Tetro (Francis Ford Coppola - 2009)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

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ed
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola, 2009)

Message par ed »

Tancrède a écrit :je suis d'accord avec toi Boubakar
sur Bruno Ganz ?
Me, I don't talk much... I just cut the hair
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Demi-Lune
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola, 2009)

Message par Demi-Lune »

Boubakar a écrit :J'ai beau être un grand admirateur de Coppola, Tetro est pour moi une catastrophe et un sommet d'ennui comme j'en ai rarement vu.
Si je sauve une seule chose, ce sont les apparitions de Bruno Ganz, que je trouve le seul à jouer un tant soit peu, tant les autres acteurs sont tous mauvais (plusieurs scènes sont très "amateur", comme celle où une fille jette et casse les affaires de son mec). Et je ne trouve pas ça beau, ce noir et blanc ayant un effet très "plastique" et absolument pas naturel (alors qu'un film comme L'adieu aux armes vu juste avant, propose un N&B magnifique), avec parfois des moments en couleur qui tombent comme un cheveu dans la soupe.
Et c'est poseur, très chichiteux dans la mise en scène, filmé comme un pilote automatique, avec des silences vraiment pesants. Comme dirait Alain Cuny, on a l'impression que "l'herbe leur pousse entre chaque phrase". Enfin, pour le coup du film personnel, un film comme Le parrain me parait dix fois plus concerné par le sujet.

C'est presque triste d'avoir ressenti un tel rejet pour un film de Coppola, mais j'ai détesté du début à la fin. Le bide financier du film va-t-il le faire réagir à s'orienter sur ce qu'il sait faire de mieux ?
Globalement d'accord avec ce que Boubakar a pointé. Bien qu'étant un grand admirateur de l’œuvre colossale de Coppola, je me suis emmerdé comme rarement et j'en suis attristé. Cette déception est d'autant plus rude que j'étais plein de confiance en la renaissance du Napoléon du Cinéma après l'envoûtement qu'avait été L'homme sans âge, objet expérimental certes imparfait mais proposition vénéneuse de cinéma dont les méandres narratifs avaient de quoi fasciner.

En voyant Tetro, deux principaux constats s'imposent à moi. L'avenir me dira si j'ai tort mais je redoute que la liberté d'action dont se réclame maintenant modestement Coppola ait finalement des accents d'enfermement. Revenant au cinéma pour ne plus filmer, selon ses dires, que de petits films humbles, modèles d'expérimentations dont il estime parfois avoir été écarté à cause du Parrain, Coppola semble en avoir dans le même temps perdu son incroyable talent de conteur. Son sens lumineux de la narration se dissout dans les ténèbres d'histoires embrouillées et boiteuses, qui le stimulent mais qui ont des allures de tours d'ivoire. Cela peut être vecteur de charme, comme pour L'homme sans âge dans mon cas, comme cela peut être source d'agacement, comme cela fut le cas pour Tetro. C'est un film qui par moments, donne l'impression de se regarder le nombril et de composer des scènes arty inintéressantes dans un geste d'auto-satisfaction assez irritant (mention à la partition d'Osvaldo Golijov qui nous balance les clichés de guitare flamenco et d'accordéons). Le génial réalisateur-scénariste reprend goût à la pellicule en goûtant à une liberté d'action qui a chez moi pour effet de me sentir exclu de sa petite musique. Coppola se fait plaisir en expérimentant formellement et narrativement, mais en oubliant d'impliquer le spectateur. En tout cas, c'est ainsi que je le ressens. Le potentiel dramatique de l'histoire est là, il affleure voire se donne au détour de quelques séquences qui mettent systématiquement en scène le trio Gallo/Verdu/Ehrenreich. Mais dès que l'histoire s'en défocalise et élargit son spectre, cela ne fonctionne plus du tout à mes yeux. Je vois alors Coppola se perdre dans un amas de digressions, d'étirements, de scènes verbeuses et statiques qui tournent péniblement en rond et apparaissent bien éloignées de son brio scénaristique passé. Voulant sonder le trouble et l'incompréhension entre deux frères, le cinéaste s'égare dans un récit trop long, pas assez substantiel, pas assez émouvant. L'issue surprend, mais cela fait bien longtemps que Coppola m'a perdu en route.

