Poil de carotte
Beaucoup de personnages de Duvivier sont des boucs émissaires, non pas d’une fatalité abstraite comme chez Carné, mais d’une malveillance plus quotidienne, plus diffuse, dispersée au gré des regards d’autrui. Toujours leur intégrité première est niée par une société qui prétend leur imposer de l’extérieur une identité factice : c’est le drame de Poil de carotte, privé de son nom même et réduit à n’être que l’enfant martyr d’un foyer démoli. En adaptant brillamment l’ouvrage cocasse et douloureux de Jules Renard, le cinéaste concentre de grandes qualités de mise en scène et d’écriture (cadrages serrés, plans longs, personnages dessinés d’un trait ferme, maîtrise du découpage), et rappelle avec tendresse, tact et poésie que peu de sujets sont aussi poignants que celui du manque d’amour parental.
5/6
La bandera
À bien des égards le film peut être considéré comme une matrice par son pêle-mêle de thèmes, de lieux, de situations, d’éléments qu’il suffira de développer. Le folklore parigot du prologue puis l’exotisme colonial qui traverse la médina marocaine constituent le filigrane de
Pépé le Moko. Le meurtrier en fuite évoque celui de
Quai des Brumes, il s’engage dans la Légion étrangère comme dans
Gueule d’Amour. La solidarité des réprouvés et les allusions à l’Espagne seront reprises dans
La Belle Équipe. Mais c’est bien le poids de la fatalité qui dénote au mieux la personnalité de l’auteur, ce climat lourd imposant au héros une errance dans un monde où chaque espoir recèle une menace, où chaque visage peut être celui d’un traître, et qui oppose à la truculence des personnages une forme d’amertume désenchantée.
4/6
La belle équipe
Avec
Le Crime de Monsieur Lange, voici sans doute la cristallisation la plus explicite des aspirations du Front Populaire. Mais sous un vernis vaguement rousseauiste, derrière l’histoire de ces cinq amis chômeurs qui montent une ginguette et donnent forme à leur utopie en mariant travail et plaisir, se développe un concentré d’amertumes, d’abord en contre-chant discret puis en mélodie majeure. La fête a beau diluer les barrières sociales, le vin délier les langues et dégourdir les jambes, la mélodie de l’accordéon se marier aux arbres du bord de l’eau, l’amitié finira par se briser sur l’action de la garce absolue interprétée par Viviane Romance – du moins dans la version originale voulue par Duvivier. Le film a vieilli mais son déroulement mélodramatique, à la fois pastoral et unanimiste, conserve un certain éclat.
4/6
Pépé le moko
Chronique d’un désastre annoncé, noir mélodrame colonial qui se nourrit au romantisme exotique de la pègre, le film frappe d’abord par sa simplicité : simplicité de la trame policière (un jeu du chat et de la souris), de l’histoire d’amour, de l’étude du milieu. Sorte de
Scarface dans la Casbah, c’est une œuvre nerveuse, tendue, au scénario rectiligne, où se révèle toute une fascination pour les ambiances interlopes, et où des personnages vigoureusement typés s’habillent de tics de langage pittoresques, de dialogues échangés comme dans une partie de ping-pong. C’est aussi un répertoire complet des figures du film noir à la française, qui a offert à Gabin, Œdipe faubourien trahi par une femme du monde, un de ses rôles les plus fameux, et qui véhicule un univers social à la mélancolie poisseuse, cerné par la fatalité.
5/6
Un carnet de bal
Que sont mes soupirants devenus ? Telle est la question que se pose une jeune veuve pressentant la lente calcification de son existence. L’occasion pour le cinéaste d’aligner les rencontres mémorables, servi par des acteurs cinq étoiles : Françoise Rosay en mère folle de douleur, Harry Baur en prêtre désabusé, Louis Jouvet jouvetisant avec génie, jusqu’à Pierre Blanchar en médecin avorteur à l’œil mort, survivant avec sa mégère fielleuse au milieu d’une décharge – scène hallucinante que les cadrages obliques font glisser vers l’expressionnisme célinien. Et si les épisodes souriants avec Raimu et Fernandel allègent l’âpreté du périple, c’est un véritable champ de ruines que traverse l’héroïne, le cimetière des illusions de sa jeunesse. Quand le raffinement de la forme rime avec la mélancolie sans retour du propos.
