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Critique de film
Le film
Affiche du film

Dieu seul le sait

(Heaven Knows, Mr. Allison)

L'histoire

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le canot de sauvetage d’un membre de l’US Marine Corps (Robert Mitchum) fait naufrage sur une île du Pacifique. Le soldat Allison explore l’îlot paradisiaque et y rencontre la seule habitante, une religieuse (Deborah Kerr), dont il tombe peu à peu amoureux. Entre les deux personnages, la passion s’installe tandis que les Japonais envahissent l’île...

Analyse et critique

En mai 1970, dans une interview accordée à la revue Positif, John Huston déclare à propos de Heaven Knows, Mr. Allison : « Ils pensaient qu’on allait leur montrer une pièce sexuelle sur les rapports d’un Marine et d’une nonne. Moi j’avais fait le contraire. Je voulais obtenir des rapports purs, virginaux et extrêmement sensibles. » (1)

A la lecture du roman de Charles Shaw, il paraît difficile d’imaginer qu’on ait pu en extraire un chef-d’œuvre : un Marine de l’US Army échoue sur une petite île du Pacifique et y rencontre une belle nonne... Pour le profane, rédiger une adaptation cinématographique à partir de ce "pitch" se résumerait à faire un croisement entre Les Oiseaux se cachent pour mourir (Daryl Duke, 1983) et Le Lagon Bleu (Randal Klaiser, 1980) ! Mais à cette époque, les dirigeants de la Fox sont en quête de romances. Le roman de Shaw se présente alors comme une aubaine, dont le studio acquiert les droits rapidement. Dès lors que le projet est rendu public, il se heurte aux différentes ligues de décence catholiques choquées par l’idée d’une nonne amoureuse d’un homme et a fortiori d’un "Marine" ! Bien décidée à adapter le roman, la Fox réunit une équipe de scénaristes afin de trouver une parade à la censure. L’idée qui émerge de ce "brainstorming" est la suivante : Sœur Angela révèle son identité à la fin du film, elle n’est pas une nonne mais une femme déguisée en religieuse. Face à la pauvreté de ce raccourci dramaturgique digne d’un épisode de Scoubidou, le studio, dirigé par Darryl Zanuck, demande à John Huston de reprendre l’écriture du script et d’en assurer la réalisation.

Le cinéaste, qui avait signé un film à la trame similaire avec African Queen (1951), est séduit par le projet. Il y voit l’occasion d’égratigner la religion, et le tournage, prévu dans les îles de Trinité-et-Tobago, n’est pas pour déplaire au pêcheur aventurier qu’il rêvait d’être... Grâce à sa capacité exceptionnelle d’adapter des œuvres littéraires (Moby Dick, Les Gens de Dublin, Le Faucon Maltais...), Huston transforme le roman de Shaw en un bijou scénaristique. Heaven Knows, Mr. Allison s’articule autour d’une trame pour le moins classique : un valeureux héros protège une femme menacée par des "sauvages" (ici les Japonais) et, au final, la cavalerie arrive et sauve tout le monde ! Mais derrière ce schéma simpliste, John Huston profite du script pour construire une histoire d’amour impossible entre un soldat confronté à un complexe oedipien et une religieuse dont la foi est en proie au doute.


Allison : un soldat victime du complexe d'Œdipe ?

Les premières images du film montrent Robert Mitchum allongé dans une position fœtale sur un canot flottant au milieu de l’océan. Symbole de la vie et de la maternité, l’eau pousse Allison vers les côtes d’une petite île où il va rencontrer Sœur Angela. Allégorie de la naissance, son arrivée sur terre est mise en scène comme un parcours douloureux : le soldat se cache, rampe, se plie pour éviter d’être vu par d’éventuels ennemis. Cette panoplie de positions peut être interprétée comme une métaphore de l’accouchement pendant lequel l’enfant franchit un chemin difficile et violent, le menant du confort de la matrice maternelle au monde extérieur. Lorsque Allison arrive aux portes de l’église qui trône au milieu de l’île, il rencontre Sœur Angela qui va l’accueillir avec le sourire. Dans un plan chargé de sens, elle l’observe du haut d’un escalier : Allison est à ses pieds... Symboliquement, il vient de rencontrer sa mère.

A partir de cet instant et pendant le premier tiers du long métrage, les deux protagonistes se découvrent. Le cadre idyllique de l’île devient un terrain de jeu pour Allison, héros que John Huston caractérise comme un enfant. Le soldat, éloigné des horreurs de la guerre, vit ici des moments d’innocence qu’il partage avec Sœur Angela. Pendant toute cette période, il n’y a jamais ni jeu de séduction ni la moindre allusion sexuelle : Huston a bel et bien décidé de faire de Mitchum un être pur et vierge ! En témoignent ces scènes ludiques et merveilleuses de chasse à la tortue ou encore ce dîner auprès du feu où Allison, tel un enfant, pose une multitude de questions à Angela : à quelle espèce appartient la tortue, pourquoi veut-elle être nonne ?! Et Sœur Angela lui répond posément avec un regard chargé de bienveillance, un regard maternel bien évidemment.

