature érotique en 1791 et La Philosophie dans le Boudoir quelques quatre ans plus tard. La vie de Sade est émaillée de scandales plus ou moins importants, de publications houleuses, de romans jugés insupportables qui ont fait son mythe et qui ont participé à certaines interprétations de sa vie en donnant naissance à des essais ou à des études plus ou moins faciles à aborder. Le manuscrit original des 120 journées fut un temps perdu par le divin Marquis qui selon la légende en pleura des larmes de sang. Quelques 200 ans plus tard, en 1975, Pasolini se lançait donc dans l’adaptation de ce qu’on l’on pourrait appeler "un précis de tous les vices et de tous les fantasmes possibles et imaginables". C’est certes un peu réducteur, mais la substance est là. Le plus dur, le plus osé restait de le mettre en image. Pourtant Pasolini n’était pas très attiré par cette adaptation ; il avait lu le livre mais n’en avait pas idéalisé une vision de cinéma, un projet de mise en scène. Son collaborateur Sergio Citti, qui sera crédité au final comme co-scénariste devait le réaliser dans un premier temps, mais il abandonna devant le soudain regain d’intérêt que suscita le livre pour le réalisateur italien de Théorème. Qu’avait-il bien pu advenir entre 1974 et 1975 pour que Pasolini change du tout au tout ?

Ce qui a changé, ce qui a poussé Pasolini a réalisé Salò, est la prise de conscience du poète/écrivain de la dérive de son pays, l’Italie, un pays touché dans les années 70 par une vague d’attentats sans précédent et un climat très lourd. Pasolini ne s’en est, bien entendu, pas rendu compte en une année, cela mûrissait dans sa tête, mais il a fini par prendre le projet à bras le corps, se passionnant pour Sade. Il était encore touché par les souvenirs de la guerre qu’il a vécu de très près. Il n’a jamais caché ses opinions politiques très clairement à gauche, voire à l’extrême gauche. La question n’est pas de savoir si l’on est d’accord ou pas avec ses idées, avec ses thèses sur la notion de pouvoir et de "dictature" de ce même pouvoir. Le fait est que les Brigades Rouges, qui au début était un mouvement contestataire luttant contre le fascisme, se radicalisa dans les enlèvements et les actes terroristes, devenant non plus un simple organe politisé mais une organisation lorgnant du côté de la clandestinité. La multiplication des arrestations de différents militants d’extrême gauche et les actions musclées de milices d’extrême droite faisaient la une des journaux, plongeant le pays dans une crise très sérieuse à tous les niveaux que ce soit : un climat électrique dont on ne peut pas souligner l’importance et la gravité tant il marqua les années 70. Pasolini était écœuré par la tournure que prenait ce paysage social et politique. Il exprimait une vive horreur face au pouvoir en place. Salò était pour lui l’occasion de transposer un fait, tout à fait fictif dans le roman de Sade, en dénonciation d’une période donnée tout en se référant à un passé historique tourmenté très présent encore dans les esprits, la fin de la guerre remontant à trente ans à peine. C’est là que se situe le nœud du film, dans l’histoire même de la Seconde Guerre Mondiale à une date précise. Historiquement, le cadre se situe à Salò, une république "sociale" qui s’établit entre septembre 1943 et avril 1945, proclamée par le Duce Mussolini après sa libération par les nazis et qui y fit installer une petite milice près du Lac de Garde. L’autre lieu important de cet épisode est la ville de Mazarbotto située à quelques kilomètres et dans laquelle la plupart des exactions ont été commises. Cette république est au centre du film qui transpose les faits des 120 journées de Sodome de Sade dans un univers remarquablement reconstitué par le chef décorateur Dante Ferretti .