Le second constat rejoint celui de Boubakar. Paradoxalement, la libération de Coppola des contraintes financières ne rendent pas à mon sens ses nouveaux films plus concernés que les anciens. Peut-être que cela vient du fait que le récit ne me convainc pas, mais je trouve que sur le thème de la famille et des relations conflictuelles (fratricides et parricides) qui se trouvent en son sein, le cinéaste a eu par le passé l'opportunité d'explorer ces thématiques éminemment personnelles avec une inspiration et une profondeur bien plus chavirantes que dans cet ennuyeux Tetro. Ce n'est pas la resucée désincarnée des Chaussons rouges et des Contes d'Hoffmann, dont le prestige écrase la mécanique coppolienne chaque fois qu'ils sont cités, qui viendront me persuader du contraire.

Reste une forme absolument sublime qui vient constamment rappeler à qui nous avons affaire, des acteurs lumineux et une telle désaffection de la figure paternelle que cela en devient troublant, surtout de la part d'un réalisateur septuagénaire. J'espère que le thriller Twixt viendra me reconquérir après cette déception.
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Spongebob
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola - 2009)

Message par Spongebob »

Bien content de voir que je ne suis pas le seul à ne pas avoir aimé ce film. Je dirais même que ce fut l'une de mes pires expériences en salle...
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Jeremy Fox
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola - 2009)

Message par Jeremy Fox »

Spongebob a écrit :Bien content de voir que je ne suis pas le seul à ne pas avoir aimé ce film. Je dirais même que ce fut l'une de mes pires expériences en salle...
Immense déception pour moi aussi ; l'émotion n'est pas passée
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola - 2009)

Message par Flol »

J'avais beaucoup aimé. :|
Malgré un dernier tiers moins intéressant que le reste...mais visuellement, je l'avais trouvé vraiment splendide. Et le jeune sosie de Di Caprio au nom imprononçable m'avait fait forte impression.
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola - 2009)

Message par riqueuniee »

Tout comme toi. Un très beau film (malgré quelques défauts), avec une photo somptueuse. Le jeune Alden Ehrenreich (c'est effectivement pas évident à mémoriser) est magnifique, c'est la révélation du film.
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cinephage
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola - 2009)

Message par cinephage »

J'ai pour ma part également été emballé par Tetro (j'en avais fait mon film du mois lorsque je l'ai découvert). Il s'agit d'un film en droite continuité de son oeuvre, qui prolonge, à 20 ans d'écart, Rusty James, avec lequel il entretient des rapports très intimes (le rapport grand frère / petit frère prenant ici une portée extrême).

Beauté de la photo et de nombreux plans et mouvements de caméra, efficacité des séquences entre les deux frères, justesse du jeu des comédiens, pour moi, il s'agit d'un des meilleurs films de Coppola depuis un paquet d'années (même si le gaillard, dans l'ensemble, ne m'a jamais vraiment déplu).
I love movies from the creation of cinema—from single-shot silent films, to serialized films in the teens, Fritz Lang, and a million others through the twenties—basically, I have a love for cinema through all the decades, from all over the world, from the highbrow to the lowbrow. - David Robert Mitchell
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Demi-Lune
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola, 2009)

Message par Demi-Lune »

Demi-Lune a écrit :J'espère que le thriller Twixt viendra me reconquérir après cette déception.
Je rebondis sur Twixt... Quoi qu'on pense du résultat fini de ses derniers films, Coppola aime décidément être à la page : dans le dernier numéro des Cahiers, Walter Murch indique que le réalisateur est en train de montrer son nouveau film dans des projections test qui lui permettent une interaction directe avec le public, dans le sens où en fonction de ses remarques, il remanie directement le montage de son film sur son PC, avec un logiciel. Murch indique également que Coppola réfléchirait à un retour des projections avec accompagnement orchestral direct, comme au temps du muet.
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola - 2009)

Message par fargo »

Spongebob a écrit :Bien content de voir que je ne suis pas le seul à ne pas avoir aimé ce film. Je dirais même que ce fut l'une de mes pires expériences en salle...
Et bien c'est exactement le contraire pour moi;ça a été l'un de mes films préférés de cette année là.J'y repense encore de temps en temps.Comme quoi...
Bizarre hein?
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola, 2009)

Message par Addis-Abeba »

Demi-Lune a écrit :
Demi-Lune a écrit :J'espère que le thriller Twixt viendra me reconquérir après cette déception.
Je rebondis sur Twixt... Quoi qu'on pense du résultat fini de ses derniers films, Coppola aime décidément être à la page : dans le dernier numéro des Cahiers, Walter Murch indique que le réalisateur est en train de montrer son nouveau film dans des projections test qui lui permettent une interaction directe avec le public, dans le sens où en fonction de ses remarques, il remanie directement le montage de son film sur son PC, avec un logiciel.
Super comme si les projections test ne faisaient déjà pas assez de dégâts, maintenant c'est carrément le ricain de base qui va faire le film, très bonne idée Mister Coppola, si c'est ça être à la page ... Ca annonce des lendemains radieux.
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Demi-Lune
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola - 2009)

