Cinéma et Théâtre - Des Chaussons Ailés (Powell&Pressburger)
Publié : 19 oct. 09, 18:10
[center]Cinéma et Théâtre – Des chaussons ailés (Powell-Pressburger)[/center][/b]
On raconte que l’anecdote suivante inspira à Hoffmann ses contes, écrits de 1808 à 1815 : Un fou regardait silencieusement couler un fleuve. Rompant le silence, il dit à son docteur : « Je me demande si je suis la chose qui est là-bas, dans le courant, ou bien si je suis la chose qui regarde couler le fleuve ». La rêverie qui préside aux romantismes allemand et anglais trouve dans cette anecdote un inépuisable éperon. Le rêveur romantique s’est beaucoup demandé au 19è siècle, lorsqu’il écrivait, se promenait, lisait, où il se trouvait vraiment. Son esprit se détachait-il de son corps par la pensée ? Voyageait-il à l’intérieur de ses rêves ? Sa vraie vie n’était-elle pas dans cet autre monde que lui tendaient ses rêves comme un miroir ? 170 ans plus tard, Michael Powell ouvrait son autobiographie, Une vie dans le cinéma, par ces mots : "Toute ma vie, j'ai aimé l'eau qui coule".
Michael Powell et Emeric Pressburger s’étaient baptisés « Les Archers », et n’étaient pas peu fiers de cette appellation choisie pour leur société de production et lancée à la face de l’industrie cinématographique anglaise. On peut y voir une triple référence : au moyen-âge d’abord, époque vers laquelle le romantisme anglais tournait ses regards, à l’Angleterre ensuite (via le poème de Conan Doyle intitulé La Chanson de l’Arc) souvent glorifié par ce même romantisme et enfin à l’idée si répandue chez les romantiques d’une équipe, d’un cénacle d’artistes, pouvant compter l’un sur l’autre à la vie à la mort, et prêts à défier tels des chevaliers échappés de légendes celtiques les conventions de leurs temps.
Ce seul nom d’ «Archers » suffirait à désigner Powell et Pressburger comme les enfants du romantisme anglais. Mais c’est avant tout leur œuvre qui d’outre-tombe parle pour eux. De 1943 (Colonel Blimp) à 1951 (Les Contes d’Hoffmann), Powell et Pressburger signèrent une extraordinaire série de films tous imprégnés de l’esprit du romantisme anglais, qui fut prodigue en grands poètes au 19è siècle (Coleridge, Shelley, Keats, Byron, etc...) mais en comparaison moins riche en grands auteurs de fiction (malgré Walter Scott) ou de théâtre. A plus d’un siècle de distance, Powell et Pressburger comblèrent miraculeusement ce vide relatif (tout du moins, furent des continuateurs du mouvement romantique, si caractéristique de l'esprit anglais) en apportant au cinéma un ton parfaitement original, qu'on pourrait qualifier d'intemporel mais qui semble aussi issu d’un lointain passé, pareil à un air frais longtemps conservé dans un vieux donjon et s’échappant soudain par une fenêtre ouverte.
Lorsque l’on regarde un film de Powell et Pressburger de cette époque, il arrive que l’on se demande si l’on est bien éveillé, comme si la poussière lumineuse que l’on croit parfois distinguer sur le tain de l’écran dans leurs films (pluie d’or, maquillage à la fois expressionniste et pointilliste, yeux brillants de folie ou de désir) était celle d’un « marchand de sable ». Cette impression de rêve est celle d’un rêve aérien. Deux facteurs essentiels contribuent à cette impression : d’abord, le soin apporté au décors de leurs films, peut-être hérité de l’émerveillement des romantiques redécouvrant et s’enivrant de la campagne anglaise, et ensuite, des cadrages qui s’ordonnent très souvent selon un axe vertical ou simplement surélevé.
Parce qu’ils sont si singuliers, et ont indirectement influencé de nombreux cinéastes contemporains, à commencer par ceux du Nouvel Hollywood (où les travellings ou plans vus du plafond ou du ciel sont légions, par exemple chez Coppola et De Palma), il faut évoquer en premier ces cadrages verticaux. La figure clef des prises de vue chez Powell et Pressburger, c’est la surélévation par rapport à l'image, la plongée (accompagnée de contre-plongées ou non). Maintes fois, dans Les Chaussons Rouges, Les Contes d’Hoffman et d’autres films, la caméra surplombe la scène, comme si elle était chaussée d’ailes. Elle fait ainsi écho aux nombreuses allusions au vol que l'on trouve dans certains poèmes de Shelley et Blake.
