En France, pendant la période napoléonienne, deux officiers, Gabriel Féraud et Armand d'Hubert, s'affrontent en duel. C'est le commencement d'un combat perpétuel entre les deux hommes qui durera tant qu'ils se croiseront jusqu'au dénouement.
SPOILERS. Premier film de Ridley Scott, récompensé au Festival de Cannes par le Prix de la meilleure première œuvre,
Les Duellistes constitue une réussite incontestable d'autant plus impressionnante qu'il s'agit, contrairement aux apparences, d'un film au budget modeste, qui plus est piloté par un réalisateur relativement débutant (Scott a une formation artistique et n'a réalisé que quelques épisodes de séries TV britanniques). En un seul film, le cinéaste fait la démonstration éclatante d'un véritable sens pictural qui ne le quittera pour ainsi dire jamais par la suite, devenant une marque de fabrique, voire définissant tout un pan de l'esthétique des années 1980. Pourtant, Ridley Scott reconnaît le premier s'être inspiré à fond du
Barry Lyndon (1975) de Kubrick pour traduire la vision formelle qu'il souhaitait imprimer du XVIIIe siècle - il est exact que les deux cinéastes partagent la démarche de fouiller les peintures d'époque pour retranscrire les effets, les ombres, les lumières propres au film d'époque qu'ils souhaitent créer. En revoyant
Les Duellistes, je n'ai pu que convenir que la filiation avec Kubrick est patente, sans être rédhibitoire (s'approcher, voire égaler, un tel niveau de magnificence formelle est une chose rare et digne de sincères louanges). Il est notamment intéressant de voir que les deux réalisateurs optent pour des focales qui ont pour effet, tout en conservant une certaine profondeur de champ, d'aplatir l'image, et donc les personnages, comme pour les rendre prisonniers d'un décor et d'une atmosphère d'ensemble. Il en résulte la composition fabuleuse de plans qui s'apparentent réellement à des toiles de maître, reproduites jusque dans le jeu subtil de la diffusion de la lumière, dans le clair-obscur. Certains plans des
Duellistes semblent être les héritiers de Gainsborough et de Georges de La Tour. A ceci près que
Barry Lyndon s'attache bien plus à la peinture du monde aristocratique et cosmopolite des Lumières que ne le fait
Les Duellistes, plus enclin à voguer de paysages ruraux en villages de caractère.
Mais dans le même temps, au-delà de la figure tutélaire de Kubrick qui pèse indubitablement dans la réalisation de ce film, c'est bien un art visuel propre à Ridley Scott qui se nouait ici. Si
Les Duellistes constitue le seul film d'époque de Ridley Scott avant
1492, il n'en porte pas moins la marque profonde d'une véritable identité artistique, d'un soin formel constant dont les bases sont ici posées mais qui sera identifiable dans les films suivants de Scott, y compris ceux de science-fiction. Le recours à une photographie tamisée, en contre-jour, ces effets d'atmosphère dans les décors, comme si une fine brume les enveloppait, les cadrages réglés au poil de cul près, la composition millimétrée des plans et des zooms, sont des caractéristiques que l'on peut aussi bien imputer au
Barry Lyndon de Kubrick qu'au style que Scott développe sur ce film et qu'il reprendra tout le long de sa filmographie. Je me permets de souligner cette remarque car elle m'a été inspirée par le récent échange que j'ai eu avec AtCloseRange : si l'on considère que
Barry Lyndon a contribué à définir le style des
Duellistes (ce qui est indéniable), et si l'on considère que le style mis en œuvre par Scott sur
Les Duellistes est bien le fondement de l'art visuel qui l'occupera tout du long de sa carrière (avec plus ou moins de bonheur), alors la comparaison (j'irai même jusqu'à dire la filiation) avec Kubrick n'est pas si insensée. Je pense que Stanley Kubrick a eu une influence déterminante dans l'élaboration de la personnalité artistique de Ridley Scott.
