Nous ne vieillirons pas ensemble (Maurice Pialat - 1972)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Thaddeus
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Nous ne vieillirons pas ensemble (Maurice Pialat - 1972)

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Jean, qui est réalisateur, vit avec sa femme Françoise, mais depuis plusieurs années, il réside le plus souvent chez sa maîtresse Catherine (Colette, dans le livre). Pour des raisons professionnelles (tournage d’un film), Jean propose à Catherine de l’accompagner en Camargue, afin qu’elle assure la prise de son. La conduite de Jean est odieuse et après une scène inqualifiable, ils se réconcilient cependant, avant de rentrer à Paris. Ainsi commence un cycle invivable de disputes suivies de réconciliations.


La chronique du site

Johnny Doe a écrit : 30 janv. 05, 19:44Après Van Gogh (que je ne suis pas venu critiquer ici, trop dubitatif) il y a 2 semaines, encore un chtit Pialat pour moi. Une fois de plus Pialat joue sur des sentiments fort, des pétages de plomb, une sorte de "précarité" constante. Yanne (incroyable :shock:) est une menace constante, on a peur de le voir exploser mais on ne peut s'empêcher de l'apprécier et de vouloir le voir heureux, le voir évoluer. Si le film ne m'a bizarrement pas marqué, sa vision, comme celle de Van Gogh, s'est avéré aussi douloureuse que génial. J'ai toujours autant de mal à cerné le travail de Pialat, mais j'adore.
tronche de cuir a écrit : 24 janv. 06, 23:19Un des meilleurs films jamais fait sur le couple. Marlène Jobert et Jean Yanne y sont magistrales, dirigés de main de maître par Pialat. Saisissant auto-portrait.
Choquant et bouleversant.

Note: 5.5/6
Nedelweiss a écrit : 30 janv. 06, 22:56Beau film de Pialat. Cette relation irréelle, immorale, malsaine entrecoupée de moments si romantiques m'a mis mal à l'aise. sans dire que j'ai vraiment aimé je n'ai pas décroché du film, je voulais savoir, si tout ceci était vain. les acteurs sont extra-ordinaires et Pialat un metteur en scène génial. c'est un film à regarder s'il vous arrive un jour de vouloir faire du mal à quelqu'un : quand Jean commence par dire à Catherine juste avant un dîner amoureux "Voila, t'es là, t'es molle et pis t'attends (...) Ton seul orgueil, c'est ta médiocrité" j'ai trouvé ça si injuste et à partir de cette scène je n'avais qu'une envie, c'est qu'il meurt dans sa belle voiture bleue en allant la surveiller.
Alligator a écrit : 5 mai 08, 17:55Non, en effet, ils ne vieilliront pas ensemble et ce n'est pas faute d'avoir essayé. On se prend des mandales dans la tronche presque directement. Quelques minutes après le début du film Jean Yanne attaque sa diatribe célèbre dans la voiture, avec cette scène hallucinante de violence verbale sur Marlène Jobert qui avait déjà reçu des coups de semonces dans une rue camarguaise. Pas uniquement de semonces d'ailleurs d'après un dialogue avec ses parents. On aura échappé à la violence physique en tant que spectateur, le personnage jouée par Jobert manifestement non.

Bref, pendant les premières minutes de film, on reste abasourdi par cette violence, que l'on peine à justifier, au moins intellectuellement. D'où vient-elle? A quoi sert-elle? Que veut-elle exprimer? A quoi peut bien jouer le personnage de Yanne? Qu'est-ce qui peut justifier que Catherine, appelons-les par leur prénom, continue de rester avec cette boule de violence, ce discours dénigrant, avilissant, cette masse de haine ambulante. Pourquoi ce couple? Et l'on se demande comment on va pouvoir supporter la suite et cette incompréhension? Qu'est-ce que ça veut dire? Pourquoi se haïr, être ensemble, pour se faire autant de mal? Est-ce une vue de l'esprit? Un jeu sado-masochiste?
Devant la violence aussi crue, on se sent pris par la sienne propre, Yanne est si bon acteur, son personnage est si ignoble qu'on a envie de lui faire mal, de l'arrêter, on aurait envie que Jobert se révolte, on a peur en quelque sorte et on se pose mille questions.