Voyez les images suivantes, prises parmi des dizaines d’autres occurences et tirées successivement des Chaussons Rouges, des Contes d’Hoffmann, de Colonel Blimp et du Narcisse Noir :
Ces plongées, intermédiaires, légères, voire quasi-verticales, nous donnent à voir les mondes cinématographiques de Powell et Pressburger d’en haut, comme si nous volions, comme si des ailes nous avaient poussé ou, des chaussons ailés au pied, nous marchions dans les airs. Et à mesure que ces scènes se déroulent, nous sommes pris d’un doux sentiment de roulis, de balancement aimable, renforcé par les strates successives typiques des plans souvent composites de Powell (s'agissant des images ci-dessus : voilage comme d'un papillon pour le plan des Chaussons Rouges, fondu enchainé pour le plan du duel de Colonel Blimp où la caméra s'envole et semble traverser le plafond de toile de la réalité, peinture sur verre suggérant le lointain pour le plan du Narcisse Noir) qui renforcent l’épaisseur du monde qui gît à nos pieds. Survient peu à peu cette étrange sensation que le monde que nous voyons à l’abri de nos ailes est familier, voire même, qu’il sort de nos propres rêves, ainsi qu’un auteur pouvant voir ses visions prendre forme devant lui, si bien que l'on en apprend parfois sur soi-même. Ce monde nous appartient autant que nous lui appartenons puisque nous y volons. De même que le thème du vol, le thème de l’appartenance réelle à un autre monde que celui de la réalité est récurrent dans le romantisme. Il tend à désigner le monde comme une scène de théâtre (l’idée est ancienne) oblitérant le véritable monde qui ne se dévoilerait que par le prisme de l’art, au cours de nos rêves aériens. Et il est vrai que dans tous les films de Powell et Pressburger de cette époque, même ceux qui n’ont pas directement comme cadre une scène comme Les Contes d’Hoffmann ou Les Chaussons Rouges, le spectateur a le sentiment que les évènements du film se déroulent à un moment ou à un autre sur une scène de théâtre.
Ces observations nous livrent immédiatement une grille de lecture possible de ces films : Le Colonel Blimp ordonne sa vie, qui court de la guerre des Boers à la seconde guerre mondiale, autour de la quête d’un amour perdu, comme si la vérité de la vie résidait pour lui dans le visage d’une femme morte passée dans l’autre monde ; Le Narcisse Noir montre des personnages en quête d’absolu, cherchant dans la nature, par la privation, le contrôle de soi, la méditation ou le dérèglement des sens, selon les cas, les traces de l’existence d’une autre réalité et s’efforçant de la servir au mieux ; A Canterbury Tale suit des personnages ne sachant pas encore quelle vie mener et recevant à la fin du film une sorte d’illumination à Canterbury, lieu de pèlerinage par excellence du moyen-âge anglais ; Je sais où je vais conte l’histoire de deux jeunes gens tombant amoureux l’un de l’autre, mais qui n’acceptent cet amour que lorsqu’il se nimbe d’une vieille légende familiale au détour d’une visite de château écossais. Les Chaussons Rouges mettent en scène une ballerine dont le destin tragique n’est pas sans ressemblance avec celui du personnage du conte d’Andersen qu’elle incarne. La totalité des Contes d’Hoffmann est comme une suite de rêves ou de réminiscences à l’intérieur d’un rêve. Dans Une question de vie ou de mort, un mort en sursis passe allègrement du monde des morts à celui des vivants. Ainsi, à chaque fois, les personnages de Powell et Pressburger cherchent la vérité de leur vie (et la trouvent ou non) dans un ailleurs, un monde rêvé. C’est cet ailleurs qui transforme les personnage. A cet aune, Powell, bien qu’il admirât Bunuel pour sa capacité à abolir les frontières dans ses films entre la réalité et le rêve, était bien davantage un héritier du romantisme qu’un surréaliste, mouvement qui l’attirait pourtant (il faut dire que certains poèmes romantiques, ainsi du Kubla Khan de Coleridge, sont des poèmes surréalistes avant l’heure). Mais, le surréalisme, qui entendait faire la synthèse de l’idéalisme philosophique allemand (tel qu'incarné par Hegel) et du romantisme, était autant un mouvement artistique que politique, qui prônait la transformation de la société, alors que Powell et Pressburger ne s’embarrassaient pas de considérations politiques. Chez eux, il n’y avait pas lieu de transformer la société ; c’était au contraire les personnages de leurs films qui étaient transformés par leurs rêves ou par cet ailleurs indéfini auquel leurs films faisaient allusion.
Si le monde est une scène, peut-on rapprocher l’art de Powell et Pressburger du théâtre ?
Dans un texte de 1951 intitulé Théâtre et Cinéma, André Bazin rappelle qu’une des principales différences entre le théâtre et le cinéma réside dans notre rapport avec les personnages. Le cinéma par ses gros plans, ses incitations sonores, sa progression dramatique, favorise l’identification avec un personnage, sous la forme d’une adhésion passive. Au théâtre, la présence physique simultanée sur scène de plusieurs personnages rend cette identification plus difficile, car le théâtre est avant tout affaire de situations dramatiques ou comiques, d’oppositions presque abstraites entre personnages sans que l’on prenne toujours parti. Les personnages de théâtre, dont on peine souvent à apercevoir les visages, et ce sont les visages qui parlent le mieux d’un être, sont comme dilués dans les situations (le mari, la femme, l’amant, etc…) qu’ils confrontent.