Pasolini veut une transcription littérale du roman, à savoir conserver l’ensemble de la narration et la psychologie des intervenants. Tout sera conservé tel quel hormis quelques aménagements d’écriture et surtout une simplification des différents stades chronologiques qui la composent. En clair, le roman avait la possibilité de donner lieu à cinq ou six longs métrages et Pasolini synthétise le tout pour arriver à une durée de deux heures. L’atmosphère est lourde quand il commence à tourner la première bobine au mois de mars 1975. Il vient d’achever la réalisation de la Trilogie de la Vie (Le Décaméron / Les Contes de Canterbury / Les Mille et une nuits) qui était de son propre aveu "une exaltation de l’érotisme", et le voilà aux commandes d’un projet tout à fait différent, mais cette fois plus personnel. Il n’est pas impossible de considérer que Pasolini transfigure sa vision de la politique, "une anarchie où les puissants mènent leur propre dictature". Il reniait viscéralement le pouvoir en place, et même si sa vision peut paraître somme toute naïve dans cette équation parfois simpliste - "le pouvoir égale la dictature" - cela renforce d’autant plus ses positions marxistes acquises depuis de nombreuses années, déjà avant cette réalisation. Une fois de plus nous ne sommes pas obligés d’adhérer à cette prise de position, le plus important n’étant pas les idées politiques de Pasolini mais son film. Avec le recul dont nous disposons aujourd’hui face à ce dernier, il apparaît d’autant plus tragique qu’il s’agit d’une rupture brutale dans l’œuvre et la vie du cinéaste. Pourquoi ? Parce que dans la thématique abordée, il tranche de façon radicale avec ce qu’il a filmé par le passé (et c’est encore plus vrai si on se réfère à ses premiers longs métrages comme L’Evangile selon Saint-Mathieu) et que d’une façon plus prosaïque, c’est le dernier film qu’il tournera avant de mourir assassiné. Le drame de l’histoire rattrape le drame de la vie. Considéré comme son film "ultime" dans tous les sens du terme, celui-ci prend une tout autre signification après la terrible nouvelle de sa mort dont l’introduction rappelait quelque peu les circonstances.

Le film a bénéficié d’un collaborateur prestigieux. On trouve le célèbre et génial compositeur Ennio Morricone qui signe une musique tantôt ironique (le générique d’ouverture) tantôt inquiétante et tendue. Le piano étant un des éléments importants de la narration, il est présent pendant toute la durée du film sur la bande-son hormis lors des scènes de sévices qui ne comportent aucun accompagnement comme pour dramatiser davantage les situations. Les autres noms sont moins connus mais leur travail est tout aussi remarquable que ce soit au niveau de la photographie ou du montage. Une photographie d’ailleurs signée Tonino Delli Colli, un collaborateur attitré du réalisateur.

Le générique s’ouvre sur la ville de Salò en panoramique. Les rafles débutent et de jeunes gens sont embrigadés sous la contrainte. Les scènes sont brèves et les fondus enchaînés alternent avec les gros plans sur des visages impassibles. On remarquera que dans la séquence de sélection des futures victimes, le Président et les autres procèdent à un vote avec un déroulement d’élection tout ce qu’il y a de plus démocratique dans son processus. La chose semble tout à fait surréaliste quand on sait que c’est ce genre de procédé est réfuté par la plupart des régimes fascistes qui préfèrent l’action par la force que l’intervention d’une voix populaire par les urnes. Les 22 minutes que constituent cette ouverture sont absolument magistrales dans leur construction et la façon qu’elles ont d’accrocher le spectateur à une réalité qui va devenir bientôt une véritable descente aux enfers. Les victimes sélectionnées sont ensuite emmenées à Marzabotto dans une immense demeure où elles "séjourneront" aux côtés des détenteurs du pouvoir qui ont fixé, dans une séquence préliminaire, les codes et les lois de la vie, régis avec une minutie quasi-maniaque. La mise en scène du réalisateur est glaciale, les plans sont parfaitement découpés, et le seul contact avec l’extérieur que nous aurons de tout le film est cette vue de la ville en train de tomber dans les mains de la milice. Le reste ne sera que cloisonnement et univers étriqué. Pasolini ne cherche aucune stylisation particulière. L’image est froide, les teintes dominantes sont les couleurs crèmes ou neutres. La peur découle de cette neutralité qui contraste avec la violence extrêmement crue des agissements et des exactions commises dans l’impunité la plus totale. La première vision du film est à ce titre déterminante, parce que c’est celle qui s’inscrit dans la durée, dont on garde l’image de la découverte, plus percutante encore si l’on ne savait pas grand chose du film avant de le voir.