Vouloir y voir une simple relation sado-masochiste et s'en contenter serait une erreur et le film de Pialat est là pour nous rattraper par la manche et nous dire de prendre du temps pour essayer de comprendre avant tout, que la vie est parfois plus compliquée et qu'il faut savoir et essayer de comprendre les autres même quand ils sont aussi infects. Pas facile.

Le ciné de Pialat n'est pas à l'évidence là pour faire du facile. Je lui en rends grâce.

Malgré la violence, malgré l'incompréhension, on passe pourtant un très bon moment. Un de ceux-là, vous savez, que vous retenez, qui vous retiennent, on ne sait pas trop dans quel sens ça attire et plaque. Quoiqu'il en soit, on ne sort pas indemne d'un tel film. Il remue les tripes.

Les deux acteurs dépassent leurs propres frontières et vont chercher une sincérité émouvante. Yanne excelle à jouer l'immonde crapule égoïste, impulsive, cruelle et somme toute je pense prompte à se regarder, même s'il aime, en train de souffrir. La grosse brute fragile en dedans n'est pas si facile à mettre en corps. Ses regards, son air pataud, lourd, avec une nonchalance feinte, périlleuse pour l'entourage, ses allures de volcan en sommeil prêt à éclabousser de sa furie tout ce qui bouge sont d'une justesse impressionnante. Jean Yanne est un immense acteur et le prouve. Personnellement, je m'en étais aperçu comme beaucoup bien avant, par contre Marlène Jobert, j'étais moins disposé à le croire et c'est donc plus qu'une surprise, une révélation toute personnelle. Son personnage est à la fois extrêmement fragile et prêt à encaisser énormément de violence. Elle parvient très bien à lui donner une densité amoureuse et à lui retirer petit à petit, usée par les coups et les déceptions de ces sentiments. Peu à peu la révolte prend forme. Elle répond un peu. Mais jamais elle ne le lache vraiment. Jusqu'à la fin elle sera là pour l'aider à s'en sortir. Bref, là encore son personnage n'est pas d'un bloc. Et Jobert parvient tellement bien à incarner cette évolution.

C'est marrant, si je puis dire, mais j'ai l'impression que chez Pialat on retrouve toujours un peu la même brutalité, et la demande d'amour derrière. A prendre ou à laisser. La plupart du temps on laisse, pour son salut. Il y a comme une inaccessibilité au bonheur dans ce cinéma là. Pas pour les spectateurs par contre.
Ce film, plus j'y pense, plus je l'aime et plus je le trouve riche.
Nestor Almendros a écrit : 16 avr. 10, 13:13Belle redécouverte d'une histoire originale, mélancolique et dure. A une époque où le sacro-saint mariage commence à battre de l'aile, alors que le cinéma est envahi de love stories optimistes, Pialat s'inspire de sa propre vie (et son roman) pour peindre une relation cahotique, entre amour et haine. "Je t'aime moi non plus" semblent se dire le couple central de cette histoire. Rarement on aura peut-être évoqué la passion d'une façon aussi juste. Pas de déclarations tonitruantes, d'élans lyriques: le film montre de façon très simple un lien passionnel qui est plus fort que les tempéraments. La répétition des séparations et des retrouvailles donne le "la" d'une histoire d'amour compliquée dans un couple qui a du mal à cohabiter et qui, paradoxalement, ne peut pas vivre sans l'autre. C'est toute la subtilité de Pialat de nous faire partager ce cas concret (et assez unique au cinéma) qui rend la passion presque maladive. Il faudra que l'un d'eux tourne la page, trouve un nouvel amour, pour que l'autre soit enfin guéri.
Les relations modernes cassent radicalement le modèle ancestral. Le noyau du mariage en est même détourné. La femme légitime de Jean-Baptiste ira même jusqu'à prendre parti pour son mari, voyant le mal que sa maitresse lui causait. Image surprenante qui résume bien les changements de l'époque.
Jean Yanne est, comme d'habitude, exceptionnel. Entre colères inexcusables et apitoiement sincère, il donne l'empathie nécessaire à ce personnage instable. C'est un vrai ours au coeur tendre face à la poupée Marlène Jobert, charmante et sexy. L'alchimie fonctionne bien et on regrette encore que la carrière de la jeune femme soit maintenue en sourdine depuis vingt ans.
Joe Wilson a écrit : 17 mars 12, 18:15Remarquable...Maurice Pialat et Jean Yanne libèrent une violence tout en refusant de se laisser emporter par elle. Les confrontations du couple dans un espace clos (le plus souvent la voiture) sont à la fois pathétiques et bouleversantes, révélant une colère, une frustration, des maladresses, un amour qui ne peut se rejoindre. Le calme et la tendresse de Marlène Jobert, encaissant les coups sans plier, rendent davantage visible la fragilité de Jean Yanne, corps massif ne parvenant pas à combler un manque, une douleur par ses coups d'éclat.
Si le couple est lié par la sensation de l'échec, Pialat offre à chacun une porte de sortie, d'autant plus poignante qu'elle ne doit pas faire table rase du passé. La brutalité des dialogues laisse toujours la place à des moments simples de joie, de partage, et le constat d'une solitude peut aussi représenter le chemin d'une acceptation de soi.
Profondo Rosso a écrit : 8 janv. 16, 01:53Il aura fallu près de six ans à Maurice Pialat pour signer ce second film après L'Enfance nue pour lequel il reçut pourtant le prix Jean-Vigo. Il réalisera uniquement entretemps pour l'ORTF la série La Maison des bois. Pialat devra son salut à l'ambition de Jean-Pierre Rassam, beau-frère de Claude Berri et aspirant producteur. Il pense pouvoir produire une œuvre majeure en mettant dans les meilleures conditions un cinéaste de talent et jette donc son dévolu sur Maurice Pialat qu'il rencontra via Claude Berri car compagnon de la sœur de ce dernier, Arlette Langmann. Rassam offrira à Pialat un budget conséquent et un casting de vedette avec Jean Yanne et Marlène Jobert pour cette tumultueuse romance où le réalisateur adapte son roman autobiographique où il narrait la fin douloureuse d'un amour vécut entre 1960 et 1966 avec une certaine Colette.