Rien de tel chez Powell, où chaque personnage tant soit peu important acquiert un caractère autonome. Ce n’est pas seulement dû aux qualités d’écriture de Pressburger capable de cerner ses personnages en quelques ligne de dialogues et d'en souligner les faiblesses et l'humanité avec une chaleureuse indulgence ; cela tient aussi pour une grande part à la manière dont ils sont filmés. Lorsque Powell cadre un personnage important en gros plan (et cela arrive souvent), sans rien omettre du maquillage de l’acteur ou l’actrice (ce qui confère parfois à leur visage une texture de masque), on a l’impression que ledit personnage se détache du fond du cadre, comme s’il ne lui appartenait, comme si le décors et le personnage se situaient sur des plans de réalité différents, ce qui est autre chose qu’un effet habituel de profondeur de champ ou de transparence. Avec Erwin Hillier, son directeur de la photographie sur les films en noir et blanc A Canterbury Tale et Je sais où je vais, il recourrait à une palette d’ombres expressionniste faisant ressortir les corps et les visages de l’obscurité. Avec Jack Cardiff, son directeur de la photographie sur les films en Technicolor Le Narcisse Noir et les Chaussons Rouges (et opérateur caméra sur Colonel Blimp), sans jamais renier sa palette expressionniste, il utilisait des filtres et parfois modulait individuellement les couleurs pour mieux faire rejaillir telle partie du cadre, tel costume coloré et plein d’aplomb, tel visage arrogant, telle ombre pesant comme un nuage sur un personnage, allant jusqu’à mélanger le noir et blanc et les couleurs sur Une Question de Vie ou de mort. Mais Powell était aussi un maître de la durée, qu’il étendait à sa guise, et de l’instant qu’il savait arrêter : pour suspendre le temps sur le visage d’un personnage et mieux peindre son expression, il lui arrivait souvent de ralentir légèrement la vitesse de défilement de l’image. Toutes ces déclinaisons, presque imperceptibles à l’écran, de l’arc-en-ciel et du temps, ne contribuent pas peu au sentiment de rêve que produisent ces films. En modelant tel un sculpteur des visages et des corps dans l’espace de ses films, il imprimait ses personnages sur notre rétine et notre cerveau.
Voici quelques gros plans, qui diront cela mieux que moi :
Incidemment, faut-il parler ici d’attitudes "théâtrales" ? Non, car le mot est trompeur. Bien que le terme « théâtral » soit utilisé parfois pour décrire une gestuelle ou une posture emphatique ou figée d’un acteur, il suggère improprement un rapprochement avec le théâtre alors que cette individualisation du visage ou du corps d’un personnage est propre au cinéma et est à l’opposé du théâtre, art de situation, qui dans sa conception moderne tend d’ailleurs de plus en plus vers un art abstrait. Si l'on devait choisir un adjectif pour qualifier les poses des personnages ci-dessus, ce devrait être "statuaire" ; ils apparaissent figés dans l'expression de leurs sentiments, comme le seraient des statues.
En outre, parce que les films de Powell et Pressburger sont des films-mondes, c’est-à-dire des films qui sont d’une telle cohérence formelle et thématique, jusque dans leurs moindres détails, que l’on croit que leur monde ou leur cadre précède l’histoire racontée, ils donnent le sentiment qu’il existe un vaste domaine derrière et à côté de l’écran, lequel ne serait alors qu’un « cache » pour reprendre le terme de Bazin dans l’article précité. Là aussi se révèle une différence significative avec le théâtre, qui n’est que l’écrin d’une scène aux dimensions limitées entièrement révélée aux spectateurs assis devant elle. Au contraire, le monde des films est d’une dimension infinie. Dans le tome 2 de son autobiographie, Million Dollar Movie, Powell dit que le cinéma, «c’est le mouvement ». C’est le contraire du théâtre, qui est statique par essence, car si les comédiens sur une scène bougent, nous n’avons évidemment jamais le sentiment de nous mouvoir avec eux, de voler au-dessus de la scène. Et Powell de tirer le meilleur parti de cette observation dans ces films, en multipliant les points de vue, les cadrages étonnants mettant en valeur ses décors ou la campagne anglaise, multipliant les points de fuites et les perspectives, qu’il filme des ciels rouges ou des palais, pour nous emmener plus loin dans les airs, plus haut dans le ciel de ses films, plus près du soleil où peut-être l’on se brûlera les ailes, où lui et son alter ego Pressburger se sont peut-être brûlés les ailes à force de voler trop haut (après 1951, ils continuèrent à travailler ensemble mais sans retrouver l'inspiration de leur période dorée).