Sade avait inventé quatre personnages principaux et quatre maquerelles. Le film les conserve. On retrouve les personnages du Duc (Paolo Bonacelli), de l’Evêque (Georgio Cataldi), de son Excellence (Uberto Quintavalle) et du Président (Aldo Valletti). Quatre figures de l’Etat. Quatre hauts responsables qui détiennent le pouvoir entre leurs mains et le pervertissent à leur guise sans en être inquiétés. Leur interprétation est excellente (petite mention à Hélène Surgère incroyable en narratrice libidineuse) d’autant plus que leurs rôles sont vraiment très difficiles à jouer. Les règles du dehors ne sont pas les règles du dedans, comme le souligne l’un d’entre eux au début du film et toute forme d’espoir est en définitive utopique : "Pour la plupart des gens à l’extérieur de ce château, vous êtes déjà morts". Ce n’est pas un simple avertissement, c’est le constat d’un impossible retour en arrière, c’est aussi la promesse qu’on ne viendra jamais les aider, qui qu’ils soient, d’où qu’ils viennent. La fatalité ne touche pas que les victimes, elle touche aussi les puissants, même si eux ne le savent pas encore et que l’Histoire démontrera qu’ils n’y échapperont pas, tous les personnages se retrouvant au final égaux devant la mort. C’est l’un des principes de la décadence, que souligne avec pertinence Salò. Les quatre maquerelles se retrouvent trois dans le film, l’une étant devenue une virtuose. Parmi celles-ci, chargées de raconter des histoires, on retrouve la Française Hélène Surgère qui est à l’occasion doublée en italien. La structure du récit est identique à celle du livre, hormis le fait que Pasolini empreinte à Dante l’idée des cycles que l’on retrouve dans une œuvre telle que La Divine Comédie, où se mêlent le Paradis et l’Enfer. Cette idée lumineuse renforce l’impact du long métrage en y instillant l’idée d’une tension progressive, d’un crescendo continue, interminable. Les cercles sont délimités en trois parties, tous introduits par l’intervention d’une des maquerelles chargées de "réveiller les sens". L’introduction est donc plus connue sous le nom de Antiferno ou Vestibule de L’enfer, sorte de première étape dans le long processus de déshumanisation de masse. Celle-là même touche à l’intime la plupart du temps, dans ce que les êtres ont à perdre de plus intérieur dans un premier temps (leur intimité et leur dignité), dans ce qu’elle touche au bout du compte, à ce qui est leur droit le plus précieux, le droit à la vie.