Nous ne vieillirons pas ensemble nous dépeint donc un amour destructeur qui se délite au bout de six ans de tumulte. Dans un premier temps, nous découvrons la manière dont les humeurs changeantes de Jean (Jean Yanne) mettent à rude épreuve la sensibilité de sa compagne Catherine (Marlène Jobert). Leur longue histoire repose sur un équilibre fragile puisqu'il forme un couple illégitime (Jean étant resté marié) mais c'est bien le caractère irascible et brutal de Jean qui est cause de cette instabilité. La carrure imposante et le ton bourru de Jean Yanne s'impose ainsi à la frêle Marlène Jobert au travers de divers scènes à la violence physique (l'altercation dans le marché), verbale (l'incroyable dépréciative dans la voiture) et psychologique où elle sera toujours plus bousculée et humiliée. En dépit de ce rapport conflictuel, ces deux-là semble pourtant incapable de se séparer. Jean repoussera et quittera Catherine pour toujours mieux la rattraper et celle-ci ne s'éloignera jamais suffisamment, pour mieux l'attendre quand viendra l'heure du repentir. L'ensemble du film reproduit ce schéma, dans des proportions toujours plus douloureuses qui finiront par signer l'éloignement définitif du couple.

Violemment chassée de la chambre d'hôtel qu'ils occupaient en Camargue, Catherine attend donc son homme en faisant mine d'avoir raté son train tandis qu'il revient la chercher sans un mot d'excuse. Jean Yanne (Prix d'interprétation masculin à Cannes en 1972) est extraordinaire pour exprimer la goujaterie et le caractère infantile de ce personnage (et donc double filmique de Pialat qui ne se ménage pas dans ce portrait), tout aussi maladroit, penaud et pathétique quand il cherchera à se faire pardonner sa brutalité initiale. Il forme une trajectoire inversée avec Marlène Jobert, passant de la soumission muette à la rancœur tenace et poursuivant ainsi cette romance sans issue. L'actrice est tout aussi intense dans ce mélange d'amour éperdu et d'admiration qui lui fait tout supporter (l'intensité de son regard alors qu'elle est écrasée du mépris verbal de Jean dans la scène de la voiture) puis l'indifférence froide envers cet homme qu'elle ne peut totalement oublier durant la seconde partie. La précarité de la relation repose sur les environnements où évolue le couple jamais inscrit dans un réel quotidien, vadrouillant toujours en voiture et ne s'arrêtant que dans les moments creux du weekend, que dans les espaces éphémères vacanciers (plage, maison de campagne, chambre d'hôtel). Dès lors cette instabilité s'inscrit dans cette alternance de rares moments de bonheur apaisés et de terribles explosion de violence, une amorce d'intention bienveillante basculant dans une crudité inattendue (Jean venu rejoindre Catherine à la campagne et ayant un geste scandaleux pour vérifier qu'elle ne l'a pas trompé).