Ces prouesses et ce sentiment de rêverie ne sont possibles et crédibles que parce que Powell attachait une importance fondamentale, maniaque, aux décors de ses films, qu’ils s’agisse de décors naturels comme ceux de Je sais où je vais et A canterbury tale, où des décors de studio fastueux et déformés, scintillants des couleurs farouches du cauchemars, du ballet des Chaussons Rouges et des Contes d’Hoffmann. On croit distinguer là deux facettes opposées du talent de Powell, l’une traduisant son attirance pour les brumes romantiques du Royaume-Uni, l’autre son intérêt pour l’avant-garde de l’art européen du 20e siècle et les ballets de Diaghilev. En réalité, les décors des films de Powell et Pressburger puisent là encore aux sources fécondes mais uniques du romantisme. Si comme Powell, sur les tournages de ses films, les romantiques anglais marchaient des kilomètres dans la campagne, il ne faut pas croire qu’ils ne faisaient que restituer ensuite ces images inchangées dans leurs poèmes. Pour Coleridge, l’imagination était la faculté de « déformer » les images fournies par les sens. Par là, il ouvrait déjà la voie aux poètes français maudits et aux surréalistes. Déjà dans Je sais où je vais, la malédiction de la famille de Torquil pèse comme une ombre sur les images expressionnistes de son château lorsqu’il le visite à la fin du film, et déforme les décors. Même les décors champêtres du Kent de A canterbury tale semblent parfois déformés du fait des cadrages audacieux de Powell par quelque chose, une présence, peut-être celle des souvenirs d’enfance de Powell qui y vécut, peut-être celle plus spirituelle qui se révèle à la fin du film dans la cathédrale de Canterbury. Dans d'autres films, la caméra de Powell franchit les portes de la nuit, et s’avance au cœur de décors peints sur verre et déformés jusqu’à l’obscur (par le génial directeur artistique/décorateur/costumier Hein Heckrot) : lors du ballet des Chaussons Rouges, la caméra pénètre à l'intérieur du ballet, repousse de scènes en scènes les frontières du monde visible, dont elle visite les coulisses et les enfers et qu’elle élargit jusqu’à l’infini, jusqu’au point de non retour pour la ballerine Vicki Page ; Le Narcisse Noir reconstitue entièrement l’Inde en studio ; la totalité des Hoffmann Tales se déroule en studio dans des décors de soieries tombantes, de pierres précieuses et de catafalques mordorés. Enfin, il n'est pas exclu que le monochromatisme et certains décors du ciel de Une question de vie ou de mort aient été influencés par certaines gravures et illustrations de William Blake, un des précurseurs du romantisme anglais. Le Colonel Blimp, mon film préféré du duo, est un cas à part et malgré ses décors somptueux, se distingue surtout par son extraordinaire qualité méditative et nostalgique.
Ces quelques commentaires introductifs, qui ne peuvent que gratter la surface d’un cinéma aussi riche et intéressant, montrent l’univers de Powell et Pressburger comme irréductible à toute tentative de qualification qui voudrait les rapprocher du théâtre. Ils sont uniques, indivisibles et rois en leur domaine. Ils sont Les Archers, et fiers de l’être. Et comme dans ces récits romantiques qu'ils aimaients mettre en scène, ils semblent frappés d'une malédiction : bien qu'ayant créé certains films qui comptent parmi les plus beaux de l'histoire du cinéma, ils restent peu connus du grand public, et ne se rappellent à nos bons souvenirs que lors de sorties dvd ou de festivals. C'est à croire qu'entretemps, leurs films sont happés par ce pays des songes qu'ils ont mis en scène et deviennent invisibles. Peut-être ne redeviennent-ils visibles que lorsque leurs muses et ses fantômes s'estiment rassasiés de visions et les restituent au grand jour. Alors conservons bien nos dvd de Powell et Pressburger, de peur qu'ils ne s'évanouissent par je ne sais quel enchantement, et pour ceux qui n'ont jamais eu la chance de voir leurs films, croyez-moi sur parole, et voyez-les avant qu'ils ne disparaissent à nouveau du monde visible. J'espère d'ailleurs que j'aurais donné envie, à ceux-là qui n'ont jamais vu de Powell et Pressburger et ont eu le courage de me lire jusqu'ici, d'en découvrir un ou deux.
Note sur la postérité de Powell :
Si le spectateur des films de Powell et Pressburger est un homme à la fois volant et voyant, le cinéma contemporain, et notamment le cinéma du Nouvel Hollywood (on pourrait parler des liens entre Powell et des cinéastes comme Spielberg, De Palma, Coppola), a essentiellement retenu de cette médaille celle du voyant. Il faut dire que Powell lui-même avait ouvert la voie avec son Voyeur. D’ailleurs, la totalité du cinéma de Powell, jusque dans les métamorphoses qui ont suivi la période dorée de sa collaboration avec Pressburger, interroge le spectateur sur sa position face au récit, notamment dans Le Voyeur, précisément, où Powell joue lui-même à l’écran le père d’un cinéaste assassin dont il nous montre les meurtres en caméra subjective. Du Voyeur de Powell et du cinéma de d'Hitchcock ont par exemple coulé, comme autant de rivières, trois façons différentes de filmer la violence : (1) par l’identification complète au héros où l’on joue sur l’empathie suscitée par le réalisateur avec le héros, (2) par la répulsion provoquée par une exaction d'un "méchant" montrée à l'écran où l’on attend alors une action vengeresse de la part du héros, et enfin (3) par une absence totale de point de vue où la multiplication des cadrages, le montage et le jeu sur la vitesse de défilement de l’image font de la violence un ballet esthétique. Il s’agit d’un autre sujet dont le développement n’a pas sa place ici, mais il méritait d'être au moins évoqué.