Message par Demi-Lune »

Je n'ai pas le numéro des Cahiers sous la main, mais voici un article de juillet dernier au sujet des remontages interactifs :
Le grand Francis ford Coppola a fait une apparition en fin de semaine dernière au Comic-con de San Diego pour présenter son prochain projet : Twixt. Le réalisateur n’avait plus participé au Comic-Con depuis 1991, année où il était venu présenter Dracula devenu culte.
Il a décrit son film comme étant une romance gothique, un film personnel, « du genre des films d’horreur qui ont lancé ma carrière» et un film qu’il a lui même écrit et financé. Celui-ci sera partiellement tourné en 3D. Côté casting, on retrouvera Val Kilmer, Elle Fanning, Bruce Dern et Ben Chaplin, qui jouera le rôle d’Edgar Allan Poe. Il racontera l’histoire un écrivain qui voit en rêve un fantôme lui apporter d’étonnantes informations sur la mort mystérieuse d’une jeune fille.
Mais bien plus qu’un nouveau film, Coppola veut en faire une nouvelle expérience cinématographique : il a d’abord montré au public la bande-annonce du métrage puis, Coppola et le compositeur de la musique du film Dean Deacon ont pu remixer en direct des séquences du film grâce à un Ipad qui permet en réalité de changer le montage à l’infini. Les fans présents dans l’assistance ont visiblement été agréablement surpris par ce procédé.
Le réalisateur voudrait également tester ces différents mixes de Twixt dans une trentaine de villes américaines d’ici la fin de l’année : il chercherait à alterner les séquences de 3D classique avec ces nouveaux mixes, où Deacon et Coppola combineront les éléments en live pour créer une séance unique à chaque projection.
Thaddeus
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Re: Tetro (Francis Ford Coppola - 2009)

Message par Thaddeus »

Mon ultime manifestation d'amour à Francis (le plus grand) avant l'offrande de son film-évènement au monde.


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Dans l'ombre du génie


Tout au long de sa carrière, Francis Ford Coppola n’a cessé de poursuivre une chimère inaccessible : le rêve d’un cinéma qui totaliserait tous les moyens et tous les modes d’expression dont le septième art peut disposer. Son imposante filmographie n’est autre que l’histoire — ou plutôt l’épopée — d’un idéal bien décidé à rencontrer son horizon, quitte à prendre des risques insensés et à tout perdre. Lorsqu’il recevait Herzog, Godard et Syberberg dans sa propriété de Napa Valley, distribuait Napoléon d’Abel Gance ou produisait le Kagemusha de Kurosawa, il chérissait un modèle européen de l’artiste. Nul doute d’ailleurs qu’Apocalypse Now doive beaucoup au romantisme allemand d’Aguirre (la jungle, la remontée du fleuve, le royaume perdu, la divagation, la folie). Tel un Janus démultiplié, Coppola a toujours travaillé à la réconciliation des contraires. Il fut simultanément nabab, homme de spectacle infatigable (Cotton Club), chercheur avant-gardiste et solitaire (Coup de Cœur, Rusty James), wonder boy hippie présidant à la destinée improbable d’un studio alternatif et communautaire (American Zoetrope, fondé à la fin des années soixante avec son ami George Lucas). Ce n’est donc pas derrière le masque d’éventuels invariants stylistiques qu’il faut chercher la cohésion de son œuvre. Quoi de commun en effet entre la démesure psychédélique d’Apocalypse Now et l’intimisme exacerbé de Jardins de Pierre ? Les grandes orgues wagnériennes du premier peuvent-elles côtoyer le minimalisme dépouillé du second sans compromettre la continuité d’une vision d’auteur authentique ? La contradiction se résout dès lors que l’on sait répondre au renversement de perspective auquel invite ce corpus d’apparence versatile, en perpétuel chantier, et que l’intéressé résume en une phrase déclarée à maintes reprises : "Je veux que mes films ressemblent à ce dont ils parlent." L’effet de signature doit découler de la nature de la toile, pas l’inverse. Il y a chez lui un primat de la matière sur la manière. Sur ce point, il se situe à l’opposé de Scorsese (dont la griffe imprime les cordes de Raging Bull aussi bien que les salons whartoniens du Temps de l’Innocence) ou de De Palma (dont on identifie la personnalité en trois plans). La singulière malléabilité de son cinéma s’enracine ainsi dans une recherche d’harmonie symbiotique entre la forme et le fond, entre le récit et le style.