Le cycle rupture/réconciliation semble de plus en plus fragile et traduit par la mise en scène immersive de Pialat. Au départ les échanges les plus brutaux comme les plus doux sont filmé sur le vif souvent en plan-séquence et au fur et au fur et à mesure de la séparation effective le couple est séparé à l'image. L'agression verbale dans la voiture cadre Jean et Catherine dans le même plan mais quand plus tard Catherine lui rendra la pareille dans une autre scène de voiture, Pialat les filmera en champ contre champs pour signifier le fossé qui les sépare désormais. Autre idée subtile, la composition de plan lorsque Catherine semble quitter définitivement Jean en sortant de sa voiture. Par deux fois, Pialat cadre Jean Yanne dans la voiture tandis que l'on distingue la silhouette de Catherine à l'extérieur s'éloignant lentement, regardant derrière elle, attendant et espérant presque que son amant sortira du véhicule pour venir la chercher - ce qui arrivera dans les deux scènes.

Le réalisateur inverse le schéma lors de la dernière entrevue et sa séparation froide (où l'on ne distingue plus les visages des amants), filmant l'intérieur de la voiture depuis l'arrière où l'on distingue la silhouette de Jean tandis qu'à l'extérieur Catherine s'éloigne le pas rapide et lâche à peine un regard furtif. Elle n'attend plus rien de cet homme qui l'a tant déçue a décidé d'avancer (l'intrigue laissant deviner que même matériellement il n'était guère plus rassurant), une émancipation (sentimentale mais aussi intellectuelle comme le montre en filigrane l'évolution de ses lectures) signifiée par le superbe plan final où on la voit nager radieuse. Jamais sans toi ni avec toi, voilà qui résumerait bien ce grand film qui sera le premier succès public de Maurice Pialat. 6/6
Colqhoun a écrit : 29 avr. 21, 11:58(...) Peut-être pour l'instant le film de Pialat qui m'ait le plus parlé. Marlène Jobert et Jean Yanne sont impériaux, le film est plein de vie, de colère, d'amour, de rage et de frustrations. La relation de ce couple est à la fois belle et rageante. Yanne réussit cet exploit rare d'être à la fois un monstre et un être sensible, déchiré, face à une Marlène Jobert qui domine l'écran sur toute la durée du film. Et cette réalisation toujours hyper sensible, à propos, qui met en valeur ses comédiens. Et contrairement à Sous le soleil de Satan, il y a là ce mélange de spontanéité dans un cadre qui semble absolument maîtrisé à tout instant. Dans Sous le soleil de Satan, même si l'on sent que Pialat fonctionne plus ou moins de la même manière, il est tenu par le texte, ce qui enlève peut-être ce surplus de spontanéité que l'on retrouve dans ses autres films (du moins dans ceux que j'ai vu).

Motivé par la prestation de Depardieu dans Sous le soleil de Satan, j'ai ensuite bifurqué sur Police. Si l'histoire que raconte le film ne m'a pas intéressé un seul instant, j'ai en revanche beaucoup aimé la manière dont il dépeint des personnages de différentes origines, différentes classes, voués à ne pas pouvoir s'émanciper de leur situation, quand bien même leurs mondes se croisent tout le temps. Il y a une histoire de murs invisibles qui empêchent tous ces êtres de vraiment se rencontrer. C'est un film qui parle de frustration, d'impossibilité à communiquer malgré un langage commun et où chacun repart seul. Une idée saisie le temps de cette séquence finale absolument déchirante accompagnée par la musique de Górecki. Peut-être l'un des plus beaux moments des quelques films de Pialat que j'ai vu jusqu'à présent. Et donc Depardieu, peut-être encore plus beau et plus émouvant que dans Sous le soleil de Satan.

