Violent cop
Sorte de variation étrange sur le
Dirty Harry de Siegel, ce polar silencieux, très noir et extrêmement brutal analyse et illustre la violence d’un monde schizophrénique, dont la barbarie humaine jaillit sous le couvercle d’une civilité imposée, et où chacun suffoque par sa soumission volontaire à des règles immanentes. La narration est d’abord une qualité (d’action, de suspense, d’ossature du scénario) qui glisse vers la quantité tandis que les vides dramatiques grignotent les scènes. La mise en scène joue délibérément sur l’écrasement de la perspective, le collage des surfaces, l’aplat. Autant d’idées et de formes suivant une même route qui consiste à étudier les effets moraux produits par le chaos tacite de la société, par l’hostilité sourde d’un univers mort où les atomes perdus se déplacent en vain.
4/6
Jugatsu
Le deuxième long-métrage de l’auteur peut être considéré comme un brouillon-palimpseste dégradé du cinéma de fantasme qu’il développera par la suite. Fantasme de la rupture avec le narratif de bon aloi, délaissé au profit d’un récit tout en ellipses où la singularité du montage et la juxtaposition de plans et d’angles inusités instaurent une lecture impertinente du film de gangsters. Fantasme d’une poésie débarrassée de la notion de bon goût et flirtant avec le surréalisme. Fantasme d’un humour noir fondé sur la cruauté, d’un univers traversé par des forces parasites aux fonctions de pures interjections, par des éclats de violence ou de loufoquerie sans explication, par des dérivations et des dissonances plus ou moins gratuites qui contribuent à rendre le film certes iconoclaste mais peu engageant.
3/6
A scene at the sea
Étrange film minimaliste, où des groupes de jeunes surfeurs silencieux attendent sur la plage que le vent se lève. Pas d’intrigue ni de paroles donc (et pas seulement parce que le héros y est sourd-muet), mais une série ascétique de regards effleurants, de gestes simples (marcher, courir, nager, tenter de trouver son équilibre), d’élégance du comportement, y compris dans les maladresses de l’apprentissage sportif : il s’agit ici d’exercer sa ténacité, de réussir quelque chose d’inaccessible. Mais ce cadre épuré, gommé de toute surcharge et construit selon les lignes d’un tableau abstrait, cette mise en scène toute en creux, en vides, en signes imperceptibles pour un regard inattentif, ne facilitent pas l’adhésion à une démarche qui, par son évanescence même, souffre d’un gros déficit d’incarnation.
3/6
Sonatine
Tout d’abord une vague histoire de yakusas, qui suit un petit caïd entouré de blancs-becs débarquant à Okinawa pour mettre de l’ordre entre deux bandes rivales. Puis ça vire à la récréation burlesque, tandis que lesdits gangsters s’en vont glander à la plage et s’inventent des jeux d’écoliers. Le cinéaste semble fasciné par le vide, cette espèce de trou noir où, ayant atteint le règne sans partage et assouvi sa volonté de puissance, l’homme s’isole dans un état de vacance désirée. Cette apesanteur absurde en milieu insulaire fait songer au
Cul-de-sac de Polanski, mais la stylisation picturale et les dispositifs inventés pour figurer la mort rôdante, qui surgit dans un détachement mutique, appartiennent pleinement à Kitano. Moins polar que rêverie d’un promeneur solitaire, donc.
4/6
Kids return
Kitano est un artiste du contrepoint, tant par sa structure dramatique que par son esthétique du champ-contrechamp. Il le montre encore avec cette chronique de l’amitié contrariée liant deux inséparables cancres, adeptes du racket, de l’école buissonnière, des plaisanteries douteuses, et qui vont emprunter des chemins parallèles en marge de la société japonaise. Entre mouvement (les entraînements de boxe incessamment filmés) et immobilité subite (liée au K.O., souvent après ellipse sur le combat ou la farce), le film trace un sillon au fil duquel se mêle des tons et des genres opposés, tous les parcours, engagés sur un mode burlesque, convergeant vers une même impasse tragique. Sans parvenir pleinement à faire ressentir la vacuité des désirs et des actes, le film se suit sans ennui mais sans passion.
4/6
Hana-bi
Film-haïku, à considérer sans doute comme une autobiographie suicidaire et désespérée. Kitano tente une relecture croisée de genres ennemis (mélo, polar yakuza, burlesque) et pose les motifs d’une énigme formelle avec une pureté et une précision de calligraphe. D’un pessimisme à la Cioran, d’une beauté graphique de chaque plan, cette poignante dérive contemplative invente une tonalité à la douceur feutrée, épurée, d’une radicale abstraction, mais trouée de spasmes de violence fulgurante qui en accentuent le désespoir absolu. Quelque part entre les ferveurs bouddhistes et le bonheur parfait dans l’anéantissement, il parvient à figurer les sentiments les plus frémissants dans un poème introspectif et mélodramatique d’une fascinante beauté. Ce qui s’appelle un grand geste artistique.