A la suite de cette récréation joyeuse, les Japonais arrivent sur l’île et rompent l’harmonie du couple mère/enfant. Le soldat et la nonne vont reprendre leurs fonctions respectives (la défense de la grotte où ils se cachent pour Allison, et la prière pour Angela), chacun tentant d’assurer la protection de l’autre. Pendant ces quelques jours, Allison (re)devient un homme : il risque sa vie pour nourrir Angela, veille à la sécurité de l’abri et la rassure lors des bombardements. Lentement, le jeu de séduction prend forme : les regards que Mitchum porte sur Deborah Kerr ne sont plus les mêmes. Sous la menace des soldats nippons, l’enfant s’est transformé en mâle et désire Angela.

Lorsque les Japonais quittent l’île, ils laissent le couple seul face une situation nouvelle. Allison et Angela, qui jusqu’alors se découvraient puis concentraient leur attention sur la menace des soldats nippons, sont désormais seuls, tiraillés entre la montée de leurs désirs et la barrière imposée par leur morale. Allison aime Angela qu’il sait dévouée à l’Eglise tandis qu’elle, de son côté, cède peu à peu aux charmes du Marine. Pour éviter de fâcher les ligues de décence, John Huston fait d’Angela une nonne en devenir : avant de revêtir sa "robe définitive", elle doit encore prouver sa dévotion absolue à la religion catholique et résister à la tentation.


La dernière tentation d’Angela ?

Peu de temps après leur rencontre, Angela raconte à Allison qu’elle était venue sur l’île pour apporter de l’aide aux missionnaires. Mais quelques jours après son arrivée, le prêtre qui l’accompagnait décède en la laissant seule sur ce lopin de terre abandonné. Angela en attente de sa confirmation prie pour qu’on vienne la délivrer. Mais au lieu de cela, l’océan, prenant un visage divin, lui inflige une dernière épreuve en la confrontant à Allison. Dans un premier temps, c’est Angela qui exerce un rôle protecteur et maternel mais après l’arrivée des Japonais, elle comprend que c’est le soldat qui l’a sauvée et non ses prières. Luttant contre un amour naissant, elle tente bien de garder les apparences : elle ne se sépare jamais de sa robe ni de son couvre-chef ; ses gestes ne changent pas à l’égard d’Allison mais son regard, lui, est irrémédiablement attiré par les charmes du soldat. En lui offrant un peigne, Allison va la confronter à sa féminité : à la fois séduite et rongée par la culpabilité de la religion, elle a du mal à cacher son embarras et accepte le présent en baissant les yeux. Allison (en plein complexe d'Œdipe) demande ensuite à Angela d’abandonner le sacerdoce et de l’épouser ! Dans un premier temps, la sœur refuse poliment en lui expliquant qu’elle est déjà liée à Dieu. Le lendemain, sur la plage, elle observe Allison laissant alors transparaître l’ambivalence de ses sentiments. Le plan qui la montre hésitante puis se précipitant pour le rejoindre est une magnifique représentation de ce doute. On espère qu’elle va céder et offrir son cœur à Allison, mais ce dernier joue les "durs", ne la laisse pas parler et regrette ses propos de la veille...

Dans la scène suivante, le couple partage un repas autour d’une bouteille de saké. Anticlérical au possible, Huston pousse le vice jusqu’à faire boire Angela de cet alcool de riz (« une petite goutte seulement pour goûter » déclare-t-elle à son compagnon). Pendant ce temps, Allison ingurgite verre sur verre et, tandis que son sang se charge d’alcool, exprime ses frustrations et s’en prend indirectement à la religion : « Qu’est-ce qui vous a pris de vous faire nonne ? C’est bien ma chance ! » ou encore « A quoi ça sert d’être nonne si nous sommes seuls ? A prier et moi à faire de l’exercice ? » Allison saisit alors une pipe mais, réalisant qu’il n’y a pas de tabac dans cette île, la jette violemment par terre où elle se brise. Anéanti par cette métaphore de leur relation (il a une femme qu’il aime et désire mais qui, à l’image de cette pipe, ne peut être consommée), il déclare une dernière sentence typique de la philosophie "‘hustonienne" : « Nous ne possédons rien d’autre que cette île, plus vous pour moi et moi pour vous, comme Adam et Eve. » Face à cette évidence, Angela s’effondre en larmes et s’enfuit dans la forêt. En une scène, Huston confronte la religion à la réalité de la situation : dans un cadre pur, paradisiaque presque, elle n’a aucun sens. Il n’y a ni Dieu, ni prière, ni sacerdoce. Il y a juste un homme et une femme que les diktats de la religion et la rigidité militaire empêchent de s’aimer. Au final c’est lui qui fait exploser sa carapace et, après cette scène du dîner au saké, c’est celle d’Angela qui est sur le point de céder.