Je suis revenu ensuite un peu en arrière avec A nos amours. Je ne vais pas faire long sur celui-ci. Si j'y reconnais des qualités évidentes de mise en scène, de jeu d'acteurs, de montage.. au final le film m'a agacé. Je n'ai été intéressé ni par l'histoire, ni par les personnages que je trouve tous énervants. Je comprends bien les qualités du film et cette manière de parler de l'adolescence sans prendre le sujet de haut.. mais j'avais envie de tarter ces gamins et toute la famille.

Intéressé par son traitement de la jeunesse, j'ai finalement regardé L'enfance nue, son premier long-métrage. Et peut-être l'un des plus beaux films sur l'enfance que j'ai pu voir. Il y a là de nouveau cet équilibre précieux entre le lumineux et le drame absolu. Cet enfant dont personne ne veut et qui ne sait pas vraiment s'adapter, ni communiquer. Mais Pialat, pas encore complètement misanthrope ou pessimiste, se permet une lueur d'espoir dans sa conclusion, ce qui vient contrebalancer avec beaucoup de bonheur la tristesse du parcours de vie de ce gamin. Michel Tarrazon, qui joue l'enfant, est d'ailleurs assez bluffant, dans sa manière d'être finalement presque toujours en retrait, parlant peu, et de pourtant occuper l'espace avec beaucoup de présence, face à des adultes qui ne savent pas se taire. Dès ce premier long Pialat démontre déjà un sacré talent pour tirer le meilleur de ses acteurs tout en préservant un naturel désarmant dans chaque scène.
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Re: Nous ne vieillirons pas ensemble (Maurice Pialat - 1972)

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Fin de partie


Maurice Pialat, on le sait, était un homme difficile, un artiste au caractère ardent et tempétueux. S’il ne ménageait guère les gens qui rejetaient ses films, il se ménageait encore moins quand il les jugeait lui-même. Il faut l’entendre les décrier, les taxant de partitions inachevées, insistant sur leurs carences, sur comment il aurait du faire ceci ou améliorer cela. Faut-il chercher dans sa vocation de peintre avortée le secret de cette rage à débrider les plaies, à se montrer sous son plus mauvais jour, à prendre d’instinct tout contrepied ? Bien qu’ils n’aient pas été conçus comme un ensemble préalablement articulé, ses trois premiers longs-métrages forment une sorte de triptyque dont chaque volet traite de l’une des grandes phases de l’existence : l’enfance (et la préadolescence) dans L’Enfance Nue, l’âge adulte et les difficultés conjugales dans Nous ne vieillirons pas ensemble, la vieillesse, la maladie puis la mort dans La Gueule Ouverte. Passés les foyers et les familles d’accueil qui enclenchent insidieusement l’agonie du cœur, il y a ensuite l’agonie du couple puis celle du corps. La première boucle est ainsi bouclée. Dans cette peinture de la vie en trois temps et en trois tons, le noir est une couleur autant qu’un état d’âme. Une profondeur aussi. Mais il n’est guère commode de suivre les lignes de force d’une œuvre constituée de béances, de saccades, de chocs en retour et de fondus désenchaînés. Un goût singulier du paradoxe la traverse. Au sentiment tragique de la finitude, La Gueule Ouverte oppose la trivialité sèche d’un constat de décès ; à l’amour, Nous ne vieillirons pas ensemble la muflerie aboyeuse ; aux illusions lyriques censées être l’apanage de la jeunesse, Passe ton bac d’abord un désenchantement rance. Quant à Loulou, il ne semble d’abord prôner les vertus joyeusement anarchiques de la microsociété des loubards, face aux hypocrites rituels de la bourgeoisie, que pour mieux démonter les ressorts de sa fumeuse mythologie. Chacun d’entre eux évoque une Madame Bovary, ce "roman couleur cloporte", d’où se détacheraient les ors et les pourpres de quelque Tentation de Saint-Antoine.


