


Une grande œuvre, assurément. C'est marrant que j'aie pu dire concernant Soleil Vert que le film aurait gagné à avoir un réalisateur plus expérimental que Richard Fleischer, car L’Étrangleur de Boston invalide totalement l'idée que je m'étais - hâtivement - fait du cinéaste : Fleischer propose ici quelque chose d'assez culotté et innovant formellement, et il n'hésite pas à bousculer les canons narratifs et scéniques. En termes d'innovation formelle, L’Étrangleur de Boston s'inscrit dans cette forme américaine de "déconstructivisme" des années 1960/70 (recherches de nouvelles formes, de nouveaux moyens d'expression, souvent en opposition aux canons traditionnels) dont l'illustration la plus symbolique et la plus littérale est l'utilisation du procédé balbutiant de split-screen. La même année que L'Affaire Thomas Crown de Jewison, Fleischer en fait un usage remarquable et surtout, légitime à des fins dramatiques (l'éclatement de l'écran, qui donne au film un caractère instable, participe de la tentative d'approche d'un éclatement social et psychologique). On n'en est pas encore à l'intellectualisation du split-screen à la De Palma, mais Fleischer tente clairement d'explorer ses possibilités d'expression et de ne pas en rester au stade de gadget. Malgré tout, à mon sens on n'échappe pas toujours à un certain goût de l'ostentation proche de la démo clinquante et je rejoindrai Beule sur la lacune du procédé qui n'est pas encore assez porteur de chaos pour traduire vraiment le désordre mental absolu de l'assassin, et donc oppresser le spectateur.
Pour autant, le format large permet au cinéaste de se livrer à un travail de montage dans le plan (exemple au hasard : un travelling avant vers une barrière s'arrête au niveau de barreaux, dont les interstices deviennent alors des vignettes qui s'animent fébrilement) qui reste encore aujourd'hui épatant. Toute aussi épatante est la mise en scène à proprement parler, qui progressivement devient plus nettement un "acteur" de la narration et plus seulement un "support" pour l'expérimentation de montage. En effet, alors qu'on se focalise sur la psyché de l'étrangleur (et c'est encore plus vrai quand il est acculé face au souvenir de son autre personnalité), Fleischer prend le pari, sans doute audacieux pour l'époque, de renseigner sur la folie de Curtis non de manière descriptive et médicale, mais de manière fondamentalement visuelle. Les angles déformants, les images subliminales, les surimpressions, les changements de couleur, l'éclatement mémoriel impliquant une variabilité chronologique (cf. les flash-backs et flash-forward mentaux) et géographique (cf. la présence de Fonda là où il ne devrait pas être), la fragmentation ou a contrario la fluidité (montage très cut versus plans-séquences), ont force de témoignage. Certes, cette approche immersive peut paraître aujourd'hui commune, mais ça n'enlève rien à l'intelligence et l'efficacité de ce qui est mis en œuvre ici. Du point de vue de la construction scénaristique, c'est là aussi intéressant car L’Étrangleur de Boston propose presque deux films en un, avec d'une part une enquête policière réaliste et documentée, avant de basculer totalement dans l'autre camp, celui du tueur, que l'on suivra dès lors de ses meurtres et sa prostration finale, séquence tétanisante. En donnant la parole aux deux parties, Fleischer gomme ainsi les repères moraux du spectateur qui se retrouve ainsi bien mal à l'aise face à l'humanité et la fragilité émotive d'un assassin (formidable Tony Curtis) qu'il avait appris pendant une heure à détester. A mes yeux, on tient là un film important, un standard pour les études de serial-killers ultérieures, qui s'il a vieilli sur quelques points marginaux, reste toujours aussi étonnant et choquant. Seule ombre au tableau : le carton final, dont le message m'a rappelé bien malgré moi une certaine rhétorique d'un ancien Ministre de l'Intérieur.