Pour en savoir plus sur les films de Michael Powell et Emeric Pressburger
Topic sur le forum et Chroniques dvd sur Dvdclassik :
49e parrallèle (1941) et sa "Chronique Classik"
Colonel Blimp (1943)
A Canterbury tale (1944) et sa "Chronique Classik"
Je sais où je vais (1945) et sa "Chronique Classik"
Le narcisse noir (1947) et sa "Chronique Classik"
La renarde (1950)
Le mouron rouge (1950)
Autobiographie de Michael Powell :
Une vie dans le cinéma (éditions Actes Sud/Institut Lumière)
Million Dollar Movie (éditions Actes Sud/Institut Lumière)
Editions dvd :
Les dvd édités par l'Institut Lumière fourmillent de bonus passionnants
Michael Powell et Emeric Pressburger
On raconte que l’anecdote suivante inspira à Hoffmann ses contes, écrits de 1808 à 1815 : Un fou regardait silencieusement couler un fleuve. Rompant le silence, il dit à son docteur : « Je me demande si je suis la chose qui est là-bas, dans le courant, ou bien si je suis la chose qui regarde couler le fleuve ». La rêverie qui préside aux romantismes allemand et anglais trouve dans cette anecdote un inépuisable éperon. Le rêveur romantique s’est beaucoup demandé au 19è siècle, lorsqu’il écrivait, se promenait, lisait, où il se trouvait vraiment. Son esprit se détachait-il de son corps par la pensée ? Voyageait-il à l’intérieur de ses rêves ? Sa vraie vie n’était-elle pas dans cet autre monde que lui tendaient ses rêves comme un miroir ? 170 ans plus tard, Michael Powell ouvrait son autobiographie, Une vie dans le cinéma, par ces mots : "Toute ma vie, j'ai aimé l'eau qui coule".
Michael Powell et Emeric Pressburger s’étaient baptisés « Les Archers », et n’étaient pas peu fiers de cette appellation choisie pour leur société de production et lancée à la face de l’industrie cinématographique anglaise. On peut y voir une triple référence : au moyen-âge d’abord, époque vers laquelle le romantisme anglais tournait ses regards, à l’Angleterre ensuite (via le poème de Conan Doyle intitulé La Chanson de l’Arc) souvent glorifié par ce même romantisme et enfin à l’idée si répandue chez les romantiques d’une équipe, d’un cénacle d’artistes, pouvant compter l’un sur l’autre à la vie à la mort, et prêts à défier tels des chevaliers échappés de légendes celtiques les conventions de leurs temps.
Ce seul nom d’ «Archers » suffirait à désigner Powell et Pressburger comme les enfants du romantisme anglais. Mais c’est avant tout leur œuvre qui d’outre-tombe parle pour eux. De 1943 (Colonel Blimp) à 1951 (Les Contes d’Hoffmann), Powell et Pressburger signèrent une extraordinaire série de films tous imprégnés de l’esprit du romantisme anglais, qui fut prodigue en grands poètes au 19è siècle (Coleridge, Shelley, Keats, Byron, etc...) mais en comparaison moins riche en grands auteurs de fiction (malgré Walter Scott) ou de théâtre. A plus d’un siècle de distance, Powell et Pressburger comblèrent miraculeusement ce vide relatif (tout du moins, furent des continuateurs du mouvement romantique, si caractéristique de l'esprit anglais) en apportant au cinéma un ton parfaitement original, qu'on pourrait qualifier d'intemporel mais qui semble aussi issu d’un lointain passé, pareil à un air frais longtemps conservé dans un vieux donjon et s’échappant soudain par une fenêtre ouverte.
Lorsque l’on regarde un film de Powell et Pressburger de cette époque, il arrive que l’on se demande si l’on est bien éveillé, comme si la poussière lumineuse que l’on croit parfois distinguer sur le tain de l’écran dans leurs films (pluie d’or, maquillage à la fois expressionniste et pointilliste, yeux brillants de folie ou de désir) était celle d’un « marchand de sable ». Cette impression de rêve est celle d’un rêve aérien. Deux facteurs essentiels contribuent à cette impression : d’abord, le soin apporté au décors de leurs films, peut-être hérité de l’émerveillement des romantiques redécouvrant et s’enivrant de la campagne anglaise, et ensuite, des cadrages qui s’ordonnent très souvent selon un axe vertical ou simplement surélevé.
Parce qu’ils sont si singuliers, et ont indirectement influencé de nombreux cinéastes contemporains, à commencer par ceux du Nouvel Hollywood (où les travellings ou plans vus du plafond ou du ciel sont légions, par exemple chez Coppola et De Palma), il faut évoquer en premier ces cadrages verticaux. La figure clef des prises de vue chez Powell et Pressburger, c’est la surélévation par rapport à l'image, la plongée (accompagnée de contre-plongées ou non). Maintes fois, dans Les Chaussons Rouges, Les Contes d’Hoffman et d’autres films, la caméra surplombe la scène, comme si elle était chaussée d’ailes. Elle fait ainsi écho aux nombreuses allusions au vol que l'on trouve dans certains poèmes de Shelley et Blake.
