Le puits - 1951
Réalisation : Russell Rouse et Leo Popkin
Production : Cardinal Pictures
Distribution : United Artists
Scénario : Russell Rouse et Clarence Greene
Photographie : Ernest Laszlo
Musique : Dimitri Tiomkin
Avec :
Richard Rober (Ben Kellog)
Henry Morgan (Claude Packard)
Barry Kelley (Sam Packard)
Robert Osterloh (Wylie)
Maidie Norman (Mme Crawford)
Ernest Anderson (Mr. Crawford)
Carolyn Crawford, une petite fille noire âgée de 5 ans qui se dirigeait à pied vers son école, s'arrête en chemin pour ramasser des fleurs dans un champ et tombe soudainement dans un puits abandonné et oublié qui était caché par de hautes herbes. L'école ayant signalé son absence, les parents de la fillette font appel au shérif Ben Kellog qui commence son enquête. Un fleuriste signale avoir vu un homme blanc inconnu parler à la fillette, lui offrir un bouquet de fleurs puis poursuivre son chemin avec elle. Son jeune employé parti en livraison livre l'information dans les commerces tenus par des noirs se trouvant sur son chemin et bientôt, les rumeurs enflent dans les deux communautés. L'inconnu est retrouvé mais il ne l'est pas tout à fait car il s'avère être le neveu de Sam Packard, l'un des plus importants entrepreneurs de la ville, ce qui provoque des doutes dans la population noire sur l'impartialité de la police à son égard. Aussi, quand à la sortie du poste de police, un incident mineur entre des parents de la fillette et l'homme d'affaires dégénère de manière accidentelle, des bagarres de plus en plus graves vont commencer à éclater à l'initiative de deux communautés se rendant coup pour coup…
L'éphémère société de production Cardinal Pictures fondée par les frères Harry et Leo Popkin, Clarence Greene et Russell Rouse avait déjà produit de bons films noirs au cours des années précédentes :
Impact de Arthur Lubin en 1949 puis
La deuxième femme et
Mort à l'arrivée en 1950 mais malheureusement
Le puits, le premier film (co)réalisé par Russell Rouse aura été le dernier film initié et produit par le quatuor même si Rouse réalisera une dizaine de films par la suite souvent écrits avec Clarence Greene avec qui il avait déjà signé le scénario de ce film. Les initiateurs du projet ont admis s'être inspirés d'un fait divers célèbre qui a suffisamment marqué les esprits pour avoir inspiré plus ou moins directement 3 films sortis dans les années suivantes. En 1949, à San Marino en Californie, une enfant tombée dans une canalisation d'un champ de puits de pétrole abandonné était morte avant que les secours ne puissent la rejoindre. Ce fait divers est réputé être le premier a avoir été couvert en direct par la télévision pendant une telle durée, c'est à dire pendant 27 heures sur les 50 heures qu'ont duré les opérations de secours et a avoir connu ainsi un retentissement national. Le drame avait aussi attiré sur place plusieurs dizaines de milliers de curieux (on parle de 50 000 personnes) et il a donc plus ou moins directement inspiré 3 films :
Secrets de femmes (Three Secrets) de Robert Wise, un film sorti dès 1950 (mais le fait divers n'était qu'une toile fond dans un film proposant surtout le portrait de 3 femmes) puis surtout bien sûr
Le gouffre aux chimères (Ace in the Hole) de Billy Wilder, sorti seulement 2 mois avant le film de Russell Rouse. Puis plus tard, il inspirera encore le film
-30- de Jack Webb, sorti en 1959 et le fait divers sera encore transposé dans le
Radio Days de Woody Allen.
Ce film est construit en deux parties : les 2 premiers tiers montrent la montée de la violence entre deux communautés qui semblaient jusque là se côtoyer au moins en apparence harmonieusement tandis que le dernier tiers montre les évènements qui se déroulent après la découverte de la petite fille. Sans aucun doute par prudence en raison du sujet, l'action se passe dans une petite ville indéterminée et comme d'un bout à l'autre le film se passe d'explications, de démonstrations et de longs discours, c'est à partir des quelques informations que l'on nous donne que l'on peut se faire une idée de la situation de départ. On entrevoit donc une ville ou la ségrégation raciale n'est pas radicale (l'école primaire où est scolarisée la fillette ne semble pas pratiquer de discriminations raciales et les scènes se déroulant à la bibliothèque de la ville nous montrent de jeunes garçons noirs ayant l'air d'étudiants commenter les rumeurs qui courent dans la ville au sujet de la disparition de la fillette).
