Demi-Lune a écrit : ↑27 avr. 13, 20:07
Le roman de Mildred Pierce (1945)
D'abord, impressionné par la qualité générale du scénario.
Cain avait déjà signé
Le facteur sonne toujours deux fois, lui-même à forte connotation sociale (histoire de restaurant, là aussi), mais avec
Mildred Pierce on est un cran encore au-dessus, pour tout ce que cette histoire nous renseigne sur le modèle économico-social de l'Amérique des 40's. Le soin porté au tournage en extérieurs et à la direction artistique s'inscrivent dans un réalisme californien middle-class que peu de films noirs ont su aussi bien retranscrire. Il ne s'agit pas seulement d'ambiance esthétique : c'est toute cette volonté de montrer ce qui se passe derrière les portes des maisons de banlieue, de prendre une femme comme tant d'autres et d'en faire un quasi symbole social.
Cette histoire d'élévation resterait classique s'il n'y avait toute cette prégnance, en effet, de l'American Dream des années Roosevelt : qu'il soit montré dans toute son attractivité maladive (l'obsession du standing de Veda), sa modernité (joli pied de nez quand même de nous raconter l'histoire d'une mère courage au foyer qui passe par des jobs ingrats pour devenir une riche auto-entrepreneuse) ou sa perversion, ce fantasme de tout Américain de réussir par sa seule volonté prend dans
Mildred Pierce une dimension critique assez jubilatoire. On s'imagine mal un gros studio avoir produit un film aussi décapant sur la société US du New Deal, où l'égoïsme règne en maître et où toutes les structures familiales passent à la moulinette (mariage, enfants).
Car ce qui fait le prix de ce tableau, c'est l'idée, géniale, d'articuler le volet social avec le volet intime, grâce au rapport Mildred/Veda.
Le désir de tout parent d'offrir un avenir souriant à ses enfants trouve ici une exploitation retorse. Pour Mildred, la réussite sociale repose sur le fantasme d'une réussite dans sa mission de mère : en tant que mère, elle se
doit d'offrir ce qu'il y a de mieux pour subvenir aux besoins princiers de sa péteuse de fille aînée. Elle accepte de s'abaisser à des jobs ingrats pour que sa fille puisse rester immaculée de tout labeur. Ce qu'elle entreprend et réussit socialement, elle le perd familialement en entretenant, avec beaucoup de complaisance, auprès de Veda la suffisance que tout lui est dû : la rupture avec son premier mari semble d'ailleurs plus motivée par ce lien malsain que par son aventure extraconjugale.
Toute la perversité du récit de Cain réside dans le fait que le lien spécial, en lequel Mildred croit vis-à-vis de Veda, se dissout dans un rapport purement artificiel et matérialiste ; terrible est cette scène où la mère découvre à quel point elle a enfanté un monstre, et combien son indulgence et son dévouement sont méprisés par sa fille à laquelle elle s'est asservie. A part celui d'Ida, l'amie et confidente, aucun personnage n'est épargné dans ce film : Veda pour son individualisme monstrueux, les maris pour leur veulerie, Mildred elle-même pour son affection exclusive au détriment de son autre fille (il faut voir son désintérêt odieux au moment de sa mort et combien cette disparition l'affecte dans sa vie.
Le scénario donne l'impression que tout le monde s'est prostitué par arrivisme. Rude regard porté sur l'Amérique de la relance économique.
Au titre des qualités il faut également vanter la prestation de Joan Crawford, qui sublime un rôle fort en le dotant de la sensibilité et du caractère nécessaires (facilement un des plus beaux personnages du cinéma US des années 40), mais aussi celle d'Ann Blythe dans un rôle encore plus difficile. On déteste Veda parce que son interprète trouve une forme d'onctuosité écœurante dans le snobisme et l'égoïsme, notamment avec son petit air hautain. Quant à la mise en scène de Curtiz, elle apparaît extrêmement élaborée et inspirée, le réalisateur investissant ses décors avec un grand sens de la lumière et de l'espace - quand il ne s'attarde pas sur les jambes de Crawford ou s'amuse avec des jeux de silhouettes sur les murs. C'est un des plus "beaux" films noirs du point de vue du style.
Reste que le film me paraît souffrir de quelques défauts.
Un. BUTTERFLY McQUEEN merde !!!! L'actrice la plus insupportable qui ait jamais existé. J'ai des envies de meurtre dès qu'elle parle, avec sa voix grotesque.
La construction en voix-off est ici assez laborieuse, mécanique, même si la nécessité des flash-back est évidente.
J'ai également le sentiment que le film passe un peu à côté de quelque chose avec le personnage de Kay, la fille cadette : si je comprends le cynisme autour de sa disparition (quand même ultra foudroyante, mais passons) et l'attitude je-m'en-foutiste de Mildred, ce n'est quand même pas très crédible que le père s'en foute lui aussi et que cette pauvre Kay ne soit plus jamais évoquée, ni par l'un, ni par l'autre : elle est totalement escamotée alors que du point de vue du scénario, il y avait là matière à mettre tôt ou tard Mildred face à ses préférences odieuses et sa défaillance de mère, la faire culpabiliser quoi. Ça aurait pu créer un parallèle intéressant lorsque Veda a le culot de lui faire payer qu'elle ait été pourrie gâtée (
"It's your fault I'm the way I am !"). En outre, je trouve le personnage de Monte Beragon bien faiblard. Là encore, quelque part c'est voulu mais le film aurait sans doute gagné en puissance dramatique si cet homme, pour qui Mildred va se damner, avait été mieux caractérisé et surtout mieux incarné (Zachary Scott, bon voilà quoi...

il aurait fallu un séducteur salopard de la trempe du Gregory Peck de
Duel au soleil).
Et le finale manque peut-être un peu de mordant ; Mildred est passive, abandonne sa fille à son sort, mais cette passivité n'est pas très cohérente avec la psychologie d'une mère qui, si elle a été bafouée, reste quand même une mère.