5/6
La fin du jour
La vieillesse est un naufrage, mais Duvivier a le tact d’en exprimer le pathétisme avec une truculence qui n’en altère jamais la gravité. Remarquable portraitiste de groupes et de communautés, il excelle à dépeindre le quotidien d’une maison de retraite où une bande de cabots rivalisent d’aigreurs et de bassesses, où les rivalités attisent les jalousies et où les alliances se font et se défont pour le meilleur et pour le pire. Le monde qu’il décrit est bel et bien rattrapé par le crépuscule, les regrets douloureux des pensionnaires exsudant le souvenir d’un temps révolu qui file entre les doigts, d’amours fanées qui jamais plus ne refleuriront. Les dialogues de Charles Spaak, associés aux flamboyants numéros de Jouvet, Simon et Francen, parachèvent la douce-amertume de cette œuvre aussi cocasse que désespérée.
5/6
Panique
Il suffit de quelques scènes au cinéaste pour faire le tour de la question posée par le roman de Simenon, qu’il adapte quarante ans avant Leconte : le monde est composé de lâches, de médisants, de criminels… et de filles dangereuses. Il constitue un piège pour qui n’a pas les moyens de se montrer agressif, un milieu de bassesse généralisée où l’on est seul, où l’on se ment, où l’on parade et où, quand les groupes se forment, la haine se renforce : la foule a un visage hideux lorsqu’elle réclame une victime expiatoire. Peintre minutieux de la noirceur humaine, Duvivier dresse sous un ciel de plomb et dans les décors sordides d’un quartier populaire son tableau le plus pessimiste et le plus désespéré. Michel Simon est quant à lui remarquable en exclu misanthrope, victime de sa maladresse et de ses sentiments.
5/6
Top 10 Année 1946
La fête à Henriette
En montrant deux auteurs en quête de personnages et de situations, le cinéaste fait entrer le virus dissociant du pirandellisme en action. Évoquer artificiellement des sensations par des procédés devant aider à clore le récit, ouvrir par l’acuité du regard et fermer par l’utilisation de "trucs" souvent associés à des thèmes mélodramatiques : il cherche le scénario qui lui permette d’intégrer ces deux tendances, d’en exprimer le conflit essentiel. Virtuosité rose (le couple qui danse) et virtuosité noire (la poursuite) désignent ainsi la polarité constitutive d’une histoire que l’on reste libre de prendre au premier degré ou au contraire de considérer comme parfaitement illusoire, mais pas plus que tout film imposant sa réalité sans que l’on en soit jamais tout à fait dupe. Un divertissement enlevé, charmant et malicieux.
4/6
Voici le temps des assassins
Davantage encore que la mère vipérine maniant le fouet ou que l’ex-épouse maquerelle et toxico, c’est bien la jeune manipulatrice au visage d’ange et à l’âme diabolique qui s’avère ici la pire des garces, le pivot d’un véritable complot féminin d’où le protagoniste sortira moralement anéanti. Figure stable en apparence, Gabin est pourtant déchiré par sa fragilité de colosse aux pieds d’argile, son innocence de victime que consument lentement le venin, la duplicité, la vénalité de celle qu’il aime mais qui n’en veut qu’à son argent. Sans aucune concession à un moralisme attendu et adoucissant, Duvivier plonge au plus profond des entrailles du mal, délivre un joyau assez hallucinant de férocité et de noirceur, et peint d’une main de fer les gouffres d’une nature humaine vouée au malheur et à la destruction.
5/6
Top 10 Année 1956
Marie-octobre
À la veille de l’éclosion de la Nouvelle Vague, villipendeuse acharnée d’une "Qualité française" honnie, Duvivier réunit les plus grands acteurs hexagonaux de son époque et livre comme le baroud d’honneur d’un artisanat millimétré, fondé sur l’attention au fait signifiant et entretenant une tension dramatique sans une seconde de relâche. Unité de lieu (le salon d’un manoir), de temps (une soirée de retrouvailles entre anciens résistants qui tourne au
whodunit et au procès), d’action (un entortillement de suspicions, de doutes et de voltes-faces sur le mode accusation-défense) : le débat moral, captivant comme un huis-clos policier et interprété avec une verve délectable, offre à ces
Neuf hommes et une femme en colère tout ce qu’il faut d’ambigüité, de jeux de conversion, de ripostes et de rebondissements.
5/6
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1.
Voici le temps des assassins (1956)
2.
Pépé le moko (1937)
3.
La fin du jour
4.
Marie-octobre (1959)
5.
Un carnet de bal (1937)
De l’abondante carrière de Duvivier, qui s’étale sur près de cinq décennies et charrie des commandes, des œuvres de circonstance, des triomphes et des échecs, je ne connais à ce jour que ces quelques films emprunts de réalisme poétique et chargés d’un pessimisme profond. Ce cinéma est sans illusion, parfois cocasse et souvent cruel, doté d’un véritable sens de la tragédie. On peut se demander aussi s’il n’est pas franchement misogyne, car faire le plus souvent de la femme une
bitch sans scrupules par qui le drame arrive, ça interpelle un peu.