Ces scènes d'exposition veulent montrer une ville paisible, cependant le déchainement de violence qui va suivre va démontrer que le malaise latent est sans doute profond entre des communautés ne se côtoyant pas, ou trop peu, et qui par conséquent ne se connaissent pas. La séparation favorisant les préjugés -on le verra aux rumeurs qui vont circuler très vite des deux cotés- elle entretient aussi une méfiance réciproque et un état de tension qui peut déséquilibrer l'ordre apparent obtenu par la domination d'une communauté sur une autre. La disparition de Carolyn va totalement faire exploser cet équilibre illusoire, l'incertitude la concernant commençant par créer de la confusion et du doute, des sentiments déjà dangereux et inquiétants dans un tel contexte.
Quand il va interroger le fleuriste qui est le dernier a avoir aperçu la fillette et que ce dernier va révéler avoir vu un inconnu l'aborder, le shérif incarné par Richard Rober ne va manifester aucun étonnement…sauf quand il va comprendre l'inconcevable, que cet homme est blanc. Quand il le comprendra enfin, Rober, filmé face caméra tournant le dos au témoin, ne pourra alors pas réprimer une grimace d'inquiétude. L'information va aussitôt circuler des deux cotés de la population, d'abord dans de petits groupes au sein desquels courent immédiatement les rumeurs d'enlèvement. Les préjugés vont alors commencer à s'exprimer, chacune des deux communautés rejetant la responsabilité du "crime" sur l'autre. Russell Rouse filme scrupuleusement la montée du malaise qui lentement va se transformer en colère mais jusqu'à l'arrestation de Claude Packard, les faits de violence resteront limités et sporadiques.
La partie centrale qui suit l'arrestation du suspect permet aux scénaristes de démontrer que l'on peut avoir des messages à faire passer sans être ni manichéen ni complaisant (contrairement à d'autres films noirs au message anti-raciste datant de la même époque) car sans partager à parts égales les responsabilités, le film montre la part imputable à chaque communauté en esquissant quelques portraits de personnages aussi nuisibles qu'influents qui existent des deux cotés. Certes, comme attendu, le notable interprété par Barry Kelley est peu sympathique. Il commence par vouloir étouffer l'affaire de peur que le scandale ne rejaillisse sur la ville puis tente d'user de son influence pour obtenir la libération de son neveu, avant d'agir imprudemment comme si la vérité n'avait aucune importance pour les autorités de la ville en allant jusqu'à proposer ouvertement de fournir un faux alibi à Claude…Mais cela va indigner son propre neveu qui, s'il se montre furieux d'être accusé à tord et mis sur le grill par la police, va se montrer encore plus irrité par les plans de son oncle pour le sortir d'affaire.
De l'autre coté de la barrière, c'est Gaines, l'oncle de la fillette, qui va se montrer injuste et d'une mauvaise influence sur sa communauté en accusant le shérif de ne pas faire tout ce qu'il peut pour résoudre cette affaire de disparition parce que la disparue est noire ; puis, après l'arrestation du suspect, en exprimant des doutes sur l'impartialité de la police et de la justice en raison de l'identité de Claude. Ces arguments vont être entendus par certains membres de la communauté noire et plus grave encore, même si l'agression était davantage du à la maladresse et était par conséquent accidentelle, c'est un heurt entre Gaines et Sam Packard qui va mettre le feu aux poudres.
A partir de là, on va assister à une succession d'actes de plus en plus graves, d'abord isolés : des automobilistes sont stoppés par de petits groupes, sortis de leurs véhicules et tabassés ; des bagarres à l'initiative des deux camps éclatent dans toute la ville ; des magasins et une usine seront pillés et brulés…Cette escalade inexorable de la violence va mettre la ville à feu et à sang quand les accrochages de coins de rue deviendront des émeutes incontrôlables impliquant plusieurs centaines de personnes, les autorités perdant alors totalement le contrôle de la ville. On est loin des "jolies" émeutes filmées par Joseph Mankiewicz (
La porte s'ouvre), de celles de Joseph Losey (
Haines), finissant trop biens ou même semblant chorégraphiées par leur metteur en scène (
Les 4 cavaliers de l'apocalypse), celles du film de Russell Rouse surgissent au coin de la rue, brutales et surprenantes comme les coups qui pleuvent sur quiconque à la malheur de croiser un groupe à la recherche d'une victime potentielle. Le découpage, le montage faisant alterner plans nerveux et courts et longues transversales sur les rues noires de monde (c'est sans doute à ces séquences là que le monteur Chester W. Schaeffer devait sa nomination aux oscars cet année là) et la mise en scène de Russell Rouse rendant parfaitement compte de la dureté des combats de rue à l'image des hallucinantes scènes d'hystérie de
Fureur sur la ville (Cy Endfield).