C’est sur cette notion de victime et de bourreau que se base une partie de la narration. Sur cette transgression de celui qui abuse et de celui qui subit. L’un agissant parce qu’il a pour lui la légitimité du pouvoir, l’autre subissant parce qu’il est devenu un objet et dans le pire des cas un objet sexuel, un simple objet de désir, sur lequel on assouvit son fantasme. L’autre partie est celle qui consiste à s’octroyer le droit de vie et de mort. Dans l’un comme dans l’autre, les deux notions sont anti-érotiques au possible. Même si les corps sont nus, même s’il y a des scènes de pénétrations, aucune scène n’est érotique. Au contraire, de ces scènes naît un dégoût profond, et aucune ne se satisfait de l’idée du désir. Les bourreaux n’en expriment aucun vis-à-vis de leurs victimes, ils n’expriment d’ailleurs à la base aucune notion ‘d’échanges normaux’ avec elles. Ils ne font que les regarder avec détachement. Leurs désirs naissent de pulsions sadiques. L’une des scènes qui décrit le mieux ce rapport de domination par rapport à l’autre, de contrainte d’un corps sur un autre est celle du début pendant un repas, quand une des servantes se retrouve à terre, recevant un coït forcé, un coït qui n’est rien d’autre qu’un viol. Même les paroles introductives de la première maquerelle ne suscitent aucune véritable émotion si ce n’est qu’elles sont déconcertantes tant elles impriment un étrange goût sardonique. Le tout est empesé et faussement excitant. Il y a un constant décalage entre l’aspect subversif du langage et sa transposition dans la réalité, au moment où les bourreaux et les victimes matérialisent l’acte évoqué par la parole de façon ultra-brutale. Il n’existe pas de consensus dans le plaisir, il n’y a que la contrainte et la douleur. C’est de cela qu’est empreint le premier cycle, appelé Cycle des manies, qui n’est ni plus ni moins qu’une mise en application d’une idée de la sexualité envisagée sous l’angle de l’asservissement : pratiques homosexuelles et hétérosexuelles en plus d’une forte propension à la dégradation morale et physique par la soumission. Dans ce conglomérat d’idées fascisantes décrites par la société de Salò, le pouvoir est ici une allusion directe à une forme d’esclavagisme que Pasolini reprend à son compte pour décrire l’Italie du milieu des années 70. Le plus inacceptable est non pas cette vision de coïts entre personnes non consentantes, puisque enlevées, mais de l’âge de ces mêmes personnes qui ne sont même pas sorties de l’adolescence pour une grande partie d’entre elles.

Cette partie du film est terrible parce qu’elle avorte des moments sublimes en train de se réaliser. La séquence du mariage en est l’un des plus évidents. Un couple se forme, il se marie (toujours sous l’œil des puissants), puis commence à entamer leur alliance en voulant faire l’amour, avant que l’acte soit interrompu. Cette scène s’achève par la destruction immédiate du couple et de sa beauté. La beauté est mauvaise, tout comme l’Art est mauvais et ils doivent donc être détruits, alors même que les seigneurs sont des gens cultivés capables de citer Baudelaire ou, ultime outrage, A l’ombre des jeunes filles en fleur de Marcel Proust. On est en plein dans la critique du Beau, qu’il concerne les individus ou bien la pensée. De cette destruction méthodique naît la jouissance des "seigneurs". Plus tard ce sont les jeunes adolescents et adolescentes qui devront mimer le comportement des chiens avant que l’une d’entre elles ne reçoive une bouchée de polenta dans laquelle se trouvent des clous. C’est dans cette scène qu’explose pour la première fois l’idée d’êtres humains rabaissés à un état primitif et bêtement animal, l’un et l’autre n’étant plus différenciés. Ici, par un simple gros plan sur une bouche ensanglantée, la femme devient un être anonyme. Elle est juste devenue une chienne parmi tant d’autres. La suite du film sera d’une logique encore plus implacable car elle ira au bout de cette donnée initiale. Pasolini a choisi de filmer de face les scènes de nudité et on lui a reproché de faire complaisant. A la vue des scènes incriminées on peut difficilement dire qu’il était possible de les filmer autrement ou de ne pas les filmer du tout. Comment en effet montrer la domination d’un corps dans un régime totalitaire sans en montrer les conséquences ? La question est houleuse et souleva des contestations. Filmer un acte répugnant ne signifie absolument pas que l’on acquiesce qu’il soit commis. Mais ne pas le filmer ne revient-il pas à dire que cela n’existe pas, et à le rendre tabou ? Le cercle des manies s’arrête là où commence l’un des cercles les plus discutés, si ce n’est le plus discuté des trois : celui de la merde. Après avoir passé les trente minutes dans un cadre où la sexualité avait toute emprise sur le récit et la réalisation via une mise en parallèle des pulsions et de leurs mises en images, le réalisateur appuie sa seconde partie sur un thème au combien tabou et révulsant, toujours inspiré des écrits du Marquis.