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Après une éclipse de dix ans, consécutive à l’abandon (désormais conjuré) de l’arlésienne Megalopolis, Coppola a opéré son retour en trois étapes. D’abord L’Homme sans Âge : le rebours, la ronde des langues et des origines, la source retrouvée de la jeunesse, la quête de l’absolu. Puis Tetro : la famille, la légende, l’affrontement avec le père, l’hybris. Enfin Twixt : le songe baudelairien, l’affolement des horloges, les enfants perdus, les limbes où errent leurs parents. À chaque volet, un changement de braquet. Celui qu’adopte Tetro est le plus ample, le plus majestueux. Dès les premiers instants, l’évidence saute aux yeux, comme la révélation d’une passion enfouie que l’on pensait oubliée à jamais, fulgurance d’un amour fou que l’on se croyait incapable de vivre. Prises de vue nocturnes et empoissées de chaleur du quartier de la Boca, à Buenos Aires. Photographie luisante et contrastée, élégance des cadres, souplesse des mouvements d’appareil, objectif conférant à l’image une très légère concavité, dessinant pour le regard comme une vision globulaire à laquelle ne manquent que nos paupières. D’emblée Coppola inspire confiance et abandon, annonce qu’il sera derrière chaque plan et qu’il en paiera la sincérité au prix coûtant avec un scénario tiré de son histoire familiale et écrit de sa seule main. Pour la première fois depuis Rusty James, il tourne en noir (de jais) et blanc (angelot). De son propre aveu, les deux films entretiennent un lien étroit. Outre leur teneur autobiographique, ils évoquent une semblable émulation fraternelle, le cadet idolâtrant l’aîné dont la présence est d’autant plus magnétique qu’elle reste nimbée de mystère. Le drame se construit ici autour d’un axe double : le conflit intime avec le géniteur et l’interrogation symbolique sur le processus créatif. D’un côté le romancier qui se refuse son désir, de l’autre le frère qui se l’approprie.

Bennie, dix-huit ans et physique à la James Dean, vient donc retrouver Angie, dramaturge à sec, amant difficile qui n’entend plus être appelé que Tetro, dérivé du patronyme de Tetrocini. Le premier est devenu matelot par hasard, comme ça, peut-être juste pour vivre en Argentine une escale prolongée et connaître enfin le bout du monde. Le second a voulu écrire, le veut sans doute encore, mais refuse de faire semblant. Entre eux, au-dessus d’eux, derrière eux se dresse la figure écrasante du père, chef d’orchestre à la renommée internationale, ogre avide de lumière, géant dont l’aura brûle tous ceux qui s’en approchent et qui, pour leur malheur, doivent s’appliquer à survivre dans son ombre. Tetro réussit pourtant à rédiger un manuscrit génial sur l’histoire faustienne de sa famille, mais seulement dans une forme inachevée, éparpillée, fragmentée : un brouillon dont l’écriture codée rappelle les mémoires d’Aureliano Buendia dans Cent Ans de Solitude. Illisible pour tous à l’exception de Bennie, qui va découvrir que son Œdipe est ailleurs. Chez Coppola, la tâche des nouvelles générations est de tuer et prendre la place du père. Ce que Tetro, par manque de force ou de volonté, n’a pas su faire. D’où sa créativité castrée (il n’a pas une jambe dans le plâtre pour rien) et sa fuite dans la patrie de Borges, écrivain de la confusion identitaire. Il rejette son frère qui incarne tout ce à quoi il veut échapper, cette généalogie maudite, cet enfer familial ayant manqué de le rendre fou et stérilisant encore l’artiste qu’il aspire à être. À ses risques et périls, Bennie tente de s’infiltrer entre les mailles de l’armure que Tetro s’est forgée, de crocheter l’énorme verrou d’un homme littéralement à l’envers (c’est ainsi qu’il a écrit sa prose, qui par conséquent ne se déchiffre qu’en se réfléchissant dans un miroir). Mais puisqu’aucun passé ne meurt vraiment, le chemin de retour est cahotant et douloureux. Le poing dur de la vérité va frapper, dénouant le jeu des tensions et des énergies mortifères.