Bien évidemment, la censure empêche Huston de concrétiser cette love story. Le spectateur nage en plein mélodrame et assiste, impuissant, à l’échec de cet amour. Mais John Huston offre une dernière piste de lecture : après le débarquement des Américains, Angela déclare à Allison : « Peu importe le nombre de kilomètres qui nous séparera, et même si je ne dois jamais vous revoir, vous resterez mon très cher compagnon toujours, toujours... » Les deux personnages se regardent en silence et, dans le plan suivant, des soldats offrent du tabac à Allison. Robert Mitchum, une cigarette vissée au coin de la bouche, arbore alors un immense sourire de satisfaction. Il n’y a plus de pipe sans tabac, il peut désormais fumer et pousse ainsi le spectateur à se demander si après le générique Angela ne finira pas par succomber à la tentation...


Mitchum/Kerr, un couple divin !

Quel plus beau couple que Deborah Kerr et Robert Mitchum pour incarner ces deux personnages complexes et passionnés ! Leur interprétation force l’admiration et participe grandement à la réussite du film. Mitchum y étale toute sa "‘classe nonchalante" qu’il mêle avec habileté à une attitude parfois bourrue, tandis que Kerr arrive à faire passer un nombre incalculable de sentiments derrière la retenue qu’imposait son rôle.

Quelques semaines avant d’être contacté pour réaliser ce film, Mitchum tourne L’Enfer des tropiques (1957) de Robert Parrish sur l’île de Tobago déjà ! Lorsque l’équipe se rend à Londres pour les prises en studio, il rencontre le directeur de la photographie Oswald Morris qui lui demande de faire des essais pour Heaven Knows, Mr. Allison. Mitchum accepte le projet et accroche (aux côtés de Walsh, Tourneur, Wise, Laughton, Wellman, Hathaway ou encore Nicholas Ray !) un nouveau cinéaste de renom à son palmarès. D’après les témoignages de John Huston et Deborah Kerr, l’entente sur le plateau fut excellente et le réalisateur (qui travaille pour la première fois avec Mitchum) restera longtemps en admiration devant le professionnalisme de ce comédien trop souvent déconsidéré. Dans l’interview qu’il donne à Positif en 1970, il rend un bel hommage au grand Bob : « Vous vous souvenez quand il (Mitchum) rampe dans l’herbe pour atteindre la tente des Japonais ? On tourne la scène et je demande une seconde prise, puis une troisième. Et chaque fois, il fallait aller là où l’herbe n’avait pas été piétinée. On aurait pu garder la première prise. J’ai dit : "Ca va, c’est dans la boite". Il s’est alors retourné, et je me suis aperçu que son corps était couvert de sang... Ces herbes étaient non seulement coupantes mais empoisonnées. C’était pire que de ramper sur des lames de rasoir. Il m’avait tourné le dos pour que je ne vois pas le sang et pour être prêt à ramper de nouveau si je lui demandais. Voilà le genre d’homme qu’est Mitchum ! » (1)

Sa relation avec Deborah Kerr est également des plus heureuses et la comédienne ne tarira pas d’éloges sur son compagnon en déclarant : « Cette image publicitaire d’une créature à moitié endormie qui vraiment n’en a rien à faire, c’est complètement faux. Il en a à faire énormément. » Après avoir revêtu l’habit de "Sœur Clodagh" dans Le Narcisse noir de Powell et Pressburger en 1947, la comédienne retrouve ce costume qui lui sied à merveille et livre une superbe performance qui lui vaut une nomination aux Oscars en 1958. Néanmoins, elle manque une nouvelle fois la statuette qui revient finalement à Joanne Woodward pour Les Trois visages d’Eve de Nunnally Johnson. Deborah Kerr, qui fut nommée six fois à la cérémonie, ne remporta jamais le précieux trophée. Mais l’histoire du cinéma se moque bien des remises de prix, seules les performances restent et celle qu’elle a livrée dans Heaven Knows, Mr. Allison demeurera à jamais inoubliable.



Le public ne s’y trompa pas et réserva un triomphe au nouveau chef-d’œuvre de John Huston. Dieu seul le sait est l'un des films les plus rentables de sa carrière et certainement l'un de ses préférés. En signant ce long métrage plein d’humanisme, le cinéaste évite les écueils dans lesquels seraient tombés de nombreux réalisateurs sans talent et obtient ce dont il rêvait : un film pur, virginal et extrêmement sensible.


(1) Interview de John Huston dans Positif n°116 - mai 1970

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : les ACACIAS

DATE DE SORTIE : 17 AOÛT 2016

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Par François-Olivier Lefèvre - le 23 février 2005