Le cercle de la merde commence là où s’arrête tout hypothétique rapport social entre les quatre personnages principaux et la dizaine de garçons et de filles séquestrés. Certes ce rapport n’a jamais été établi. Mais il est devenu impossible à présent. La collaboration des miliciens qui observaient depuis le début va se faire un peu plus présente au fil du temps, et surtout de moins en moins distante. Ils ont toujours été là, quelques fois davantage disposés à l’arrière-plan que participant de façon directe aux sévices. Il n’empêche qu’étant armés, ils ont un fort pouvoir de dissuasion sur quiconque se rebellerait contre la volonté des quatre "seigneurs". Comme pour le cercle précédent, celui-ci est amené par une histoire racontée par une nouvelle maquerelle. Le discours sombre ici dans des détails des plus ragoûtants. "Puisque tout est affaire de délices" comme le dit la narratrice, alors même les plus obsédants et graveleux y seront racontés et mis en pratique. On retrouve une jeune fille qui était en larmes lors d’une des premières scènes et qui va subir l’un des actes les plus humiliants si ce n’est le plus humiliant de tout le film. Cette séquence hyper éprouvante est amenée par un assez long prologue. On passera les détails mais Pasolini va très loin dans cette scène. Nous n’imaginons sans doute pas à quel point les spectateurs ont du être dérangés et bousculés par cette image de la petite cuillère. En 1975, le rapport à la scatologie était plus tabou que celui que nous entretenons aujourd’hui. L’humour peut toucher à tous les sujets tant qu’il reste dans le cadre du respect à l’autre. Ici, dans le cadre de la fiction, l’épisode touche à l’insoutenable. Une telle séquence de coprophagie a du être assimilée à de la pure provocation, alors qu’elle montre une souillure de l’esprit et du corps tout à fait dramatique, dont la violence crue porte sur le cœur. On compatit de toute notre âme pour cette pauvre jeune fille qui pleure la mort de sa mère et subissant tous les outrages. On ne peut être que désemparé par son regard et ses larmes. Pasolini pose clairement la question de la représentation de la scatologie. Peut-on et doit-on montrer un acte scatologique au cinéma ?

La séquence n’est pas isolée puisque les noces du président seront couronnées d’un repas fait à base d’excréments, une des scènes chocs qui est restée pour être l’une des plus célèbres de Salò ou les 120 journées de Sodome. Les noces sont bien entendu célébrées en grande pompe avec tout le fard et l’excentricité qui en résulte : maquillage de pacotille, tenue de mariée portée par un homme, d’où cette forte ambiguïté entre le regard de l’opprimé devenu la femme et son mari qui le regarde avec une cupidité qui ne fait aucun doute. Le miroir déformant des rapports n’est pas inversé, mais l’homosexualité condamnée par les "seigneurs" depuis le début est ici sacralisée, comme si elle devenait la norme d’une union par ailleurs impossible. Ce cercle aussi dur et insupportable soit-il – il interroge sur la question de la capacité ou non à accepter ce genre d’images – est cohérent et nécessaire dans la structure du film en cercles indissociables les uns des autres. Le roman comportait lui aussi des passages de scatologie, parfois encore plus appuyés que ce que l’on peut voir dans la transposition à l’écran. Certains détails allaient même jusqu’à pousser à refermer quelques instants le livre tant ils étaient épouvantables. D’une certaine manière il allait encore plus loin. Pasolini a sans doute franchi une limite puisqu’il n’y a que très peu de films traditionnels qui traitent de la scatologie et la représentent : on pourrait citer le Pink Flamingos de John Waters. Pire encore que la question des déviances sexuelles ou de la brutalité avec laquelle elles sont menées, le cercle de la merde en appelle au dégoût primaire, à l’offuscation devant ce qui apparaît irracontable, ne devant pas être montré, filmé. On peut certes en parler, évoquer la pratique, mais la voir en images change la donne. Aux yeux des autres cercles, c’est peut-être celui qui apparaît le plus court mais il n’est néanmoins pas celui qui laisse le plus de répit. D’ailleurs la maquerelle qui s’occupe de raconter les histoires est la mieux habillée, toilettée, maquillée et raconte ses aventures ‘gastronomiques’ avec un recul et un détachement qui pourraient paraître incongrus s’ils étaient inscrits dans un tout autre contexte. Cela fait aussi partie de la manipulation par laquelle les dominants cherchent à faire passer la pilule par des propos rapportés, avant de passer à l’action.