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Il y aura une échappée en Patagonie avec plans panoptiques sur les montagnes incandescentes, des flashbacks éclairant l’étau de despotisme exercé par le monstre sacré, des lieux brouillés sans vraisemblance, des évènements qui s’emballent, un secret confié de l’aîné au cadet qui coïncide avec la mort du patriarche lointain, à des milliers de kilomètres, comme s’il la provoquait. Des obsèques grandioses, célébrées dans un climat de rancœur solennelle et de dérision, qui verront la baguette du tyran offerte par le fils tourmenté à son oncle, vieux rival. Il y aura une scène récurrente d’accident dominée par la lueur aveuglante des phares et le frôlement des ailes d’un papillon contre du verre, un tic-tac d’horlogerie apportant un effroi supplémentaire à la chorégraphie d’Olympia manipulée comme une poupée mécanique, un chœur d’enfants tranchant et translucide qui coupe le scintillement des glaciers. Cette attention à détacher les sons sans les surcharger, à les cerner par le silence, traduit le privilège de l’indépendance : avec peu de moyens, trouver un effet. Il y aura encore une étourdissante séquence de danse inspirée des Contes d’Hoffmann, couple tangotant sur un parquet gagné par l’écume des vagues (procédé qui renvoie à Coup de Cœur). Il y aura d’un côté le Technicolor réemployé ou copié de Powell et Pressburger, de l’autre une caméra portée façon home-movie. Cette trivialité contre-nature ne fait pas peur à Coppola. De même la tragédie familiale tutoie la farce : derrière cette bohème composée d’écrivains, de musiciens et de ballerines, la bouffonnerie pointe. Entre des troupes minables (Fausta) et la critique littéraire pompeusement appelée Alone, le film cultive un humour réjouissant. Le demi-ton du début, avec ses accords de guitare et ses angles inattendus, génère une ambiance tressautante de comédie. Quant à l’étreinte finale de Tetro et Bennie, elle dilue l’espace qui les entoure et lance des boules de lumière à l’allure d’étoiles de cabaret. Le cinéma est alors rendu à son pouvoir d’imagination, et tout redevient possible : réunir une famille, oublier l’histoire, en rêver ou en délirer une autre.

Tetro est un film d’une totale liberté. Liberté des registres, de la mise en scène, de la narration. Intrication du burlesque et du mélodrame, de la pudeur et de l’exhibitionnisme, de l’artifice et du sentiment. Mais aussi bouquet fécond qui conjugue le petit et le grand, le souffle classique et l’audace expérimentale, qui enfle, se lève et se soulève au gré des métamorphoses de son matériau mémoriel. Il commence comme du théâtre de chambre 50’s (celui d’Un Tramway nommé Désir ou de La Chatte sur un Toit Brûlant) pour emprunter ensuite à l’opéra ses circonvolutions sauvages et ses fracas lyriques. Le cinéaste y parle de lui, de sa vie, de ses angoisses, de ses réussites, de ses échecs. C’est par appât de la gloire que le père a oublié d’aimer les siens. Même couronné par le "Prix des parricides", Tetro ne veut ni reconnaissance ni notoriété. Il finira, à la faveur d’une résolution cathartique, par vaincre sa culpabilité et son chagrin. "Le succès n’est rien", dit-il. Assénée par Coppola, dont on sait la boursouflure narcissique, cette réplique acquiert un poids troublant. De la trilogie du Parrain à Peggy Sue s’est mariée et à Dracula, l’auteur n’a cessé d’affiner une recherche du temps perdu. Son œuvre est partagée entre la vitalité, la vitesse, la jeunesse (une haute valeur pour lui) et la déchéance, la mélancolie, la mort. Comme si l’existence se réduisait à ces deux âges. Pour assurer le passage de l’un à l’autre, il demeure la transmission (de Kurtz à Willard, de Vito à Michael, de Hazard à Willow, de Hugues à Tucker). Et lorsque le père manque, c’est un adolescent mourant qui parle à l’oreille d’un autre (Outsiders, joyau méconnu où l’ange gardien est auréolé par l’éclat orangé des sunsets, où l’or est consumé par le feu, où un gothique solaire électrise le clair de lune). Dans son insolente splendeur, Tetro synthétise tout cela. C’est la superbe et émouvante confession d’un maestro de soixante-dix ans qui a tout vécu, tout connu, tout gagné, tout perdu, qui n’a rien à prouver, qui n’a plus à s’excuser de rien. Un film qui s’achève dans l’odeur des roses et le son d’une musique ténue, pure et fragile, comme un cristal frappé à l’horizon.


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