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Comme il se doit avec Pialat, Nous ne vieillirons pas ensemble ne fait pas de concessions. Conçu un an avant les immenses Scènes de la Vie Conjugale de Bergman, autre chronique au scalpel (beaucoup plus septentrionale) d’une interminable rupture amoureuse, il scelle l’essentiel de son cinéma avec une superbe assurance : comportements opaques et souvent excessifs, incommunicabilité et inadaptation (à l’autre comme au monde), tension permanente entre les amants, violence des rapports humains. À l’instar du désordre caractérisant la relation entre Catherine et Jean, l’intrigue progresse par à-coups, dans la friction de blocs de durée directement prélevées à même leur quotidien. Le réalisateur filme la crise sans fléchir, retourne tant qu’il peut le couteau dans la plaie et documente en creux la déchirure intime, le naufrage d’une vie faite de morceaux qui ne se joignent pas. Chaque fois qu’on voit le couple heureux (au bord de la mer, sur un lit d’hôtel, à la campagne), ils n’ont rien à faire ni à se dire. L’un des deux tire bientôt la tronche, ils se préparent à la dispute, ils s’emmerdent à cent sous de l’heure. On dirait Ferdinand et Marianne sur la plage déserte de Pierrot le Fou. Particulièrement sec, incisif et elliptique, le montage juxtapose de ternes instants ordinaires sans chercher à établir de cohérence, pour signifier que cette union s’use d’elle-même. De la répétition lassante des mêmes querelles, des mêmes tentatives de réconciliation, des mêmes éclats. Comme des personnages de Beckett, Jean et Catherine attendent la "fin de partie" pour se défaire enfin de cet amour qui n’en finit pas de mourir, mais ils redoutent plus que tout le moment où cette mort sera effective. Tant qu’on souffre et qu’on fait souffrir, l’espoir demeure.

Le film procède d’abord d’une irruption vériste donnant à ses images une très forte densité de réel. Réaliste, ce petit trait banal, révélateur d’un mal-assortiment qui n’a rien de rare : le frère de Catherine est un bon gros lourdaud, rubicond, conformiste, et sa femme est mignonne, frêle, mince, les idées bien rangées. D’une certaine France généralement oubliée, l’auteur montre le grain de la peau, le tissu du vêtement, le relief des objets et des aliments. Au dehors : pavillons de banlieue, tapisseries à fleurs. Au dedans : inaboutissement, inassouvissement. Mais cette pesanteur des situations sociologiques est toujours dévoyée par de vertigineux coups de sonde individuels. Les personnages semblent s’arracher à leur seule identité sociale et réclamer leur part de destin. La fiction est inoculée d’une sorte de fibrillation intérieure : pas de grossissement, peu de gros plans qui isoleraient un effet mais, le plus souvent, un respect du plan-séquence parvenant à tout englober dans une suite de grands pans d’intensité. Ce cinéma de l’émotion spectrale, du violent déshabillage, d’une impudeur qui noue la gorge, ne doit rien à la tradition romanesque française. Chaque individu existe fortement, subtile figure toujours secrétée par une perception globale. Si l’image est parfois fruste, comme mal équarrie dans sa saisie du monde, la précision du détail n’en frappe que davantage. A-t-on jamais vu regarder la télévision comme la mère de Catherine ? Autant que l’aliénation s’inscrit, par la dure acuité du regard, par la cigarette que la femme porte aux lèvres, une saisissante notule psychologique. Restituant avec chaleur cette rhétorique touchante qui débusque la nudité des êtres, Pialat n’en témoigne pas moins d’une cruauté ethnographique à faire froid dans le dos (une qualité qu’il partage avec Chabrol). Tout son cinéma se poursuit dans l’ambigüité de ces ruptures. Il se fonde sur une perpétuelle dualité, une alternance ontologique entre la caresse qui effleure et la gifle qui cingle, entre le cri du cœur et le coup bas. Coup bas au sens propre : voir le geste sordide qu’inflige Jean à Catherine pour vérifier sa fidélité.