Pour que l’ensemble forme un cercle parfait, il fallait une dernière partie, qui fasse fi de l’érotisme de façade de la première partie et du sadisme écœurant de la seconde. Le dernier cercle est celui du sang. Le cercle du sang en appelle à une autre maquerelle, interprétée par la très inquiétante Caterina Boratto, qui s’exprime parfois en allemand au sein du même récit. La raison n’en est pas explicitée, mais sans doute est-ce une référence au régime Nazi. La précédente maquerelle accusait un charme vieillot et aristocratique qui prêtait parfois à sourire, cette dernière est tout à fait inquiétante avec ses grands yeux bleu clair et son fard sur le visage. Toute l’ambiguïté (élégances des intervenantes, langage châtié) disparaît pour laisser place à une terreur pure, transcendée par le discours sur la torture, sur ses aventures passées qu’elle invoque avec toute la réjouissance du monde sans pour autant être marquée d’affect particulier. Les évènements racontés tournent à l’horreur viscérale et seuls les petits soldats en tenue militaire portent un large sourire comme si plus rien ne les atteignaient, comme si les choses les plus éprouvantes leur passaient au dessus de la tête ou plutôt qu’ils s’en réjouissaient. La torture est le moyen de faire fantasmer le Monseigneur, Le président, son Excellence et Curval comme d’autres fantasmeraient sur des images pornographiques tout à fait conventionnelles. Leur jouissance n’est plus associée à l’unique mise à disposition du corps, mais de sa mise à mort en un spectacle orgiaque. La mise en scène reste en plan fixe la plupart du temps, même si quelques mouvements de caméras à l’épaule l’accompagnent. On notera l’absence de hors-champs qui fait que toutes les victimes sont dans un cadre clos qui ne donne jamais à voir sur l’extérieur. Jamais le film n’avait atteint une telle tension auparavant. La moindre parole est déstabilisante, les repères sont brouillés et l’un des personnages, enfermé dans une cuve à l’odeur pestilentielle, si l’on en croit la couleur et son contenu, hurle : "Dieu, pourquoi nous as-tu abandonné ?". C’est la première fois que jaillit l’idée d’une foi perdue, d’une entité supérieure qui aurait abandonné ses enfants les laissant au destin de l’Histoire. La phrase est terrible et résonne comme un écho désespéré.

En même temps que le régime de Salò fini par tomber, les victimes sont elles-mêmes sur le point de mourir. La boucle se referme en un long continuum de scènes plus horribles les unes que les autres, pas parce qu’elles choquent sur le plan visuel, mais parce qu’elles s’inscrivent dans une implacable mécanique de dénonciation. A nouveau une scène lesbienne érotisante est sabordée par l’arrivée du Monseigneur qui les contraint à parler sous la menace d’un revolver. On nage dans un climat de suspicion où la moindre parole a ses conséquences, aussi graves soient-elles. La scène est pour une fois érotique dans le sens où les deux comédiennes jouent très bien une passion dévorante mais sans issue, seul moment de plaisir encore possible à réaliser. L’idéalisation du saphisme prend néanmoins une tournure beaucoup plus dramatique quand elle apparaît impossible à réaliser. De là, s’enchaîne une série de dialogues qui amènent les quatre principaux personnages à se rendre dans la chambre d’une servante noire qui couche avec un jeune homme appartenant aux collaborateurs. Le racisme latent des détenteurs du pouvoir est transgressé par ce couple qui s’adonne à l’amour avant d’être assassiné dans un geste de bravoure ultime. Nul doute que Pasolini fait passer un message très fort dans cette scène qui appelle à toute forme de résistance devant l’arbitraire.