Voyez les images suivantes, prises parmi des dizaines d’autres occurences et tirées successivement des Chaussons Rouges, des Contes d’Hoffmann, de Colonel Blimp et du Narcisse Noir :
Ces plongées, intermédiaires, légères, voire quasi-verticales, nous donnent à voir les mondes cinématographiques de Powell et Pressburger d’en haut, comme si nous volions, comme si des ailes nous avaient poussé ou, des chaussons ailés au pied, nous marchions dans les airs. Et à mesure que ces scènes se déroulent, nous sommes pris d’un doux sentiment de roulis, de balancement aimable, renforcé par les strates successives typiques des plans souvent composites de Powell (s'agissant des images ci-dessus : voilage comme d'un papillon pour le plan des Chaussons Rouges, fondu enchainé pour le plan du duel de Colonel Blimp où la caméra s'envole et semble traverser le plafond de toile de la réalité, peinture sur verre suggérant le lointain pour le plan du Narcisse Noir) qui renforcent l’épaisseur du monde qui gît à nos pieds. Survient peu à peu cette étrange sensation que le monde que nous voyons à l’abri de nos ailes est familier, voire même, qu’il sort de nos propres rêves, ainsi qu’un auteur pouvant voir ses visions prendre forme devant lui, si bien que l'on en apprend parfois sur soi-même. Ce monde nous appartient autant que nous lui appartenons puisque nous y volons. De même que le thème du vol, le thème de l’appartenance réelle à un autre monde que celui de la réalité est récurrent dans le romantisme. Il tend à désigner le monde comme une scène de théâtre (l’idée est ancienne) oblitérant le véritable monde qui ne se dévoilerait que par le prisme de l’art, au cours de nos rêves aériens. Et il est vrai que dans tous les films de Powell et Pressburger de cette époque, même ceux qui n’ont pas directement comme cadre une scène comme Les Contes d’Hoffmann ou Les Chaussons Rouges, le spectateur a le sentiment que les évènements du film se déroulent à un moment ou à un autre sur une scène de théâtre.
Ces observations nous livrent immédiatement une grille de lecture possible de ces films : Le Colonel Blimp ordonne sa vie, qui court de la guerre des Boers à la seconde guerre mondiale, autour de la quête d’un amour perdu, comme si la vérité de la vie résidait pour lui dans le visage d’une femme morte passée dans l’autre monde ; Le Narcisse Noir montre des personnages en quête d’absolu, cherchant dans la nature, par la privation, le contrôle de soi, la méditation ou le dérèglement des sens, selon les cas, les traces de l’existence d’une autre réalité et s’efforçant de la servir au mieux ; A Canterbury Tale suit des personnages ne sachant pas encore quelle vie mener et recevant à la fin du film une sorte d’illumination à Canterbury, lieu de pèlerinage par excellence du moyen-âge anglais ; Je sais où je vais conte l’histoire de deux jeunes gens tombant amoureux l’un de l’autre, mais qui n’acceptent cet amour que lorsqu’il se nimbe d’une vieille légende familiale au détour d’une visite de château écossais. Les Chaussons Rouges mettent en scène une ballerine dont le destin tragique n’est pas sans ressemblance avec celui du personnage du conte d’Andersen qu’elle incarne. La totalité des Contes d’Hoffmann est comme une suite de rêves ou de réminiscences à l’intérieur d’un rêve. Dans Une question de vie ou de mort, un mort en sursis passe allègrement du monde des morts à celui des vivants. Ainsi, à chaque fois, les personnages de Powell et Pressburger cherchent la vérité de leur vie (et la trouvent ou non) dans un ailleurs, un monde rêvé. C’est cet ailleurs qui transforme les personnage. A cet aune, Powell, bien qu’il admirât Bunuel pour sa capacité à abolir les frontières dans ses films entre la réalité et le rêve, était bien davantage un héritier du romantisme qu’un surréaliste, mouvement qui l’attirait pourtant (il faut dire que certains poèmes romantiques, ainsi du Kubla Khan de Coleridge, sont des poèmes surréalistes avant l’heure). Mais, le surréalisme, qui entendait faire la synthèse de l’idéalisme philosophique allemand (tel qu'incarné par Hegel) et du romantisme, était autant un mouvement artistique que politique, qui prônait la transformation de la société, alors que Powell et Pressburger ne s’embarrassaient pas de considérations politiques. Chez eux, il n’y avait pas lieu de transformer la société ; c’était au contraire les personnages de leurs films qui étaient transformés par leurs rêves ou par cet ailleurs indéfini auquel leurs films faisaient allusion.
Si le monde est une scène, peut-on rapprocher l’art de Powell et Pressburger du théâtre ?
Dans un texte de 1951 intitulé Théâtre et Cinéma, André Bazin rappelle qu’une des principales différences entre le théâtre et le cinéma réside dans notre rapport avec les personnages. Le cinéma par ses gros plans, ses incitations sonores, sa progression dramatique, favorise l’identification avec un personnage, sous la forme d’une adhésion passive. Au théâtre, la présence physique simultanée sur scène de plusieurs personnages rend cette identification plus difficile, car le théâtre est avant tout affaire de situations dramatiques ou comiques, d’oppositions presque abstraites entre personnages sans que l’on prenne toujours parti. Les personnages de théâtre, dont on peine souvent à apercevoir les visages, et ce sont les visages qui parlent le mieux d’un être, sont comme dilués dans les situations (le mari, la femme, l’amant, etc…) qu’ils confrontent.