5/6
Top 10 Année 1997
L’été de Kikujiro
Sur les traces du
Kid de Chaplin (toutes proportions gardées), Kitano engage son personnage de vieux garnement dans une équipée drolatique et sans trémolo, dont la radieuse et poétique légèreté est ponctuellement trouée d’échappées oniriques ou d’allusions cruelles et inquiétantes. Son style pictural rutilant ressemble à celui d’un faux naïf méditerranéen qui s’inventerait une non-structure et agencerait au jour le jour une série d’observations sur le paysage, de tableaux de mœurs, de gags
slapstick, d’apparitions magiques ou de rêveries éveillées. Ce charmant périple burlesque est conçu comme une comptine à la mélancolie charmeuse, qui voit les rôles s’inverser et l’enfant solitaire et désarmé réveiller la conscience assoupie de l’adulte infantilisé, lui rendant ainsi sa présence au monde.
4/6
Aniki mon frère
Takeshi s’en va à Hollywood, et y exporte la matière la plus brutale et canonique de son cinéma. Pour dérider son éthique barbare et anachronique, il transplante son personnage de yakuza taciturne dans un Los Angeles lugubrement anonyme de série B où, tel un général en exil, il élimine méthodiquement les bandes rivales pour assoir sa domination. Ce polar sec élabore ainsi autour d’une classique intrigue de guerre de gangs toute une série de variations et de motifs qui tendent à l’épure, voire à l’abstraction, et qui marquent une nouvelle étape dans l’investissement stylistique de l’artiste. C’est sa force et sa limite : si les ballets de sauvagerie et de violence chorégraphiée dessinent de fascinantes arabesques et atteignent parfois à la danse macabre, ils attestent aussi de l’essoufflement d’un système.
4/6
Dolls
Ce système, le cinéaste l’abandonne le temps de ces trois contes d’amour fou où il tente de fusionner les traditions du théâtre kabuki avec les prestiges plastiques de la peinture, et en liant ces inspirations par la grâce d’une mise en scène extrêmement contemplative, ballet de couleurs et de formes figées dans la pose. Des paysages empourprés, des champs de roses rouges, des arbres aux feuilles ensanglantées semblent constamment emprisonner les êtres dans leur destin fatal, et l’ingénieuse combinatoire des situations délivrer des accents de cérémonie funèbre qui les renvoie à des abîmes de douleur et de chagrin. La dimension affective de l’affaire me passant à dix coudées au-dessus de la tête, l’ensemble, redoutablement soporifique, s’impose hélas comme un modèle du film beau-mais-chiant.
2/6
Zatoichi
Cheveux blonds platine, kimono noir, canne rouge sang qui dissimule un sabre prompt à jaillir. Il jaillira, tranchant le corps des adversaires comme est atomisé le surplus de sérieux qui plombait le précédent
Dolls. L’idiot du village tourne en rond et se prend pour un guerrier, un couple très étrange de geishas dissimule un douloureux secret, le justicier altier voit le moindre détail de ses yeux fermés, et tout se dénoue dans la mariage inédit entre les claquettes et une vieille danse rurales en sabots, l’Orient et l’Occident, le film de samouraïs et la comédie musicale. L’œuvre possède sans doute les défauts de ses qualités : passablement brouillonne, un peu déséquilibrée, pas assez tenue. Mais elle est conçue avec suffisamment d’inventivité et d’humour iconoclaste pour que l’on y prenne du plaisir.
4/6
Achille et la tortue
La biographie tripartie de Machisu, orphelin, peintre et loser : autoportrait en creux regorgeant de ses tableaux, insistant sur l’absurdité des galeristes, alliant le dur et le tendre, la folie et la connaissance de soi. Retrouver Kitano avec cet opus un peu barré en forme de point d’interrogation procure une drôle d’impression, comme si l’on était témoin de la crise loufoque et désespérée d’un créateur arrivé au terme d’une longue période d’incertitude. Hormis la première demi-heure, d’une très pénible lourdeur mélodramatique, le film-expérience séduit par son regard ironique et cocasse, son autodérision burlesque, sa résignation sereine (l’homme y atteint le record de cinq suicides, plus une tentative) et la perpétuelle remise en question d’un auteur qui s’interroge sur la nature et la pérennité de son art.
4/6
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Hana-bi (1997)
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Sonatine (1993)
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L’été de Kikujiro (1999)
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Violent cop (1989)
5.
Aniki mon frère (2000)
Je n’ai été complètement emporté que par un seul film de Kitano (
Hana-Bi), mais ce réalisateur m’apparaît, dans son inconstance même, comme un artiste toujours doué d’intérêt : son inspiration plastique et poétique, que nourrit tout un nuancier d’humour noir ou burlesque, m’a valu quelques belles expériences de cinéma.