Le problème posé par les dernières minutes n’est pas un problème d’éthique au sens où on l’entend traditionnellement, à savoir si c’est moral ou non. C’est celui de montrer ce dont beaucoup de longs métrages s’opposaient, par réflexe ou selon le point de vue du metteur en scène, à filmer. Certains des films les plus récents sur la question en ont traité mais le montrer dans ce qu’il a de plus inhumain n’avait jamais été fait ou presque. C’est le cas de La Vie est belle de Roberto Benigni qui est un film émouvant et qui propose la vision du cinéaste sur le plan de l’émotion et de la comédie dramatique avec tout le décalage que l’on connaît (le père qui fait croire à son fils que tout n’est qu’un jeu). C’est un choix et il se respecte. Ici, Pasolini rentre dans le détail et par le biais de jumelles dans un format arrondi filme l’innommable. On a ainsi l’impression d’être les témoins des actes de tortures opérés sur les protagonistes. Le problème de l’insupportable cruauté des images est posé par la caméra. On ne peut pas se poser la question de l’utilité de ces scènes, car elles sont nécessaires à voir pour comprendre ce qui pousse les quatre personnages à aller aussi loin, à se séparer de ces corps qui leur "appartenaient", à les tuer au bout du compte. Cela arrive comme un point d’orgue, comme une finalité dans ce qu’elle a plus inhumaine, de plus incompréhensible aussi, mais de fondamentalement logique au vu des évènements. La musique qui accompagne ces séances de torture est le deuxième mouvement de Carmina Burana de Carl Orff, un mouvement où les chœurs sont très importants car ils portent la mélodie. La terreur est décuplée par ces voix graves et baroques. Les images sont peut-être les plus insoutenables que le cinéma n’ait jamais montré depuis Un chien andalou de Luis Buñuel et le découpage de l’œil qui provoqua nombre de haut-le-cœur, ou la scène de l’extincteur dans Irréversible de Gaspar Noé. Il faut le découvrir par soi-même car il est peu probable qu’on puisse décrire convenablement une telle séquence sans tomber dans la banalité.

En pied de nez final, deux petits soldats armés d’une mitraillette dansent sur la musique du générique composée par Ennio Morriconne avant qu’un soudain "Fine" ne vienne interrompre la projection. La vision du film se mûrit petit à petit, les interprétations seront différentes selon les personnes et les sensibilités, mais quoiqu’il en soit, quoique l’on en pense, que l’on déteste ou que l’on trouve Salò nécessaire, le film est une porte ouverte à la réflexion et au dialogue quant à une période qui a marqué le XX ème siècle. Il est sans doute aussi indispensable que le documentaire d'Alain Resnais Nuit et Brouillard. On peut le voir en complément de différents films, reportages, documentaires abordant la thématique de la Seconde Guerre Mondiale et de ses horreurs. Un film en tous les cas intègre qui suscite toujours autant de réactions, preuve que Pasolini ne l’a pas tourné pour rien. C’est aussi un cri d’espoir, magnifique, fragile sur la possibilité, sur la nécessité du souvenir et un combat contre toute forme de négationnisme. Salò ou les 120 journées de Sodome, à condition qu’on en prenne la signification avec des pincettes, n’est pas un film dangereux, il est, par son intégrité et son courage, une œuvre sans l’ombre d’un doute anti-fasciste et bouleversante.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jordan White - le 22 février 2009