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Le jeu d’échos s’instaurant entre certaines séquences (les deux départs en train, par exemple) jalonne le chemin de croix d’une relation moribonde. Il y a bien un avant et un après mais il est difficile de situer précisément la fracture : on constate juste un affaissement, dont les seuls dégâts sont mesurables. Si la conduite de Jean est odieuse, s’il va aussi loin dans la goujaterie, c’est que la mollesse de Catherine, sa résignation muette l’y encouragent. Las de la fascination qu’il exerce, il s’escrime à exorciser son ombre. Son attitude laisse filtrer la volonté de reconquérir celle qui, au terme d’une lutte épuisante, s’est affirmée en tant que personnalité à part entière. Catherine n’en peut plus, elle s’en va. Aux promesses décevantes de la passion, elle préfère les certitudes d’un mariage connu d’avance comme médiocre. Un série d’imperceptibles déplacements suggère ainsi l’inversion de leur rapport de forces. Le heurt brutal succède au sourire qui apaise, à la promesse d’amitié, mais inexorablement l’amour se défait pour aboutir au terrible "je dis franchement… tu pourrais mourir à l’instant, ça ne me ferait rien" dit par la jeune femme longtemps rabrouée à l’homme désormais déchu et pathétique. Et lorsque Jean déclare à son souffre-douleur, dessoûlée : "maintenant que je voudrais t’épouser, tu m’abandonnes…", c’est évidemment le contraire qu’on doit comprendre. Voici un sculpteur inconscient frappant à grands coups de marteau un bloc de marbre qui, ayant pris forme, ne lui appartient plus. Il ne reste au maladroit Pygmalion que ses yeux pour pleurer. Même s’il ne sait pas, parce qu’il a besoin de donner chair à ses regrets, que son vœu secret, qui est simplement de les ressentir, est au fond exaucé. Pialat exprime là sa pulsion insurmontable à vivre à distance de soi-même et des autres. Il adore se détester sous les traits de l’époustouflant Jean Yanne, cet alter ego à la silhouette trapue, à la pilosité offensive, veule et lâche, bougon ou tendre à contretemps, dépassé et perdu. Quant à Marlène Jobert, on ne lui avait jamais entendu ces "Ouais" qu’elle lance en guise de oui, ces mots et ces gestes qui éclatent comme des coups de griffe ou de patte-pelote. On ne lui connaissait pas ce visage de Modigliani que le cinéaste lui fait dans les tourments de l’humiliation, du chagrin, de la pitié, cet ovale, cette rousseur pâle, ni cette pureté ingénue mais spirituelle.

Quelle chance d’être aimé ! Encore fallait-il savoir s’en satisfaire, être capable d’en payer le prix, toujours trop cher. Et après la rupture, la séparation, le divorce, alors qu’on était partis pour vieillir ensemble (mais chacun de son côté, car chacun est comme il est et tient à le rester), le sentiment d’échec s’installe. Désespéré, c’est auprès de son épouse délaissée que Jean va finalement chercher du réconfort. Elle le materne et l’invite à partager son lit, alors qu’ils font chambre à part depuis longtemps. C’est elle qui va dénouer une situation devenue inextricable en allant trouver la mère de Catherine, pour rapporter à Jean la nouvelle de ses épousailles imminentes. Elle l’aide à affronter cette réalité et le console. La femme légitime, tenue en marge jusque-là, acquiert dans ce rôle une grandeur inattendue. Le dernier acte de cette tragédie du quotidien se déroule dans la cuisine de leur appartement. Françoise lui parle en épluchant patiemment des haricots. Absorbée par sa tâche, a-t-elle encore pleinement conscience de sa présence à ses côtés quand elle s’écrie : "Ah, qu’est-ce que j’ai pu pleurer quand tu m’as quittée" ? Il a beau lui rappeler qu’il ne l’a jamais quittée, qu’il est toujours là, elle ne voit pas la nécessité de se reprendre. Du couple adultère dont les mots se perdaient dans le vacarme d’un sèche-cheveux à celui existant par habitude, l’image qui persiste est celle de deux irréductibles solitudes qui sont parvenues à se faire oublier une angoisse fondamentale : la hantise de l’abandon. Nous ne vieillirons pas ensemble est un film dont la lucidité crue a l’irremplaçable valeur d’une expérience limite. Poignant sans jamais être sentimental, il déjoue perversement le piège de l’affectivité qui le remplit pourtant jusqu’à la gueule. Avec cet instinct arbitraire qui lui est propre et qui envahit toute construction mécaniste du cinéma, Pialat y affiche un jeu ouvert, une anarchie organique et béante, avec ses inachèvements, ses irrégularités, ses scories mêmes. Saisi d’effroi et de compassion, on y prend la mesure de nos maladies et de nos guérisons, de nos espérances et de nos rechutes.


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