Rien de tel chez Powell, où chaque personnage tant soit peu important acquiert un caractère autonome. Ce n’est pas seulement dû aux qualités d’écriture de Pressburger capable de cerner ses personnages en quelques ligne de dialogues et d'en souligner les faiblesses et l'humanité avec une chaleureuse indulgence ; cela tient aussi pour une grande part à la manière dont ils sont filmés. Lorsque Powell cadre un personnage important en gros plan (et cela arrive souvent), sans rien omettre du maquillage de l’acteur ou l’actrice (ce qui confère parfois à leur visage une texture de masque), on a l’impression que ledit personnage se détache du fond du cadre, comme s’il ne lui appartenait, comme si le décors et le personnage se situaient sur des plans de réalité différents, ce qui est autre chose qu’un effet habituel de profondeur de champ ou de transparence. Avec Erwin Hillier, son directeur de la photographie sur les films en noir et blanc A Canterbury Tale et Je sais où je vais, il recourrait à une palette d’ombres expressionniste faisant ressortir les corps et les visages de l’obscurité. Avec Jack Cardiff, son directeur de la photographie sur les films en Technicolor Le Narcisse Noir et les Chaussons Rouges (et opérateur caméra sur Colonel Blimp), sans jamais renier sa palette expressionniste, il utilisait des filtres et parfois modulait individuellement les couleurs pour mieux faire rejaillir telle partie du cadre, tel costume coloré et plein d’aplomb, tel visage arrogant, telle ombre pesant comme un nuage sur un personnage, allant jusqu’à mélanger le noir et blanc et les couleurs sur Une Question de Vie ou de mort. Mais Powell était aussi un maître de la durée, qu’il étendait à sa guise, et de l’instant qu’il savait arrêter : pour suspendre le temps sur le visage d’un personnage et mieux peindre son expression, il lui arrivait souvent de ralentir légèrement la vitesse de défilement de l’image. Toutes ces déclinaisons, presque imperceptibles à l’écran, de l’arc-en-ciel et du temps, ne contribuent pas peu au sentiment de rêve que produisent ces films. En modelant tel un sculpteur des visages et des corps dans l’espace de ses films, il imprimait ses personnages sur notre rétine et notre cerveau.
Voici quelques gros plans, qui diront cela mieux que moi :
Incidemment, faut-il parler ici d’attitudes "théâtrales" ? Non, car le mot est trompeur. Bien que le terme « théâtral » soit utilisé parfois pour décrire une gestuelle ou une posture emphatique ou figée d’un acteur, il suggère improprement un rapprochement avec le théâtre alors que cette individualisation du visage ou du corps d’un personnage est propre au cinéma et est à l’opposé du théâtre, art de situation, qui dans sa conception moderne tend d’ailleurs de plus en plus vers un art abstrait. Si l'on devait choisir un adjectif pour qualifier les poses des personnages ci-dessus, ce devrait être "statuaire" ; ils apparaissent figés dans l'expression de leurs sentiments, comme le seraient des statues.
En outre, parce que les films de Powell et Pressburger sont des films-mondes, c’est-à-dire des films qui sont d’une telle cohérence formelle et thématique, jusque dans leurs moindres détails, que l’on croit que leur monde ou leur cadre précède l’histoire racontée, ils donnent le sentiment qu’il existe un vaste domaine derrière et à côté de l’écran, lequel ne serait alors qu’un « cache » pour reprendre le terme de Bazin dans l’article précité. Là aussi se révèle une différence significative avec le théâtre, qui n’est que l’écrin d’une scène aux dimensions limitées entièrement révélée aux spectateurs assis devant elle. Au contraire, le monde des films est d’une dimension infinie. Dans le tome 2 de son autobiographie, Million Dollar Movie, Powell dit que le cinéma, «c’est le mouvement ». C’est le contraire du théâtre, qui est statique par essence, car si les comédiens sur une scène bougent, nous n’avons évidemment jamais le sentiment de nous mouvoir avec eux, de voler au-dessus de la scène. Et Powell de tirer le meilleur parti de cette observation dans ces films, en multipliant les points de vue, les cadrages étonnants mettant en valeur ses décors ou la campagne anglaise, multipliant les points de fuites et les perspectives, qu’il filme des ciels rouges ou des palais, pour nous emmener plus loin dans les airs, plus haut dans le ciel de ses films, plus près du soleil où peut-être l’on se brûlera les ailes, où lui et son alter ego Pressburger se sont peut-être brûlés les ailes à force de voler trop haut (après 1951, ils continuèrent à travailler ensemble mais sans retrouver l'inspiration de leur période dorée).