…mais cela cesse brutalement…Puisque l'un des intérêts de ce film est qu'il montre sérieusement le lent processus qui avait pu déstabiliser une communauté semblant vivre sereinement jusque là et qu'il est tout aussi sérieux pour ce qu'il montre des phénomènes de foule et sa folie potentielle lorsqu'elle est entrainée par des leaders haineux n'attendant qu'une occasion d'en découdre : Gaines d'un coté, Sam Packard et Wylie (Robert Osterloh) de l'autre, on est surpris par la tournure que prend le film dans sa dernière partie mais je n'arrive pas à dire qu'elle est décevante. Car à partir du moment ou tout le monde découvre que la disparition de la fillette était accidentelle, le virage est radical et surprenant…Pour tout le monde puisque lorsqu'on apprend à Sam Packard ce qui était arrivé à Carolyn, celui qui s'apprêtait à entrainer son personnel pour un lynchage, répond du tac au tac : Quel fillette ?..avant immédiatement de ressentir une brutale baisse de tension…Certes, au milieu de la folie qui avait saisi la ville, Russell Rouse avait tout de même montré que certains savaient garder leur sang froid : les volontaires des deux communautés qu'il avait montré ensemble pour aider au maintien de l'ordre ou les élus de la ville qui avaient été montrés recevant des représentants de la communauté noire dont l'avis était respecté…mais l'optimisme qui accompagne la dernière partie du récit montrant les opérations de sauvetage de la fillette est tout d'abord un peu déroutant.
On est à peu près à l'exact opposé des scènes similaires du film
Le gouffre aux chimères, l'optimisme un peu démesuré de Russell Rouse répondant au cynisme réjouissant mais excessif de Billy Wilder. A partir de scènes comparables, la foule entourant les secouristes, l'un filme une kermesse, les marchands, les suceurs de sang…Russell Rouse filme une foule concentrée et respectueuse dans laquelle au fur et à mesure, on commence à revoir cote à cote blancs et noirs, tout comme ils se retrouvent au centre des opérations à nouveau soudés et mettant leur énergie en commun pour sauver la fillette. Alors certes, sans rentrer dans les détails, la volte face va vraiment très loin mais, d'abord déroutant, le message finit par être touchant en ce qu'il démontre une croyance, surement naive dans un tel contexte, dans la capacité de la communauté à se retrouver autour de valeurs communes…et en ce sens il exprime un espoir, que la compassion et la solidarité peuvent ou pourraient être plus fortes que la haine. Le puits est le plus fauché et le moins Hollywoodien des films criminels à message anti-raciste des années 50. Pas d'histoire d'amour du tout. A l'affiche, pas de stars mais de solides seconds rôles tous excellents : Richard Rober dans le rôle du shérif, Henry (Harry) Morgan dans celui de l'accusé et Barry Kelley dans le rôle du notable local. A aucun moment, on ne déplore le mélange d'audace…et de lourdeur par la faute d'un message appuyé et parfois maladroit (ou en tout cas qui a souvent pris un bon coup de vieux en raison des excès démonstratifs) que je trouve dans quelques films plus réputés (qui ont évidemment d'autres qualités). C'est surtout le cas de
L'homme qui tua la peur (Edge of the City) de Martin Ritt et à un degré moindre de
La porte s'ouvre (No Way Out) de Joseph Mankiewicz.
Le puits (The Well) de Russell Rouse est d'une certaine manière plus honnête malgré le fameux final. Le film avait reçu 2 nominations à l'oscar, pour le meilleur montage et pour le meilleur scénario. Autre talent à signaler, le musicien Dimitri Tiomkin. Un grand (petit) film obligatoire.