Le film n'est pas seulement formidable d'un point de vue formel. Il est également intelligent. Je dois dire que ce n'est qu'à la révision que je la mesure véritablement. Que Joseph Conrad soit l'auteur du matériau que le film adapte permet d'établir un pont avec
Au Cœur des Ténèbres, ou, du moins, avec
Apocalypse Now, que je connais bien mieux. Gabriel Féraud et Armand d'Hubert incarnent cette dualité au propre comme au figuré (tout comme Kurtz et Willard se font face à face et en viennent à comprendre chez l'un et chez l'autre quelque chose de l'ordre de l'indicible : leur part de folie et d'animalité déclenchée et confortée par la guerre) et se livrent un duel sans merci qui présuppose un offensé et un offenseur, c'est-à-dire une victime et un coupable (du moins dans l'œil de la victime). Mais cet affrontement se révèle progressivement plus ambigu que la situation de départ, puisque tel qu'il est décrit dans ce film, il s'agit en définitive d'une sorte de pacte absurde, une interdépendance entre ces deux fous que sont Féraud et d'Hubert, qui a trouvé dans Féraud sa Némésis, mais pour laquelle il a une fascination étrange, à la croisée de la répulsion viscérale et de l'admiration refoulée. Le prétexte de leur querelle existe mais demeure peu clair (une insinuation sur une aventure galante), et c'est voulu, puisque là n'est pas la question. Il est bien ici question de ce qu'un homme, dans l'absurdité de la guerre, peut trouver sa propre justification, sa propre raison de vivre, dans la quête obsessionnelle, quasi métaphysique, de se trouver un ennemi à sa hauteur. Ainsi Kurtz laissait-il Willard le tuer car lui-même
savait. L'acharné et primaire Féraud n'est pas forcément habité des mêmes sentiments, mais son duo improbable avec d'Hubert répond cependant au même constat, celui d'une mise à mort programmée qui se mute peu à peu en un jeu vicieux, une danse macabre où la motivation irrépressible de tuer son adversaire s'accompagne peu à peu d'un besoin qui transcende cette motivation : trouver en son adversaire quelqu'un qui
comprenne, qui
me comprenne (dans l'idée que je me fais de l'honneur, dans mon expérience du front et des campagnes napoléoniennes).
Le scénario joue d'ailleurs finement avec cette quête de la réciprocité, en ce que les duels ne peuvent constamment être évités à cause de la mise à égalité des situations de Féraud et d'Hubert : mêmes avancements, mêmes grades, mêmes campagnes militaires. Ils sont voués à se retrouver, encore et encore, et à s'affronter pour une chimère dont eux-mêmes ne font plus grand cas au fil des ans - puisque l'enjeu est de mettre purement et simplement au tapis son adversaire. D'un prétexte aristocratique (un honneur soit-disant bafoué), on en est passé à un stade primaire, bestial : les affrontements sont chaque fois plus impitoyables et de moins en moins encadrés. Mais ce faisant, ils forment un Yin et un Yang, le colérique et obtus Féraud trouvant son reflet inversé dans le calme et réfléchi d'Hubert. Cette complémentarité, cette interdépendance, est éclatante dans la scène où d'Hubert, contre toute attente, va voir Fouché et plaide pour que soit retiré Féraud de la liste des inculpés bonapartistes. Il faut bien voir que Féraud et d'Hubert ne peuvent en effet résoudre l'impasse de leur situation, qui est qu'aucun des deux ne peut accepter d'être défait, dans le même temps que toutes ces années de lutte ont fait d'eux des êtres intimement liés par la plus absurde et saugrenue des fraternités : la guerre. Si les campagnes napoléoniennes apparaissent plus en toile de fond que le Vietnam d'
Apocalypse Now, il ne faut pas s'y tromper, elles jouent un rôle décisif. L'histoire débute en 1800, soit très peu de temps après le début du consulat de Bonaparte, et s'achève en 1816, peu après le fiasco des Cent Jours qui scelle pour de bon la Restauration.
Les Duellistes montre la métaphore d'une période de guerre napoléonienne absurde et futile sous cette histoire de duel incessant. Le parallèle entre Féraud et Napoléon, dressé plus haut dans le topic, me paraît tout à fait pertinent : les deux ont couru toute leur vie après un rêve obsessionnel et destructeur, et ont fini seul. Féraud est typiquement un personnage scottien : une sorte de surhomme invincible (qui, selon les films, se sait ou qui s'ignore, comme par exemple Balian d'Ibelin dans
Kingdom of Heaven) habité d'une pensée obsessionnelle comme pouvait l'être Roy Batty vis-à-vis de ses origines ou Christophe Colomb vis-à-vis de ses thèses géographiques, se situant à sa manière, comme le Darkness de
Legend, "par-delà le bien et le mal", comme dirait Nietzsche. D'Hubert est plus difficile à cerner, et pour cause, c'est celui qui doit triompher. C'est un officier qui voit son existence se briser sur un simple volontariat ; mais c'est aussi un mondain, se coulant dans le moule monarchiste quand Napoléon n'est plus à la fête et profitant d'un mariage fort intéressant. Cela donne lieu à des scènes d'aristocratie rurale assez savoureuses sur les intrigues arrangées. Féraud, lui, ne semble jamais négocier avec ses valeurs qu'il croit légitimes. C'est ce qui rend le personnage si intéressant : il est détestable pour l'enfer qu'il fait vivre à d'Hubert, mais dans le même temps, quelle ténacité, quel cran, quelle obstination. C'en est fascinant. Seulement, Féraud n'existe que dans la provocation et dans le bellicisme, il vit au crochet des hommes qu'il affronte et qu'il doit nécessairement battre. N'ayant pu défaire d'Hubert dans leur dernier combat, et d'Hubert l'ayant définitivement vaincu sur son propre terrain (celui de la conception de l'honneur), Féraud se retrouve désormais seul, désespérément seul, face à l'insignifiance de son existence, méditant, morne et éteint, sur la vanité des hommes de guerre. Et ce chef-d'oeuvre de se refermer, laissant le spectateur dans une étrange et profonde mélancolie.