Ces prouesses et ce sentiment de rêverie ne sont possibles et crédibles que parce que Powell attachait une importance fondamentale, maniaque, aux décors de ses films, qu’ils s’agisse de décors naturels comme ceux de Je sais où je vais et A canterbury tale, où des décors de studio fastueux et déformés, scintillants des couleurs farouches du cauchemars, du ballet des Chaussons Rouges et des Contes d’Hoffmann. On croit distinguer là deux facettes opposées du talent de Powell, l’une traduisant son attirance pour les brumes romantiques du Royaume-Uni, l’autre son intérêt pour l’avant-garde de l’art européen du 20e siècle et les ballets de Diaghilev. En réalité, les décors des films de Powell et Pressburger puisent là encore aux sources fécondes mais uniques du romantisme. Si comme Powell, sur les tournages de ses films, les romantiques anglais marchaient des kilomètres dans la campagne, il ne faut pas croire qu’ils ne faisaient que restituer ensuite ces images inchangées dans leurs poèmes. Pour Coleridge, l’imagination était la faculté de « déformer » les images fournies par les sens. Par là, il ouvrait déjà la voie aux poètes français maudits et aux surréalistes. Déjà dans Je sais où je vais, la malédiction de la famille de Torquil pèse comme une ombre sur les images expressionnistes de son château lorsqu’il le visite à la fin du film, et déforme les décors. Même les décors champêtres du Kent de A canterbury tale semblent parfois déformés du fait des cadrages audacieux de Powell par quelque chose, une présence, peut-être celle des souvenirs d’enfance de Powell qui y vécut, peut-être celle plus spirituelle qui se révèle à la fin du film dans la cathédrale de Canterbury. Dans d'autres films, la caméra de Powell franchit les portes de la nuit, et s’avance au cœur de décors peints sur verre et déformés jusqu’à l’obscur (par le génial directeur artistique/décorateur/costumier Hein Heckrot) : lors du ballet des Chaussons Rouges, la caméra pénètre à l'intérieur du ballet, repousse de scènes en scènes les frontières du monde visible, dont elle visite les coulisses et les enfers et qu’elle élargit jusqu’à l’infini, jusqu’au point de non retour pour la ballerine Vicki Page ; Le Narcisse Noir reconstitue entièrement l’Inde en studio ; la totalité des Hoffmann Tales se déroule en studio dans des décors de soieries tombantes, de pierres précieuses et de catafalques mordorés. Enfin, il n'est pas exclu que le monochromatisme et certains décors du ciel de Une question de vie ou de mort aient été influencés par certaines gravures et illustrations de William Blake, un des précurseurs du romantisme anglais. Le Colonel Blimp, mon film préféré du duo, est un cas à part et malgré ses décors somptueux, se distingue surtout par son extraordinaire qualité méditative et nostalgique.
Ces quelques commentaires introductifs, qui ne peuvent que gratter la surface d’un cinéma aussi riche et intéressant, montrent l’univers de Powell et Pressburger comme irréductible à toute tentative de qualification qui voudrait les rapprocher du théâtre. Ils sont uniques, indivisibles et rois en leur domaine. Ils sont Les Archers, et fiers de l’être. Et comme dans ces récits romantiques qu'ils aimaients mettre en scène, ils semblent frappés d'une malédiction : bien qu'ayant créé certains films qui comptent parmi les plus beaux de l'histoire du cinéma, ils restent peu connus du grand public, et ne se rappellent à nos bons souvenirs que lors de sorties dvd ou de festivals. C'est à croire qu'entretemps, leurs films sont happés par ce pays des songes qu'ils ont mis en scène et deviennent invisibles. Peut-être ne redeviennent-ils visibles que lorsque leurs muses et ses fantômes s'estiment rassasiés de visions et les restituent au grand jour. Alors conservons bien nos dvd de Powell et Pressburger, de peur qu'ils ne s'évanouissent par je ne sais quel enchantement, et pour ceux qui n'ont jamais eu la chance de voir leurs films, croyez-moi sur parole, et voyez-les avant qu'ils ne disparaissent à nouveau du monde visible. J'espère d'ailleurs que j'aurais donné envie, à ceux-là qui n'ont jamais vu de Powell et Pressburger et ont eu le courage de me lire jusqu'ici, d'en découvrir un ou deux.
Note sur la postérité de Powell :
Si le spectateur des films de Powell et Pressburger est un homme à la fois volant et voyant, le cinéma contemporain, et notamment le cinéma du Nouvel Hollywood (on pourrait parler des liens entre Powell et des cinéastes comme Spielberg, De Palma, Coppola), a essentiellement retenu de cette médaille celle du voyant. Il faut dire que Powell lui-même avait ouvert la voie avec son Voyeur. D’ailleurs, la totalité du cinéma de Powell, jusque dans les métamorphoses qui ont suivi la période dorée de sa collaboration avec Pressburger, interroge le spectateur sur sa position face au récit, notamment dans Le Voyeur, précisément, où Powell joue lui-même à l’écran le père d’un cinéaste assassin dont il nous montre les meurtres en caméra subjective. Du Voyeur de Powell et du cinéma de d'Hitchcock ont par exemple coulé, comme autant de rivières, trois façons différentes de filmer la violence : (1) par l’identification complète au héros où l’on joue sur l’empathie suscitée par le réalisateur avec le héros, (2) par la répulsion provoquée par une exaction d'un "méchant" montrée à l'écran où l’on attend alors une action vengeresse de la part du héros, et enfin (3) par une absence totale de point de vue où la multiplication des cadrages, le montage et le jeu sur la vitesse de défilement de l’image font de la violence un ballet esthétique. Il s’agit d’un autre sujet dont le développement n’a pas sa place ici, mais il méritait d'être au moins évoqué.
Pour en savoir plus sur les films de Michael Powell et Emeric Pressburger
Topic sur le forum et Chroniques dvd sur Dvdclassik :
49e parrallèle (1941) et sa "Chronique Classik"
Colonel Blimp (1943)
A Canterbury tale (1944) et sa "Chronique Classik"
Je sais où je vais (1945) et sa "Chronique Classik"
Le narcisse noir (1947) et sa "Chronique Classik"
La renarde (1950)
Le mouron rouge (1950)
Autobiographie de Michael Powell :
Une vie dans le cinéma (éditions Actes Sud/Institut Lumière)
Million Dollar Movie (éditions Actes Sud/Institut Lumière)
Editions dvd :
Les dvd édités par l'Institut Lumière fourmillent de bonus passionnants
Michael Powell et Emeric Pressburger